PSYCHIATRIE DU VAL DE LOIRE  

1er Juin 2002

XVIIème Journée de FONTEVRAUD

 

 

Enfermements : Entre Contrainte et Liberté

Professeur J.B. GARRE    

Isoler, s’isoler : le paradigme anorexique

Résumé
Texte intégral
Bibliographie

           Résumé

Isoler pour traiter, traiter par un isolement qui peut être modulé, d’une simple période d’observation à l’espacement ou à l’interdiction des visites, voire au retranchement total et à l’exclusion de tout contact avec le monde extérieur : la pratique de l’hospitalisation avec isolement et contrat de reprise pondérale constitue une modalité classique des traitements de l’anorexie mentale, qui est rarement remise en cause par les praticiens, quelles que soient par ailleurs leurs références doctrinales.

Le paradoxe est donc celui d’une affection qu’il est recommandé de traiter, entre autres modalités, par l’isolement, alors même que l’on a affaire à une maladie qui isole et crée le vide autour de la patiente, et qui est à juste titre réputée facteur de solitude à tous les plans et d’enfermement de soi sur soi, à l’instar de nombreuses pathologies mentales.

Si l’hospitalisation des anorexiques, quand elle s’avère nécessaire, est aujourd’hui conçue pour l’essentiel comme une rupture utile d’avec l’environnement familial et les proches et si l’isolement a cessé d’être pensé comme une clôture pour être réinventé et reformulé comme une ouverture possible vers d’autres investissements, l’un et l’autre restent inscrits dans une tradition théorique qui a traversé en particulier tout le XIXème siècle, où le dogme de l’isolement thérapeutique obéissait en psychiatrie à une triple nécessité : nécessité sécuritaire de protection de la société ; nécessité médicale de soustraire le patient aux influences pathogènes de son milieu ; nécessité, qui se dit proprement psychothérapique à la fin du siècle, de remaniement et de reconditionnement de la personnalité.

Les interprétations admissibles de l’efficacité thérapeutique de l’isolement des anorexiques, y compris et a fortiori s’il est contractualisé, restent toujours ouvertes, multiples, disparates et parfois contradictoires, reflets actuels d’enjeux anciens ou de débats oubliés, historiquement datés, divers et comme sédimentés dans une pratique qui, elle, reste monotone.

Faut-il privilégier, dans l’approche explicative, des mécanismes suggestifs, par la création quasi expérimentale d’une situation de dépendance ? Penser l’hospitalisation comme le support institutionnel d’un profitable processus régressif ? Mettre en exergue la confrontation à des limites contenantes qui ouvrent la possibilité d’une déflation du narcissisme et de l’omnipotence ? Y voir les effets positifs d’une référence commune à un contrat, qui fonctionne en position tierce entre soignants, patient et famille ? L’effet direct de l’éloignement d’un milieu conflictuel ou dépassé et de la soustraction à des interactions familiales délétères ? Ou la conséquence favorable d’une pure technique comportementale ? Offrir les ressources d’un retour sur soi, d’un remaniement psychodynamique et d’une mise en paroles de la problématique dépendance/indépendance, et permettre conjointement un sevrage des conduites de jeûne, la mise en œuvre d’une restructuration alimentaire et un travail sur l’image du corps autorisent-ils des changements positifs ? Ou bien encore faut-il penser que tous ces facteurs cumulent et interfèrent ?

Pour mieux comprendre cette pratique singulière et paradoxale, nous proposons d’essayer d’en dégager la généalogie, en nous reportant à l’entrée de l’anorexie dans l’univers médical, puisque l’on peut décider assez précisément de cet acte de naissance des anorexiques au discours médical : de manière presque simultanée sous la Troisième République en France avec Charles Lasègue et sous la reine Victoria en Angleterre avec William Gull, la dogmatisation de l’isolement thérapeutique des anorexiques revenant à l’illustre Charcot.

En amont même de cette histoire, nous souhaiterions interroger la préhistoire de l’anorexie, en particulier ses nombreuses versions mystiques et religieuses, si bien décrites par Rudolf Bell. Depuis les origines de la vie monastique et conventuelle et dans pratiquement toutes les religions, l’ascétisme de la nourriture peut en effet être appréhendé comme un puissant moteur de la vie spirituelle : une mortification bien conduite du corps peut définir une voie d’accès à Dieu. Mourir à soi et au monde ouvre la chance d’un enfermement heureux, d’une prison consentie, d’une claustration ardemment désirée, d’un dépouillement voulu dans le silence et l’exil, chaque épreuve afflictive s’ordonnant à la recherche d’un bénéfice pour l’âme.

La médicalisation, dans le dernier quart du XIXème siècle, de l’anorexie et le corollaire thérapeutique qui s’en est immédiatement déduit sous la forme d’un isolement curatif, peuvent sans doute être lus dans l’élément contemporain du traitement moral : « …l’isolement, c’est-à-dire le traitement moral» (Charcot), ainsi qu’ à la lumière de l’homogénéité de principe qui est postulée entre affection et remède : à maladie psychique, traitement psychique par suggestion, persuasion, isolement, psychothérapie. Mais ne se proposent-ils pas à leur insu comme la relève laïcisée et la version les protéger d’eux-mêmes, se défend contre les pouvoirs subversifs d’une déformée d’anciennes spiritualités de l’anéantissement et de l’effacement ?

 


TEXTE INTEGRAL

            Mon propos est de réfléchir avec vous sur les notions d’enfermement et d’isolement à partir d’une pathologie donnée, l’anorexie mentale. On peut bien admettre en effet que la maladie en général enferme, isole, coupe du monde, à tout le moins rétrécit le milieu du sujet, ses capacités d’initiative et ses latitudes d’intervention. Tomber malade, c’est tomber dans une forme d’enfermement, surtout s’il s’agit d’une pathologie grave, chronique, douloureuse ou invalidante.

            Parmi les maladies, les maladies mentales en particulier isolent et enferment singulièrement, les sujets s’emmurant et s’isolant d’eux-mêmes comme des autres, reclus d’une bastille interne que notre lexique sémiologique sait évoquer en vocables nombreux et suggestifs : isolement, repli, retrait, retraite intérieure, coupure, fermeture, négativisme, autisme, détachement affectif, déficit relationnel…

            Parmi les pathologies mentales, l’anorexie mentale est prototypique de ces pathologies de l’enfermement et de l’auto-incarcération, décrites par les patientes elles-mêmes comme un piège où elles tombent, une pente qui s’impose à elles et où elles s’enferment :

-         dans une dépendance au jeûne sur un mode toxicomaniaque,

-         dans un système de normes rigides, exigeantes, conformistes et dans un perfectionnisme épuisant,

-         dans une véritable dépendance narcissique à un idéal inaccessible,

-         dans un hyper-investissement autarcique du corps qui ne laisse plus de place à l’échange [11, 43, 45, 48].

 

Plus ou moins rapidement, l’entourage, après être passé par toute la gamme des contre-attitudes, va se lasser et la patiente faire le vide autour d’elle. Après tout, Hilde Bruch parlait à juste titre de « cage dorée » [8], construite par les patientes elles-mêmes, pour désigner cette auto-incarcération ou cet auto-enfouissement dans la maladie anorexique.

 

Ce que Michel Laxenaire appelle une « mystique de l’hyper-contrôle de soi et d’autrui » [49] débouche sur ce paradoxe de vouloir se libérer du corps et de ses pesanteurs haïssables, mais par une contrainte extrême, une loi de fer, proche de l’ascèse et de la mortification. L’anorexique choisit de s’évader du corps mais c’est pour se capter et s’emprisonner dans un angélisme ascétique quasiment extra-terrestre, si l’on peut s’en rapporter à ce que l’astronome Camille Flammarion, dans un roman d’anticipation fin de siècle, nous apprend de la vie des femmes de la planète Mars  qui ne s’alimentent pas, par souci de pureté, et qui vivent « de l’air de nos printemps » et « des parfums de nos fleurs » (Uranie, 1891).

 

De plus, si nous mangeons, ce n’est pas seulement pour nous nourrir, mais aussi pour échanger [21, 24, 80, 81], dans une convivialité festive, pour parler ou recevoir une parole, suivant le modèle de la Cène qui représente dans notre Occident chrétien la première Table. Refuser la nourriture, c’est aussi refuser l’échange, la co-présence, la communication, c’est choisir de s’absenter. L’anorexique qui dit non, refuse et se refuse [63]. Elle est celle qui ne renonce pas à son refus, mais aussi celle qui ne partage pas.

 

 

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            Or, vis-à-vis de cette pathologie, il existe un consensus classique qui tend à proposer la pratique de l’hospitalisation avec isolement et contrat de reprise pondérale comme la modalité la plus habituelle du traitement, -pratique jamais remise en cause par les praticiens, quels que soient par ailleurs leurs références ou leurs horizons doctrinaux.

 

            Le paradoxe est donc celui d’une affection qui isole et que l’on va traiter par l’isolement, d’une maladie qu’il est recommandé de traiter, entre autres modalités, par l’isolement alors même que l’on a affaire à une maladie qui est réputée à juste titre facteur de solitude à tous les plans, d’esseulement et d’enfermement de soi sur soi, - cas probablement unique dans l’histoire pourtant pittoresque des traitements psychiatriques [19, 53, 62].

 

            Nous ne craignons pas d’affirmer que tous les auteurs reconnaissent l’efficacité de l’isolement, même si la plupart le conçoivent comme un traitement transitoire et symptomatique, qui ne saurait constituer un traitement unique et qui nécessite d’autres mesures thérapeutiques, et même si la décision et les modalités d’hospitalisation sont modulables en fonction de nombreux paramètres comme l’âge, la gravité de la perte pondérale, la durée de la maladie, la qualité de la configuration familiale et peut-être plus que tout, l’expérience en matière de prise en charge des troubles du comportement alimentaire de la structure hospitalière à laquelle s’adresse le prescripteur.

 

            Et pourtant, si l’isolement contractualisé est devenu le dénominateur commun des prises en charge de l’anorexie mentale, cette pratique suscite très peu de recherches cliniques évaluatives de son efficacité dans le moyen ou le long terme. Bien plus, si l’on se réfère aux recommandations professionnelles dont nous pouvons disposer en matière de pratique de l’isolement, qu’il s’agisse des recommandations émises par l’American Psychiatric Association [2] ou de l’audit clinique diligenté par l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé à propos de l’utilisation des chambres d’isolement en psychiatrie [1], aucun chapitre ne concerne l’anorexie mentale, les principales indications cliniques retenues se rapportant au délire, à l’agitation, au risque suicidaire, à la dangerosité comportementale ou à l’angoisse incontrôlable. Tout se passe comme s’il existait là une sorte de point aveugle de nos pratiques.

 

 

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            Essayons de lister les objectifs communs de l’isolement thérapeutique, tels qu’un examen de la littérature sur l’anorexie peut les dégager.

 

            Il pourrait s’agir de :

 

¨      corriger au plan médical les effets les plus graves de la malnutrition ou de la dénutrition, mesures parfois qualifiées de sauvetage en cas de cachexie ou de déséquilibre hydro-électrolytique susceptible de mettre en jeu le pronostic vital ;

 

¨      rééduquer au plan diététique, par un encadrement portant sur le nombre, la qualité et la quantité des prises alimentaires. En principe, il ne saurait plus s’agir aujourd’hui de gavage ou de réalimentation forcée, mais d’un réapprentissage avec restructuration du temps et de l’espace, particulièrement intéressant dans les syndromes de chaos alimentaire [59], où la patiente a perdu tout repère quant à la quantité, au volume et au rythme des prises alimentaires ;

 

¨      essayer de briser la « maladie de la faim » [8], c’est-à-dire l’auto-entretien et l’auto-renforcement des conduites de jeûne induits par les effets psychologiques mêmes du jeûne, donc lutter contre les effets négatifs propres à l’inanition [51] ;

 

¨      permettre la mise en route d’une chimiothérapie psychotrope si nécessaire [68].

 

La codification de ces différents objectifs purement symptomatiques s’effectue sous la forme classique d’un contrat de poids avec un isolement qui peut être modulable ou abrupt, en général négocié au préalable, sauf en cas d’urgence vitale, entre la patiente, son entourage familial et l’équipe soignante.

 

Ces objectifs ne visent qu’au traitement du symptôme, c’est-à-dire à traiter le trouble du comportement alimentaire. Mais ce traitement symptomatique ne se conçoit pas sans d’autres mesures qui visent classiquement la personnalité de la patiente et son entourage familial.

 

v     La personnalité : l’objectif serait de permettre un abord et une évaluation du fonctionnement psychique et de la personnalité, ouvrant la possibilité d’approches psychothérapiques, qu’il s’agisse de thérapies cognitives, comportementales, à médiation corporelle centrées sur l’image du corps ou à référence psychanalytique.

 

v     La famille : l’objectif serait de s’intéresser aux interactions familiales, dans le but de clarifier et de mettre à plat d’éventuels dysfonctionnements intra-familiaux, que ces derniers soient facteurs ou conséquences du trouble anorexique. Cette approche familiale ouvre la possibilité ultérieure de consultations parentales, de groupes de parents d’anorexiques ou de véritables thérapies familiales structurées.

 

 

Contentons-nous pour l’instant de deux remarques sur ces objectifs classiquement reçus :

 

1°) la réalisation de certains d’entre eux, comme par exemple les mesures médicales, n’implique pas de toute évidence ou de toute nécessité la séparation et l’isolement.

 

2°) On ne voit pas pourquoi, au nom de l’empirisme du ça marche, même si on ne sait pas pourquoi, la médecine et les médecins se priveraient de cette pratique.

 

 

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            Nous ne savons peut-être pas pourquoi ça marche, mais nous disposons cependant d’un certain nombre d’hypothèses sur le mécanisme d’action et l’efficacité de cette thérapeutique. Nous pouvons en mentionner quelques-unes, dont la liste complète concentrerait presque une histoire des principaux courants de pensée en psychopathologie et en psychiatrie.

 

            1 – Par référence à une lecture de l’anorexie qui privilégierait la référence à l’hystérie [74], le ressort de l’efficacité de l’isolement serait de l’ordre de la suggestion, d’une sorte de régression dirigée ou encore d’un investissement transférentiel du thérapeute, qui établirait un lien spécial, analogue à celui qui se créerait avec un hypnotiseur qui « prendrait la place des parents », suivant l’expression de Ferenczi [22]. Les considérations de Freud sur l’efficace du rapport de suggestion hypnotique, reprises dans Psychologie collective et analyse du Moi [27], seraient transposables à l’isolement thérapeutique de l’anorexique : « Le malade est invité à supprimer tout entourage à l’exception de l’hypnotiseur qui existe seul. Et c’est ce lien spécial qui agit dans le traitement de l’hystérie. »

 

            2 – Une tout autre hypothèse, émise dans le cadre d’une conception addictologique de l’anorexie, mettrait l’accent sur la dimension de sevrage. L’isolement curatif représenterait par quelque côté la réalisation de l’équivalent d’une cure de désintoxication vis-à-vis des effets délétères d’une dépendance au jeûne [8, 39, 82].

 

            3 – Une hypothèse plus fruste se contenterait de rapporter les effets positifs de l’isolement à une pure et simple rééducation/reconditionnement dans le cadre d’un régime d’hospitalisation alternant sanction et récompense.

 

          4 – Une hypothèse plus nuancée [11, 44, 45] soulignerait le bienfait psychodynamique de la mise en place de limites contenantes et actives :

 

-         vis-à-vis de l’hyperactivité psychomotrice,

-         vis-à-vis du fantasme mégalomaniaque de puissance absolue et l’omnipotence narcissique,

-         vis-à-vis de l’hypertrophie de l’Idéal du Moi.

 

5 – Les mêmes tenants de cette dernière approche explicative souligneraient probablement la valeur structurante du cadre contractuel, source de sécurité et de réassurance, l’instauration symbolique d’un règlement permettant de dépasser la relation imaginaire. La référence à une loi tierce serait particulièrement utile, même et surtout si elle doit être transgressée, puisque ce serait à partir de ces transgressions que l’anorexique pourrait se constituer comme sujet désirant.

 

6 – Parfois, l’hospitalisation autorise la mise en place d’une chimiothérapie dont l’efficacité a pu être évaluée différemment suivant les époques. En matière de médicaments de l’anorexie, tout a été essayé : psychotropes et non psychotropes. Pour les chimiothérapies psychotropes, si la référence dans les années 1960 était aux neuroleptiques [68, 77], elle est depuis deux décennies aux antidépresseurs (et plus anciennement à la sismothérapie), suggérant là encore un changement d’élément psychopathologique dans l’intelligibilité du phénomène anorexique : de la psychose mono-symptomatique à l’équivalent dépressif ou au trouble addictif.

 

En fait, la plupart des auteurs estiment que ce n’est pas la réclusion par isolement en elle-même, mais la séparation d’avec la famille, qui entraînerait l’abandon du refus alimentaire, l’entrée à l’hôpital étant, suivant la remarque pertinente de C. Eliacheff-Nassif [18], reformulée et repensée en termes de sortie ou de soustraction à un milieu pathogène. Cette entrée/sortie autoriserait alors, à la faveur d’un retour sur soi, une mise en paroles des problématiques dépendance/indépendance, fusion/défusion, hétéronomie/autonomie, continuité/discontinuité.

 

Contentons-nous pour l’instant de souligner le contraste entre :

 

v     la richesse et la diversité, sinon la disparate, des interprétations et des hypothèses psychopathologiques qui sont parfois par ailleurs associées,

 

v     d’autre part, le caractère monomorphe, monotone et univoque de la réponse thérapeutique, même si les contrats d’isolement en fonction des équipes et de leur expérience peuvent varier en souplesse ou en rigidité,

 

v     et, bien sûr, la persistance de l’énigme anorexique.

 

 

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            Pour mieux comprendre cette pratique singulière et paradoxale de l’isolement appliqué à l’anorexie mentale, il peut être fructueux d’essayer d’en dégager, au moins partiellement, la généalogie [10, 37, 75, 76], en nous reportant à l’entrée de l’anorexie dans l’univers médical, puisqu’il est possible de dater assez précisément l’acte de naissance des anorexiques au discours médical, qui se produit de manière simultanée :

 

-         en France sous la IIIème République, avec Charles Lasègue (1816-1883), titulaire de la chaire de clinique médicale à la Faculté de Médecine de Paris [46, 73],

 

-         et en Angleterre avec William Gull (1816-1890), président de la Clinical Society of London, médecin du prince de Galles et physician in ordinary de la reine Victoria [32, 33].

 

Lasègue en particulier rédige en 1873, à partir de 8 observations, un travail clinique remarquable, qui n’a pas pris une ride,  De l’anorexie hystérique. Son propos initial est de dégager une régularité en matière d’hystérie, de systématiser un type de maladie hystérique et d’en décrire, à propos de l’anorexie, une variété, une forme de sous-ensemble : une hystérie à expression digestive, par comparaison avec d’autres fragments cliniques de l’hystérie qu’il a déjà précédemment décrits comme la toux hystérique, l’aphonie ou la paraplégie hystériques. Il se heurte alors à l’impasse d’une démarche purement médicale, qui ne procéderait que par fragmentation comportementale et individualisation de formes cliniques incomplètes, partielles, atypiques ou frustes dans leur écart différentiel par rapport à une forme complète, typique et idéale. Mais que serait la forme clinique complète, régulière et pure de l’hystérie, sinon une véritable création tératologique ? En fait, Lasègue se rend compte rapidement que ce qui vient compléter le tableau, ce n’est plus la sommation de divers fragments cliniques, mais bien le partenaire, mais bien l’entourage familial ou médical, mais bien le socius, c’est-à-dire l’intersubjectivité : « Qu’on ne s’étonne pas de me voir, contrairement à nos habitudes, mettre toujours en parallèle l’état morbide de l’hystérique et les préoccupations de son entourage. Ces deux termes sont solidaires et on aurait une notion erronée de la maladie en bornant l’examen à la malade. Du moment qu’il intervient un élément moral dont l’existence est ici hors de doute, le milieu où vit la malade exerce une influence qu’il serait également regrettable d’omettre ou de méconnaître. »

 

 A côté de l’importance et du poids accordés à l’entourage, deux autres éléments assurent la modernité du travail sémiologique de Lasègue. D’une part, les connexions possibles entre anorexie et dépression [28]: « Dans une seule circonstance, chez une femme mariée, hystérique de longue date et âgée de 30 ans, quand survint l’anorexie, j’ai assisté à la transformation dont je viens de parler. La répugnance à la nourriture s’était produite à la suite de chagrins plus imaginaires que réels, mais profondément ressentis, et mon soupçon avait été d’abord qu’il s’agissait d’une tentative dissimulée de suicide. » D’autre part, le rôle du médecin, auquel il lance un solennel avertissement : « Malheur au médecin qui, méconnaissant le péril, traite de fantaisie sans portée, comme sans durée, cette obstination dont il espère avoir raison par des médicaments, des conseils amicaux ou par la ressource encore plus défectueuse de l’intimidation. Avec l’hystérique, une première faute médicale n’est jamais réparable. »

 

Mais à aucun moment et contrairement à une légende tenace [18, 63], on ne trouve chez Lasègue, comme d’ailleurs chez Gull, la préconisation d’une méthode de traitement par l’isolement. Certes, en pratique, Lasègue énonce davantage ce qu’il ne faut pas faire que ce qu’il convient d’entreprendre : il conseille au médecin une attitude de prudence, d’observation et d’écoute ; l’anorexie n’est pas un caprice, mais une maladie sérieuse ; il faut chercher à l’écouter ; il convient au médecin de se tenir en réserve jusqu’au moment le plus propice. Nulle part, il n’est question d’enfermer et d’isoler.

 

 

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            Il faut donc chercher ailleurs l’origine de l’isolement, que l’on peut imputer sans risque de se tromper – puisqu’il en a lui-même revendiqué avec insistance la priorité − à l’illustre Charcot. La leçon clinique du 6 février 1885 intitulée « De l’isolement dans le traitement de l’hystérie » [14] fonde en effet la dogmatisation de l’isolement comme méthode thérapeutique. Il vaut la peine de relire quelques-unes de ces fortes pages d’anthologie. La situation est la suivante : Charcot reçoit une jeune anorexique âgée de 14 ans avec ses parents venus d’Angoulême. L’état clinique de cette jeune anorexique, « arrivée au dernier degré de l’étisie et du marasme » est dramatique, Charcot décrivant l’adolescente dans un état quasiment pré-agonique. Il se met lui-même en scène dans cette circonstance exceptionnelle : « Je pris les parents à part et, après leur avoir adressé une rude remontrance, je leur dis qu’il ne nous restait, à mon avis, qu’une seule chance de succès ; c’était qu’ils s’éloignassent ou parussent s’éloigner au plus vite, ce qui revenait au même. Ils diraient à leur enfant qu’ils étaient obligés pour une cause quelconque de repartir immédiatement pour Angoulême ; ils m’accuseraient moi, le médecin, de leur départ ; peu importait d’ailleurs pourvu que la jeune fille fût persuadée qu’ils étaient partis ; et cela, immédiatement.

Leur consentement fut difficile à obtenir, malgré toutes mes remontrances. Le père surtout ne pouvait pas comprendre qu’un médecin pût exiger qu’un père s’éloignât de son enfant au moment du danger. La mère en disait autant. Mais la conviction m’animait, je fus peut-être éloquent, car la mère céda d’abord et le père la suivit en maugréant et n’ayant, je crois, qu’une faible confiance dans le succès. »

 

Une fois l’isolement constitué, ses résultats sont rapides et « merveilleux » : « Le soir même, malgré sa répugnance, elle consentit à prendre la moitié d’un petit biscuit trempé dans du vin. Les jours suivants, elle prit un peu de lait, de vin, de bouillon, un peu de viande : l’alimentation se faisait, progressive, mais lente. »

 

En un mois, la patiente est sur pied et ses forces revenues. Charcot interroge alors la jeune fille sur les raisons de cette guérison rapide : « Ce fut alors que la fillette, interrogée par moi, me fit la confidence que voici : “ Tant que papa et maman ne m’ont pas quittée, en d’autres termes, tant que vous n’avez pas triomphé – car je savais que vous vouliez me faire enfermer, − j’ai cru que ma maladie n’était pas sérieuse, et, comme j’avais horreur de manger, je ne mangeai pas. Quand j’ai vu que vous étiez le maître, j’ai eu peur, et, malgré ma répugnance, j’ai essayé de manger et cela est venu peu à peu. ” Je remerciai l’enfant de sa confidence qui, comme vous le comprenez, contenait tout un enseignement. »

 

Et Charcot de poursuivre : « Il y a près de quinze ans que je suis fermement attaché à cette doctrine [l’influence favorable de l’isolement], et, tout ce que j’ai vu depuis quinze ans, tout ce que je vois journellement, ne fait que me confirmer de plus en plus dans mon opinion. Oui, il faut séparer les enfants, les adultes, de leur père et de leur mère dont l’influence, l’expérience le démontre, est particulièrement pernicieuse. L’expérience, je le répète, le démontre absolument, bien que la raison n’en soit pas toujours facile à donner, surtout aux mères qui ne veulent rien entendre et ne cèdent en général qu’à la dernière extrémité. »

 

Tous les cliniciens, aliénistes et neurologues, vont s’inscrire dans cette tradition, répétant à l’envie le dogme, comme par exemple Paul Sollier qui écrit en 1914 dans L’Hystérie et son traitement  [71]: « On peut sans crainte affirmer que le plus grand obstacle à la guérison d’une hystérique vient de la famille et principalement de sa mère. (…) Le médecin ne doit donc pas oublier ce point capital quand il a à se prononcer sur le traitement  à faire suivre à une hystérique, c’est que son principal ennemi est la famille et particulièrement l’un des parents, le plus nerveux et le plus faible devant toutes ses exigences. »

 

            L’isolement, tel qu’il est conçu et pratiqué par Charcot, nécessite d’hospitaliser les patients dans des maisons de santé, convenablement aménagées, où  les malades sont placés « sous la direction de personnes compétentes et expérimentées : ce sont habituellement des religieuses devenues par une longue pratique généralement très expertes dans le maniement de ce genre de malades. Une main bienveillante mais ferme, beaucoup de calme et de patience sont ici des conditions indispensables. Les parents sont systématiquement éloignés jusqu’au jour où, une notable amélioration s’étant montrée, on permet au malade, à titre de récompense, de les voir, d’abord à intervalles éloignés,  puis de plus en plus rapprochés, à mesure que la guérison s’accentue. Le temps et l’hydrothérapie, sans compter la médication intérieure, font le reste. »

 

En filigrane de cette évocation d’un établissement « pour nerveux », encadré et dirigé par des mains religieuses, se découpe un isomorphisme souvent relevé entre la vie quotidienne dans une maison de santé ou un asile d’aliénés au XIXème siècle et la vie quotidienne dans un couvent [4], ne serait-ce qu’au regard de l’ordre et de la régularité qui président dans les deux cas au déroulement des jours, ici instrument de perfectionnement spirituel de soi, et là, remède aux désordres des esprits et aux troubles des comportements.

 

Placé sous la haute autorité de l’illustre Charcot, l’isolement va rester cet élément constant de l’arsenal thérapeutique que nous connaissons. Il sera entre-temps relayé par de nombreux cliniciens comme Camus, Pagniez, Janet, Pitres, Sollier, Déjerine ou Gauckler [13, 17, 40, 41, 42, 70, 71]. Ces derniers énoncent ainsi en 1911,  dans Les manifestations fonctionnelles des psychonévroses. Leur traitement par la psychothérapie, en reprenant le célèbre dogme trinitaire de Weir Mitchell, les prémisses indispensables à tout traitement possible des psychonévroses : l’isolement doit être associé à un repos, en général absolu, ainsi qu’à une suralimentation, en général par régime lacté. Si les auteurs concèdent que l’isolement n’est pas un but en soi, mais ne représente qu’un moyen et si dans la pratique, ses degrés peuvent varier, d’une simple observation à l’espacement ou à l’interdiction des visites, voire au retranchement total et à l’exclusion de tout contact avec le monde extérieur, il constitue une thérapeutique de choix à appliquer en première intention vis-à-vis de l’anorexie mentale : « Aussi bien quand on se trouve en présence d’un malade extrêmement amaigri, que son anorexie soit primitive ou secondaire, avant toute espèce de traitement psychothérapique, il faut d’extrême urgence isoler le malade et l’alimenter.

Nous n’hésitons pas à affirmer que le traitement de l’anorexie mentale est impossible dans le milieu familial et que le tenter c’est courir à un échec certain dans la mort même du malade peut être l’expression. (…). L’isolement doit donc toujours être pratiqué et cet isolement sera claustral. Le désir d’en raccourcir la durée sera parfois suffisant pour que le malade consente rapidement à s’alimenter. » [17]

 

Deux remarques nous sont suggérées par ces considérations sur la naissance de l’isolement comme méthode thérapeutique :

 

1°) Charcot dit à juste titre : « … l’isolement, c’est-à-dire le traitement moral » [14]  et il est vrai que l’isolement a été très tôt, dès la naissance de la psychiatrie, dès Pinel et dès Esquirol, conceptualisé comme une condition sine qua non du traitement moral. Relisons par exemple Esquirol [20] : « Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales ». « Soustrait à l’influence des choses et des personnes au milieu desquelles il vivait, l’aliéné éprouve dès le premier instant un étonnement subit qui déconcerte son délire et livre son intelligence à la direction que vont lui donner des impressions nouvelles (…) Le premier effet de l’isolement est de produire des sensations nouvelles, à l’occasion d’objets nouveaux, de rompre la série d’idées dont l’aliéné ne pouvait sortir. » Ou encore Georget qui écrit en 1820 [31]: « Séparer les aliénés des objets qui les entourent, les retirer des mains de leurs parents ou amis, est la première condition, une condition à peu près indispensable pour les guérir, et à très peu d’exceptions près, on peut dire qu’ils ne recouvrent point la santé chez eux. » La perspective du traitement moral, même si nous savons qu’il était destiné à échouer, n’était cependant pas ou plus de justifier l’isolement par la seule nécessité sécuritaire de protection de la société, mais de soustraire le patient aux influences présumées pathogènes de son milieu, c’est-à-dire d’isoler pour traiter et guérir [57].  En ce sens, Charcot est fondé à se situer dans le fil de cette tradition aliéniste.

 

Là où il innove, en consacrant pour des lustres la fortune d’innombrables maisons de repos et de santé, dont l’histoire reste à écrire [54], c’est quand il reprend cette vieille tradition de l’isolement pour l’appliquer non plus à la folie, à l’aliénation mentale, mais aux maladies nerveuses et aux psychonévroses fin de siècle, hystérie, neurasthénie, anorexie mentale [30]. Second souffle, pourrait-on dire, d’une vieille méthode thérapeutique.

 

2°) L’isolement est un traitement homogène à la nature du trouble, anorexique ou psychonévrotique,  qu’il se propose de traiter. A maladie psychique, traitement psychique : par suggestion, hypnose, persuasion, isolement, psychothérapie. L’isolement est donc une psychothérapie et c’est peut-être la première des psychothérapies [19]. Et parce que l’isolement est une psychothérapie, il signe, quand il est efficace, la psychogenèse du trouble.

 

La médicalisation, dans le dernier quart du XIXème siècle, de l’anorexie peut donc être lue dans l’élément d’un traitement moral revivifié. Elle s’est par ailleurs immédiatement accompagnée d’un corollaire thérapeutique qui s’en est déduit sous la forme d’un isolement curatif. Comme le résume C. Eliacheff-Nassif [18]: dès que l’anorexie a été isolée en tant quantité clinique (œuvre de Charles Lasègue), l’anorexique, elle, a été traitée par l’isolement (œuvre de Jean-Martin Charcot).

 

 

*

*    *

 

 

            Mais si nous décidions de porter notre regard plus haut encore [7, 12, 37], nous pourrions apercevoir toute une proto-histoire de l’anorexie et de l’isolement, témoignant que les conduites anorexiques ont pu historiquement s’inscrire dans d’anciennes spiritualités de l’ascétisme, de l’anéantissement et de l’effacement dont l’approche médicale que nous connaissons seule, assure une relève laïcisée.

 

            Sur ce chemin, et si nous décidions de l’emprunter, nous pourrions rencontrer de grandes saintes médiévales comme Claire d’Assise au XIIIème siècle, Catherine de Sienne, qui au XIVème ne se nourrit que de l’Eucharistie ou Sainte Lydwine de Schiedam qui, si l’on en croit J.K. Huysmans, jeûne 33 ans au XIVème siècle, ne se nourrissant que d’eau, ou encore toutes les pucelles prodiges de la Renaissance rhéno-flamande [6, 35, 63].

 

            L’étude de l’anorexie devrait sans doute ne pas négliger une histoire du jeûne,  conçu comme un phénomène culturel total et qui peut engager à la fois ou successivement : une prescription diététique, des rites initiatiques, un travail de deuil, un système de tabous religieux ou de procédures magiques, ou encore un acte pénitentiel.

 

            Sur le même parcours, nous pourrions également rencontrer de grandes figures spirituelles de l’âge classique prônant, en conformité avec la doctrine de l’anéantissement qui se trouve par exemple exprimée chez Pierre de Bérulle, la mort intérieure, le refus du monde et de toute vie personnelle dans un anéantissement et une dépossession de soi ainsi que dans une mortification des sens, du corps et de l’esprit qui seuls peuvent définir une voie d’accès à Dieu. Devenir un cadavre, se retrancher pour mieux se concentrer en Dieu : tel est par exemple l’idéal au XVIIème siècle de Sainte Véronique Giulani qui décide de ne se nourrir que de cinq pépins d’orange par jour, en souvenir des cinq plaies du Christ [6].

 

            Que l’ascétisme de la nourriture et le jeûne sacré puissent être appréhendés comme de puissants moteurs de la vie spirituelle [12], c’est ce que démontre surabondamment la vie édifiante de Louise de Bellère du Tronchay (née en Anjou en 1639, décédée à Parthenay en 1694), telle qu’elle est relatée par son confesseur, le Père jésuite Jean Maillard [52].  Tant « elle aimait le mépris, les croix et l’obscurité », tant elle était « insatiable d’abjections », elle mit un soin actif à une pratique rigoriste et extrême de la mortification, ne dormant plus, jeûnant sans cesse, se laissant accuser injustement, léchant les ulcères des malades, pour s’oublier et s’abîmer dans le sein de Dieu, prenant comme nom de religion le nom qui dit tout, de Louise du Néant. Sa trajectoire est également illustrative de la naissance à l’âge classique du dispositif de l’hôpital général, puisqu’elle s’y trouve prise à l’occasion d’un épisode vraisemblablement psychotique, où elle se trouve renfermée à la Salpêtrière.

 

La désignation de son corps par Louise du Néant dans ses Lettres [52] laisse parler cette haine de la corporéité, ce mépris et cette négation de soi qui animent l’idéal ascétique de dépouillement, d’abnégation et de dénuement : « ma nature », « ma bête », « la vilaine chienne », « la du Néant », « la méchante Louise », « frère l’âne », « la charogne de ce misérable corps », « cette vilaine bête »…Travaillant incessamment à s’oublier, elle tend vers un idéal d’anonymie, ne souffrant pas qu’on puisse la nommer. De même, elle demande à ses confesseurs et directeurs de conscience de brûler ses lettres, dans le souci de ne pas laisser de traces d’elle-même. Avec la grâce de Dieu, elle a, dit-elle, « entrepris de mourir à tout le créé » : plus elle sera « rebutée et rejetée de tout le monde », plus elle sera proche de Dieu.

 

            Louise du Néant devient progressivement Sœur Louise la Pauvre et pour finir Louise servante des Pauvres, consacrant le Triomphe de la Pauvreté et des Humiliations. Son avidité insatiable pour les souffrances n’est pas sans rappeler certains ascétismes contemporains, devenus activistes et mis au service des déshérités, des classes laborieuses             ou des exclus du  Quart Monde, comme par exemple celui de Simone Weil [63] qui se laisse périr de faim à l’âge de 34 ans en 1943, animée, dit Georges Bataille, qui l’a bien connue, au point d’en faire le personnage d’un de ses romans, Le Bleu du ciel, par « une merveilleuse volonté d’inanité ».

 

La Pesanteur et la Grâce [79], dont le titre rassemble et résume les enjeux de l’anorexie, nous délivre les vérités terribles de l’ascèse : « Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde. » « Etre rien pour être à sa vraie place dans le tout. » « Devenir rien jusqu’au niveau végétatif ; c’est alors que Dieu devient du pain. » « S’exiler de toute patrie terrestre. » « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir et c’est elle qui fait ce vide. » « Accepter un vide en soi-même. » « Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par la suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort. » « … Vider le désir, la finalité de tout contenu, désirer à vide, désirer sans souhait. » « Désirer sans objet. » « Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien. »

 

 

*

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            Nous n’emprunterons donc pas ces chemins où nous aurions pu découvrir que de mourir à soi et au monde, l’aisance à n’être rien, la puissance d’effacement, le dépouillement dans le silence et l’exil, la mortification anorexique ont pu être mis au service d’une véritable économie mystique de l’affliction, chaque épreuve afflictive conditionnant une pratique concentrée de l’oraison et s’ordonnant à la recherche d’un bénéfice pour l’âme. Sur ces mêmes chemins, nous aurions pu également vérifier que les techniques de perfectionnement spirituel de soi ont pu ouvrir à certaines époques la chance d’une prison consentie, d’un dépouillement et d’une récollection voulus, d’une claustration ardemment désirée, peut-être heureuse – mais d’une claustration malgré tout.

 

            Dès qu’il est question de se libérer du corps, de se libérer du désir, de la sexualité, de la faim ou de la fatigue, dès qu’il est question de briser les élans du corps, que l’idéal soit celui de la sainteté dans le cadre d’une éthique de la spiritualité ou bien l’idéal contemporain de la minceur dans le cadre d’une esthétique de la ligne [24, 48, 81], un piège est ouvert, où tombe celle qui dit non au corps. Aujourd’hui, bien sûr, le désir de l’anorexique n’est plus noué à un désir de sainteté [61]. Il n’est plus question de plaire à Dieu, mais d’abord de se plaire et de se complaire à soi dans l’économie autarcique que délimite et autorise la clôture narcissique. Et c’est bien là le drame de cette insularité narcissique – que nous continuerons à traiter par l’isolement – qu’évoque pour nous R. M. Rilke, dans Le Livre des images [65] :

 

            « Plus rien n’a de lien désormais avec moi.

  Tout m’a abandonnée. –

  Je suis une île.»

 


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