XVIIe journée de Fontevraud 1er juin 2002

« LA CLÔTURE : SON SENS ET SON PROJET DANS UNE VIE RELIGIEUSE »

Jean-Louis BRUGUÈS    

Evêque d’Angers

           Ici, à Fontevraud, nous nous trouvons dans une abbaye de femmes. Nous observons donc dans son architecture des traits communs à toute vie monastique ; nous y relevons aussi des aspects spécifiques à la vie religieuse féminine.

           1°) Traits communs à la vie monastique 

           a) L’architecture monastique s’articule autour de deux pôles. Le premier est le plus important : il désigne l’opus Dei, ce par quoi le moine se tourne vers Dieu plusieurs fois par jour pour le louer, le supplier ou lui rendre grâces. Ce pôle comprend l’église, dite abbatiale, et le réfectoire. Le second : l’opus hominis recouvre les lieux du travail et du repos : bibliothèque, chauffoir, dortoirs, ateliers… Entre ces deux pôles, se trouve le cloître, lieu de communication et de méditation.

           Le cloître constitue donc le point central du monastère ; pas de vrai monastère sans lui. Il doit être fermé sur ses côtés et ouvert sur le ciel. Le moine est ainsi tourné vers le Royaume annoncé par le Christ : la vie monastique est eschatologique en ce qu’elle préfigure la vie bienheureuse auprès du Christ. Dans un angle du cloître ou au centre, selon les cas, une fontaine en activité symbolise la présence du Christ, source d’eau vive.

           b) Le monastère marque une séparation d’avec le monde, dite fuga mundi. L’Evangile associe délibérément la prière de Jésus avec des lieux retirés : lac, montagne ou désert. Ce dernier est le plus important. Les grandes religions sont toutes nées dans le désert, synonyme de renoncement, de dépouillement, mais aussi de combat intérieur, contre le démon et les forces du mal. La vie monastique est foncièrement ascétique.

           La vie monastique chrétienne est née dans le désert de l’Egypte, au tournant des IIIe et IVe siècles, à la fin de la grande période des persécutions. Elle apparaît donc comme une suite non-violente et pourtant agonique du martyr. Le monachisme n’est pas propre au christianisme ; sans doute faut-il en rechercher les origines en Asie, du côté de l’Inde ou de l’Extrême-Orient.

           c) La vie monastique relève toujours d’un choix personnel et libre. L’engagement qui serait le fruit d’une contrainte extérieure a toujours été comme nul. Certes, des monastères ont servi, selon les siècles, de lieux de refuge, voire de prison, mais le vœu religieux, lui, implique toujours une décision volontaire. On entre libre dans un couvent, et forcé dans une prison

           Peut-être imaginons-nous que nous nous faisons aujourd’hui une image plus fine et plus exigeante de la liberté personnelle. Il ne faut pas oublier cependant qu’au moment où naissait le monachisme chrétien, le stoïcisme (dit impérial) régnait à la manière d’une éthique dominante. Or, celui-ci se faisait une conception particulièrement élevée de la liberté de l’homme, notamment de la liberté intérieure. Le stoïcisme est devenue la matrice dans laquelle s’est élaborée la morale chrétienne. En choisissant la voie de la contemplation, de la vertu et de l’ascèse, et en s’engageant volontairement par le vœu de l’obéissance, le moine pénètre dans le monde subtil de la libération intérieure.

           2°) La vie monastique féminine

           La clôture existe dans tous les monastères, mais sa signification diffère largement selon que celui-ci est habité par des hommes et des femmes. Chez les premiers, elle désigne l’ensemble des moyens matériels grâce auxquels la communauté souhaite garantir sa solitude et sa vie fraternelle de toute intervention intempestive venant de l’extérieur.

           Chez les femmes, la clôture s’enrichit de significations particulières qu’il convient d’exposer maintenant.

 

I LA CLÔTURE : APPROCHE THÉOLOGIQUE

           La clôture existe depuis les premiers temps de la vie monastique. La dernière interprétation autorisée est fort récente : le 13 mai 1999, la « Congrégation romaine pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique » rendait publique l’Instruction Verbi sponsa, sur la vie contemplative et la clôture des moniales. Cette dernière revêtirait une quadruple dimension théologique.

           1°) La solitude avec Christ

           Tout chrétien est appelé à suivre le Christ. Toutefois les chemins de l’imitation diffèrent selon les vocations personnelles. Le moine se propose de rechercher le Christ dans les lieux de solitude où celui-ci retrouvait son Père et s’entretenait intimement avec lui, selon l’Evangile.

           Nous avons déjà souligné l’importance du désert. Les quarante jours passés dans le désert ont constitué le préambule ou la préparation préalable de Jésus à sa mission publique. Le désert est perçu de manière ambivalente : lieu de tentation, de combat et d’affrontement contre le démon et les forces du mal, il est aussi l’endroit des retrouvailles et de l’intimité avec Dieu.

           La clôture favorise une manière particulière d’être avec le Christ, puisqu’elle propose de partager sa solitude et sa prière contemplative.

           2°) Une demande d’amour

           On ne comprendrait rien au christianisme si l’on oubliait que l’amour réside au cœur de son mystère. Dieu est Amour, communion des personnes divines. Il crée par amour et par amour encore il envoie le Fils pour le salut de l’humanité entière. Le Christ appelle chaque homme à l’amour. Son amour à lui été absolu, puisqu’il l’a conduit au sacrifice de soi sur la croix. Certains baptisés sont conduits par l’Esprit à répondre par un amour absolu à celui du Christ. C’est le cas des moines.

           L’homme vivra cet amour sur le mode de l’imitation et de la reproduction de la personne du Christ. La femme verra en lui l’Epoux par excellence et s’unira à lui dans des épousailles mystiques. Elle recherchera l’intimité et le face à face constant avec lui.

           On sait l’importance du thème du mariage mystique avec le Christ dans la littérature spirituelle et monastique. La clôture marque alors l’espace privé et sacré de l’intimité sponsale.

           3°) La dimension ascétique

           L’entrée volontaire dans un monastère ne va pas de soi. Celui qui s’y risque y perd sa vie, selon les termes mêmes de Jésus ; il choisit une voie faite de renoncement, tandis que le vœu de pauvreté le met dans un état de dépendance radicale.

           Or, ce sont là les conditions de la virginité monastique. Dans l’espace fermé du cloître, la moniale apprend les conditions pratiques de la sixième béatitude, la plus solennelle selon les spécialistes : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ».

           La clôture a pour objectif de favoriser l’intimité sponsale des moniales avec l’Epoux et ainsi de limiter à l’essentiel les échanges avec l’extérieur.

           4°) Au cœur de l’Eglise

           En choisissant de se mettre à l’écart de la société, les moines se retrouvent au cœur de l’Eglise. Cette affirmation se trouve vérifiée de deux manières.

           La communauté monastique est dite eschatologique : par la qualité et la ferveur des échanges fraternels qui la caractérisent, elle préfigure le Royaume de Dieu et anticipe ce que deviendra la condition humaine quand tout se trouvera récapitulé dans le Christ.

           On n’entre jamais seul au monastère. Celui que s’y présente sait qu’il passera son existence à prier pour ceux qui se recommandent à lui, ou ceux qui ne prient pas. Il intercède pour eux. Sans cesse, il les présente à la miséricorde divine. En ce sens, on peut soutenir que les monastères constituent le fondement, ou le poumon spirituel, de la mission de l’Eglise : une carmélite, Thérèse de Lisieux, fut ainsi proclamée patronne des missions.

           La clôture vise alors à garantir les conditions d’exercice de cette mission d’intercession.

 

II LA CLÔTURE : SES APPLICATIONS PRATIQUES

           Il existe plusieurs formes de la clôture religieuse. Les moniales jouissent de la forme la plus rigoureuse, dite clôture papale.

           La clôture papale présente les caractéristiques suivantes :

-         Elle couvre non seulement les lieux d’habitation, mais encore tous ceux, internes et externes, dans lesquels les moniales se rendent habituellement.

-         Elle doit être matérielle et efficace et non pas seulement symbolique. C’est ainsi, par exemple, que les portes doivent être fermées à clé, et des murs construits, afin d’interdire l’entrée et la sortie.

-         Condition sine qua non de la vie monastique, elle est donc obligatoire. Le monastère ne se donne pas à lui-même la clôture dont il pense avoir besoin ; il la reçoit de l’Eglise et ne peut donc la modifier de sa propre initiative.

-         Elle règle les échanges avec l’extérieur. C’est ainsi, par exemple, que les moniales sont autorisées à sortir en cas de péril grave et imminent ; ou encore, avec la permission de la supérieure régulière, pour consulter le médecin ou être hospitalisées ; pour l’exercice des droits civiques, ou pour réaliser un travail particulier.

           Si l’absence de la moniale dépasse la semaine, la supérieure doit solliciter l’accord de l’évêque du lieu ; si elle excède les trois mois, c’est l’accord du Saint-Siège qui doit être obtenu.

***

           Ces quelques rappels sommaires n’appellent pas de conclusion, semble-t-il. Je me contenterai d’attirer votre attention sur une dernière particularité de la vie monastique. Il existe, donnant nécessairement sur le cloître, un espace bien particulier : la salle capitulaire. Les moines s’y rendent tous les jours pour y entendre le commentaire de la Règle. Ils s’y rendent aussi, à intervalles fixes, pour y discuter des affaires communes et prendre, par un vote, les décisions qui s’imposent. Enfin, ils y tiennent régulièrement un chapitre dit « des coulpes », au cours duquel chacun sollicite le pardon de la communauté ou d’un frère en particulier quand son comportement a pu les offenser.

 

           Le symbolisme des lieux ne peut pas ne pas nous frapper. La salle du chapitre doit toujours rester ouverte sur le cloître qui, lui, grâce à la clôture, n’est ouvert que sur le ciel. Le pardon constitue ainsi la voie la plus nécessaire et la plus sûre pour entrer dans la vie de Dieu.

 

           Cette longue expérience chrétienne, presque bi-millénaire, nous oblige à nous demander alors quel peut être l’avenir d’une société comme la nôtre qui réclame de plus en plus de justice et poursuit la moindre responsabilité, mais ne veut ou ne peut accorder la moindre place au pardon.