XVIIIème Journée de Psychiatrie du Val de Loire

Abbaye de Fontevraud  21 juin 2003

"La beauté : remède, maladie ou vérité"

 

Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur, Jean CLAIR, et du site des "Journées de Psychiatrie de Fontevraud"  SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2002

 


 

par JEAN CLAIR, de l'Académie Française, Ancien Directeur du Musée Picasso, Paris

"Und bleibt ein Erdenrest
zu tragen peinlich..." Goethe, Faust [1]

 

Delectatio : l'art s'est longtemps donné pour fin de réjouir les sens. Pourtant, il semble que ce soit d'un tout autre registre que joue l'oeuvre contemporaine. Comme l'indique le titre d'une exposition récente, "L'art de la répulsion", le temps du dégoût a remplacé l'ère du goût. Exhibition du corps, désacralisation, vilification de ses fonctions et de ses apparences, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et même pour le stercus : de Beuys à Louise Bourgeois, de Jeff Koons à Orlan, l'art actuel est engagé dans une cérémonie où le sordide et l'abjection écrivent un chapitre inattendu de l'histoire du goût.

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Le Parménide avançait que la crasse et le poil sont deux choses pour lesquelles il n'existe aucune Idée. Du Beau idéal de Platon à l'esthétique du stercoraire, que s'est-il passé ? Les écrits de Bataille et de Sartre, dans les années 30, annonçaient cette évolution. Et l'analyse de Freud dans Malaise dans la culture demeure plus que jamais actuelle. Le problème se pose cependant : en quoi les pouvoirs publics, à Venise, à Cassel, à Lyon, à Paris,  trouvent-ils leur intérêt à bénir cette ritualité d'une physiologie nue, et quel est le sens de ce nouveau pouvoir biopolitique ?

 

 

 
 

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Au début, au premier coup d’œil jeté sur la reproduction, telle qu'on la trouve dans un livre d'art consacré à l’œuvre de cet artiste[2], on hésite à comprendre. Ou bien peut-être a-t-on déjà saisi, mais on s'est refusé à accepter ce que l’œil vient de voir. C'est un visage. Il est entièrement recouvert d'une  matière jaune et brune qui ne laisse aucun doute sur sa nature. La tête de l'homme qui a posé pour le document s'est enfouie sous un éboulement fécal, un emplâtre excrémentiel. Ce n'est pas le masque de beauté, vert et gluant, tel qu'on le voit, dans Vogue ou dans Elle, couvrir le visage des femmes à la recherche d'une éternelle beauté, c'est un masque d'infamie qui suscite en nous l'horreur. Le principe capital du corps est devenu anus mundi. Et le visage est devenu cloaque.

 

L'horreur, donc. Présentée sous la rubrique "art", sous entendu
d'avant-garde. N'est- ce pas dans le Parménide que Platon évoque ces "choses grotesques que sont le cheveu, la boue, la crasse" ? Elles ne peuvent toucher nos yeux, non plus que nos  mains. Si cela est, c'est qu'il n'y a pas d'idée en ces choses, il n'y a pas de forme en elles, il n'y a pas de forme séparée pour représenter l'hirsute et le sale[3]. Horreur de l'informe, horreur du poil et du déchet, horreur du tris et des odeurs repoussantes qu'il peut cacher, horreur d'un élément organique, d'une entité vivante qui échappe à la conscience. Le cheveu a sa vie propre, il pousse et repousse, il poursuit sa croissance après que l'on est mort. Durant les guerres, le port des cheveux longs rend l'aspect des guerriers spartes plus terribles à la vue de l'ennemi. Le poil rejette l'homme du côté de l'animalité pure, de la vie obscure et indépendante des organes. Le fait de se couper les cheveux, de se raser, rythme au contraire les différentes étapes de la socialisation de l'homme, accompagne les rites de sa maturation, l'entrée dans la vie adulte. On sait le rapport qui lie le kouros avec keiro, le fait de se couper les cheveux[4]. Le mot même d'horreur a étymologiquement partie liée avec le poil.  Horreo, ere, c'est le fait que le poil se dresse sous le coup de l'épouvante ou de la souffrance, c'est l'horripilation. Le poil a sa vie à lui dans la vie obscure des organes. Il pousse sur le cadavre, se vrille, s'emmêle, comme les vers qu'on voit grouiller sur les gisants que la spiritualité de la fin du XVème avait multipliés.

 

Mais ce n'est pas seulement du poil que parle Platon et du retrait instinctif qu'il suscite en nous. Il dit que c'est aussi la crasse, la saleté, la souillure, l'ordure, le déchet, la boue, toute cette catégorie que la pornographie contemporaine, qu'elle soit littéraire, cinématographique ou simplement populaire dans les sex shops de nos villes, range si justement dans ses propres rayons, sous la rubrique de "crad", qui pousse l'homme vers la rive noire de la décomposition, de la pourriture, du grouillement, de la vermine. Que sait-on exactement des excreta du corps, qu'on laisse après nous sans trop s'en occuper ? Poil et crasse, le déchet, la merde sont la face repoussante de l'humanité.

 

En fait, disant cela, je comprends que cherche à m'éloigner par l'écriture et la réflexion du spectacle que j'ai sous les yeux. A m'en dispenser. A l'oublier. J'essaie de comprendre ce qui ne peut se comprendre. J'essaie d'ordonner, de mettre en ordre, de composer, de sorte à accepter le spectacle de décomposition que la photo m'a mise sous les yeux. L'artiste d'autrefois composait. L'istoria du tableau était sa grande affaire. Mais comment composer avec la merde ? La composition était un mot chéri du vocabulaire des ateliers. Le peintre s'arrangeait pour disposer les divers éléments de son tableau selon un ordre  impérieux qui faisait que tout tenait ensemble. La composition, au fond, c'était le cristal caché, dont les facettes et l'éclat soutiennent la matière friable et changeante des chairs, des fruits, des fleurs, des insectes qu'on veut peindre. C'était l'inorganique scintillant, l'éclat de l'intelligible. Sa  dureté de diamant assurait à la pellicule vulnérable des choses une survie provisoire.  Tout le reste est décomposition. Le cristal est dur et il ne sent pas. Il est parfaite symétrie dans sa structure, dans sa forme. Il est la lumière et la forme. Il est tout entier contenu en soi. Rien ne s'échappe de lui. A l'autre bord, il y a la décomposition, les flatulences, les éboulis terreux des excréments, l'informe, tout ce travail autour de cet Erdenrest, cet embarrassant reliquat de terre dont parle Goethe dans son Faust, que laisse le corps humain après lui.

 

Les cristaux ont-ils une âme ? se demandait  Ernst Haeckel, le disciple de Darwin. Oui, répondait-il. Il y a une âme dans la pierre comme il y a une âme des animaux. Mais l'âme des animaux, être humain compris, s'échappe, s'exhale dans un dernier souffle. Et à moins de mourir en odeur de sainteté, cette fragrance posthume, l'odeur cadavérique est à peu près insupportable à la narine humaine. On ne supporte pas la décomposition de la forme, la naissance de l'informe.

 

L’œuvre, puisque il me faut y revenir, sans trop ruser avec ce que je vois , est intitulée Autoportrait. L'artiste s'appelle David Nebreda. Il est né à Madrid en 1954. Ses photos ont été exposées dans quelques galeries d'avant- garde. Sur la plupart, il se représente en pied, de face, de profil. Nu la plupart du temps, et sans enveloppe cloacale. Il apparaît épouvantablement cachexique, plus maigre que le plus maigre des prisonniers que les Américains ont photographiés après avoir libéré Buchenwald ou Dachau.

 

 

 
 

 

 
 

Sur l'une des photos, en surimpression, à l'avant plan, il y a un flacon d'Halopéridol, avec sa petite liqueur verte fluo comme un anis, ou une absinthe. Nebreda a été hospitalisé à maintes reprises, souvent pour de longues périodes, avec un diagnostic, bien incertain sans doute, de schizophrénie paranoïde. Comme Daniel Paul Schreber, si l'on veut. La plupart des photographies montrent des traces d'automutilation, effectuées au rasoir, au couteau, aux ciseaux, des brûlures de cigarette, des lacérations de fouets cloutés.

 

 
 

 

 Certaines mises en scène, parfois des halos lumineux, des nimbes, font clairement penser à des extases religieuses, dans la tradition de la peinture espagnole. Elles indiquent ce qu'on pourrait appeler un élaboration secondaire : l'artiste ne s'est pas contenté du "faire" tout nu, mais a éprouvé le besoin de rehauts, de retouches, de  repentirs... L'informe mis en forme. Les seuls matériaux qu'il utilise, dit-il, dans la prise de ces photos en couleurs sont la cendre, et des matériaux organiques au nombre de trois : le sang, l'urine et les excréments.

 

L'homme est intelligent, cultivé. Il s'exprime avec recherche. Dira-t-on avec goût ? En tout cas, il a une conscience claire de ce que signifie sa démarche. "Comment rendre compréhensibles les sensations que me produisent mon sang et mes excréments ?" demande-t-il. "Sentiments primaires de reconnaissance, de plénitude, de joie, de tendresse, de lointaine identification, d'amour. Je les ai pris et gardés ; je les ai touchés, maniés, j'ai recouvert mon visage et mon corps avec eux. Je les ai introduits dans ma bouche et ils ont été conservés secrètement jusqu'au jour de mon sacrifice...[5]".

 

"Reconnaissance", "joie", "tendresse", "identification" : nous sommes ici dans le registre de l'amour maternel et dans le temps des premiers instants de la vie, quand toucher, sentir, goûter ses excréments, c'était poser les premières limites entre son corps et ce qui n'est pas mon corps. Sinon que là, le don n'existe pas. Rien n'est donné à la mère. Tout est gardé. "Jusqu'au jour du sacrifice". Narcissisme primaire. Regressio ad cloacam ? Qu'importent les mots.

 

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Il y a une longue histoire de la merde en art.

On dit que Picasso, à quelqu'un qui lui demandait : "Maître, que feriez-vous si vous étiez en prison, sans rien ? ", aurait répondu : "Je peindrais avec ma merde". C'est encore, ici même, donner forme à l'informe. L'excrément utilisé comme un pigment est un pigment parmi d'autres, un peu plus inhabituel sans doute. Il en a d'ailleurs les caractéristiques : coloré comme une ochre, onctueux comme une huile, d'une bonne capacité couvrante, et relativement stable. L'urine fut aussi couramment utilisée dans la fabrication de certaines couleurs, et dans les patines des bronzes.

On se souvient aussi du mot, peut-être apocryphe, de Cézanne : "La peinture, c'est comme la merde, ça  se sent, ça ne s'explique pas". Troisième souvenir enfin dans ce registre : Rembrandt aurait dit : "Reculez-vous, l'odeur de la peinture n'est pas saine".

Tout cela ne nous gêne pas trop. Peindre est une cuisine, où l'on réutilise souvent les déchets.

On entre cependant dans un registre différent, au début des années 50, quand l'artiste italien Piero Manzoni propose aux amateurs de l'avant-garde du temps sa Merda d'artista conservée en boite. En édition limitée et numérotée, ces excréments manufacturés se vendent aujourd'hui fort cher.

 

 
 

 

Joseph Beuys, dans les années 70, fut aussi le chaman universellement célébré d'un rituel qui usait comme matériau de la graisse et du feutre, c'est-à-dire, là encore, des matériaux organiques et informes, pâteux ou filandreux, fondants ou hirsutes, la sécrétion du tissu conjonctif et le poil. Son personnage, devenu un mythe de l'avant- garde, apparaît comme le pur décalque dans l'époque actuelle de l'histrionisme cynique de l'Antiquité. Jusqu'au choix de ses accessoires, la canne de berger, la cape de feutre et sur l'épaule la besace, la kibisis, pareille à la gibecière d'Hermès, qui sont les mêmes que ceux des grands cyniques grecs, Antisthène et Diogène.

 
 

Une troisième figure de ce mouvement récent, qui à la " belle forme" des temps anciens, aux kalla schemata, a substitué l'informe, et aux couleurs arc- en- ciel de la palette, a substitué les tons bruns des excreta, pourrait être l'artiste américaine Louise Bourgeois. Vieille sorcière d'une magie blanche consacrée au corps féminin et aux mystères du sexe dans ses débordements extrêmes comme l'hystérie, elle propose, dans des oeuvres comme Precious liquids, exposée à Venise en 1992, conservées dans des flacons de verre, -car à ce qui coule, à ce qui n'a pas de forme, il faut bien donner un contenant-, de la salive au sperme et de l'urine au sang, les diverses humeurs du corps humain.

 
 

C'est bien sûr Marcel Duchamp, ici comme ailleurs, qui semble le primus inter pares. On sait qu'en 1917, au Salon des Indépendants, il prétendit exposer un envoi intitulé Fountain -soit un simple urinoir, signé et daté "R. Mutt, 1917".

 
 

Dans l'oeuvre de Nebreda, un pas supplémentaire semble pourtant avoir été franchi dans le culte de l'abjection.

Je crois qu'il réside ici dans la conjonction du visage et de l'excrément. Pour la première fois, il y a manifestation d'une jouissance à réunir le caput hominis et son fondement. Inter faeces et urinam : mais ce n'est pas la tête qui apparaît ici naissant dans le cloaque, c'est la tête qui, au terme de quel destin ? disparaît, s'enfouit sous le cloaque. Ce n'est pas le corps encore informe du nourrisson qui entâme sa carrière vers le corps formé de l'adulte, c'est l'adulte qui régresse à la boue primitive et informe. Ce n'est plus la vieille dichtomie Vultus aut vulva, le choix délicieux, alternatif entre voir le visage d'une femme aimée ou bien considérer son cas, ce balancement qui a bercé notre enfance et nos premiers émois, c'est ici le Vultus aut Merda.

Pourquoi cet insupportable recul ?

Philostrate, dans son Gymnastikos, nous propose un traité de la beauté fondé sur le rapport des proportions du corps humain, dans la tradition de Polyclète. La tête y apparaît comme la mesure de l'être humain : "La cheville doit être en accord avec le carpe ; l'avant-bras doit correspondre au bas de la jambe, le haut du bras à la cuisse, et l'épaule aux fesses ; il faut mettre en rapport le dos avec le ventre, la poitrine doit saillir comme la région en dessous de la taille, et la tête, forme (schéma ) du tout, doit être en bonne proportion avec tout cela[6]". La tête, "forme du tout", conclut la liste, car elle est capitale. C'est elle qui dicte ses proportions à tout le reste du corps. Elle commande, elle ordonne, elle donne forme. Platon avait livré déjà des réflexions semblables dans le Timée : "Les Dieux renfermèrent les deux révolutions divines dans une forme sphérique, pour imiter la forme de l'univers, et ce corps, c'est celui que nous nommons la tête; et c'est en nous la partie la plus divine et maîtresse de toutes les autres [7]".

 

Georg Simmel reprendrait de nos jours cette méditation sur la signification esthétique du visage. Il insisterait sur le rôle incomparable confié au visage humain dans le domaine des arts plastiques. Le visage est cela en l'homme, qui a permis que l'art figuratif, en Occident du moins, puisse exister et se développer. Car, "à part le visage humain, dit-il, il n'est au monde aucune figure permettant à une aussi grande multiplicité de formes et de plans de se couler dans une unité de sens aussi absolue (...) l'extrême individualisation de ses éléments s'intègre dans une extrême unité"[8]. Cela veut dire aussi que lorsque se modifie un seul élément du visage, un plissement de nez, un froncement de sourcil, une manière de regarder, c'est le visage tout entier et sa signification qui en sont affectés. Aucune autre partie du corps ne possède cette pluralité et cette diversité des éléments qui le constituent comme visage. En fait une telle complexité serait à nos yeux incompréhensible et, d'un point de vue esthétique, rapidement insupportable, si cette multiplicité ne constituait pas en même temps une parfaite unité.

 

On comprend que dans le visage humain on ait si souvent voulu voir une épiphanie du vivant, qui ne serait elle même que la promesse d'une théophanie. Le visage est ouverture sur le cosmos, et c'est même une approche indéfiniment poursuivie de la nature de Dieu. Il en est ainsi parce que, en Occident, Dieu s'est incarné et même, il ressuscite tel quel - complet en toutes ses parties, jusqu'au moindre de ses cheveux, qui lui sont comptés.

 

Goethe, s'il avait en quelques mots réglé son compte à l'Erdenrest, s'était en revanche longuement attardé sur la signification cosmique et théologique du visage : si l'homme peut percevoir la lumière, c'est que que l'oeil est déjà lui même, jusqu'en sa forme sphérique, un petit soleil qui participe de la lumière céleste :

 

Wär nicht das Auge sonnenhaft

Wie können wir das Licht erblicken ? [9]

 

Peut-être alors pouvons-nous saisir un peu mieux le sens, sinon de l'oeuvre, de la démarche de Nebreda et, plus généralement, le sens de tout un art contemporain qu'obsèdent les idées d'informe, d'abjection et d'excrétion. Peut-être pouvons nous mieux comprendre cette esthétique du stercoraire qui semble dominer l'art d'Occident en ce tournant du siècle, tout comme une horripilation du goût, du gustus, et une quête indéfinie de la forme sophistiquée, avaient dominé l'art de la fin de l'autre siècle, décadent et symboliste.

De cette généalogie de l'horreur et de l'informe, Baudelaire avait été l'un des pères. Quand il rencontre, au bras de la femme aimée, le corps décomposé de la charogne qui "ouvrait d'une façon nonchalante et cynique son ventre plein d'exhalaisons", n'avait-il pas déjà trouvé son modèle, une vingtaine d'années plus tôt, chez son maître Edgar Poe ? La Vérité sur le cas de M. Valdemar introduit, pour la première fois, en 1845, le thème de l'informe qui nous occupe ici. Si le néoclassicisme avait été hanté par les figures de l'ankylose, de la tétanie et de la rigidité marmoréenne, autrement dit de la perfection du marbre, ce calcite cristallisé qui est forme absolue de la composition -pensons à Canova, à Füssli, à Flaxman- la fin du romantisme en revanche, avait été hantée par la décomposition. Et par ce qui l'accompagne : les odeurs, les parfums trop puissants, les fragrances si fortes qu'il faut devoir les fuir ou bien les renforcer. Des Esseintes... Comme si l'hypnose, la catalepsie, le sommeil magnétique, tout ce qui avait occupé le premier plan de la clinique psychiatrique, de  Bernheim à Luys et à Charcot, n'avait été inventé, entre I880 et I920, que pour s'éviter, dans la suspension provisoire des processus de décomposition, le fantasme de l'informe, du corps qui pourrit soudainement et qui devient "une masse dégoûtante et quasi liquide, une abominable putréfaction".

 

 
 

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S'enfouir le visage sous un masque stercoraire est une mortification, une inhumation, non cette fois dans la terre de la nature, comme Job sur son fumier mais dans la décomposition organique de son propre corps, quand il n'y a plus rien à dire, plus rien à faire, plus de forme à former. Abandon du schema, du logos, du prosopon, toutes ces théories qui prétendaient à donner forme. On fait avec ce qui reste. Et ce reste, comme dit l'autre, "c'est de la merde".

Il y aurait peut-être ainsi un apophatisme de l'informe comme il y a un apophatisme du divin ? Ces choses- là ne peuvent se dire ni se voir, pas plus qu'on ne peut décliner les attributs de Dieu, ni regarder les dieux face à face. Dieu n'aurait pas une forme. Il est informe. Il est toutes les formes. Il est lumière, éblouissement, éclat que nul oeil humain ne peut soutenir. Il est innommable. Dieu pourtant, dans notre tradition a pris forme. C'est de cela même que l'art d'Occident s'est autorisé pour multiplier, à sa gloire, et à la gloire du visage humain, les millions de formes que l'on peut voir dans les musées.

Gott ist Form avait un jour écrit Gottfried Benn, dans une fulgurante intuition. Non pas Gott is eine Form, ni Gott ist die Form, ni défini, ni indéfini, mais Dieu est Forme[10]. Pour Benn, Dieu participe du phénotype, il est phénome, phénomène. Il existe pour autant qu'il est Forme. D'autres peuvent bien penser à un dieu génotypique, à une sorte de structure là encore, dont les potentialités, dans le temps, dans l'épaisseur des siècles, s'expriment ou ne s'expriment pas. Mais Dieu, s'il est Dieu, "zeitlos" comme l'inconscient freudien, est Forme. Non pas indescriptible, irreprésentable, mais bien en chair, manifeste et rayonnant.

A l'autre bord, de l'autre côté du corps, tournant le dos au visage, les excreta, de quelle forme obscure de l'informe participent-ils, qui ne peuvent eux aussi ni se laisser voir ni se décrire ? Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face. Ni le soleil,  métaphore de Dieu et de l'intelligible, ni la Mort, décomposition, inhumation, boue, fange, stercus, poussière, informe, impondérable, insaisissable, innommable, ce qui vous glisse entre les doigts, ce qui s'écrase entre vos paumes, ce qui se dissout à vos narines, ne peuvent se laisser dire.

 

Que dire de plus en effet, là ou le mot, avec les sens, défaille ?

 

                                                                                    JEAN CLAIR

 

 
 

 


[1]  « Et demeure un embarrassant résidu de terre à porter… »

[2]David Nebreda, Autoportraits, Paris, Editions Léon Scheer, 2000

[3] Parménide, 130 d

[4] V. Jean Pierre Vernant, "La Belle mort et le cadavre outragé" in L'individu, la mort, l'amour, p.65 sq.

[5] David Nebreda, op.cit., p. 163.

[6] Cité par Jackie Pigeaud, Les Loges de Philostrate, Nantes, Le Passeur, 2003, p.18.

[7] Ibid. p.219

[8] Georg Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988, p. 138

[9] "Si l'oeil n'était pas solaire/Comment apercevrions-nous la lumière ?"

[10] "Die ewigen Dinge, das sogenannte Zeitlose, das sickert überall durch, das ist selbstverständlich, aber das phänotypischen, an denen muss man arbeiten, : Gott ist Form" (Doppeleben, VI, in Autobiographische Schriften, Gesammelte Werke, Wiesbaden, Limes Verlag, 1959, p.164-165)