XVIIIème Journée de Psychiatrie du Val de Loire

Abbaye de Fontevraud  21 juin 2003

"La beauté : remède, maladie ou vérité"

 


La conversion esthétique

Gérard Haddad[1]

(Fontevraud 21 juin 2003)


 

            On a tout dit et tout écrit sur les années 1890-1900, pendant lesquelles Freud inventait la psychanalyse : ses rencontres, ses références, ses amitiés, l’hypnose et l’hystérie.

            Un détail semble avoir échappé aux recherches freudologiques, mais qui n’a pas échappé à mon épouse : les nombreux voyages, une dizaine pendant ces années là, que Freud, qui pourtant détestait le train, fit en Italie. Freud visita longuement l’Italie plus de vingt fois dans son existence. Ils paraissent en effet marginaux, ces voyages, appartenant à la sphère des loisirs de Freud.

            En vérité, ses véritables loisirs, ses moments de repos, Freud les passait plutôt dans les montagnes autrichiennes, dans la cueillette des champignons. Les voyages en Italie, souvent épuisants, relèvent d’une expérience très particulière qui appartient de plein droit au processus de création qui aboutira à la découverte de la psychanalyse. Il s’agit de préciser la nature de cette expérience et de ce qu’elle a produit en Freud. Elle fut de l’ordre d’une mutation subjective que nous appellerons conversion esthétique par analogie avec la conversion hystérique, les deux phénomènes ayant une grande affinité et un même ressort.

            La réflexion sur l’esthétique n’a pas toujours eu bonne presse en psychanalyse.

            Ainsi Freud parlant un jour d’un patient aux goûts raffinés aura cette remarque peu obligeante ­– et certainement juste – que l’esthétisme de ce patient résultait d’une forte pulsion anale refoulée.

            Lacan, pourtant féru en matière d’art, avait eu un jour, en ouverture à une rencontre de son Ecole Freudienne à la Maison de la Chimie, ce persiflage à propos de Lagache qui l’avait taquiné par ces mots : « Après ce séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, il vous faudrait traiter de l’esthétique de la psychanalyse. » Lacan paraissait, des années plus tard, encore agacé par ce conseil qui pourtant avait son intérêt.

            Une observation faite à partir des lettres à Fliess m’a conduit à cette question : y aurait-il un lien direct entre cette conversion esthétique et l’invention de la psychanalyse ? Que s’est-il passé pour Freud, par exemple, dans la contemplation des fresques de Signorelli à Orvieto au point à la fois qu’il en oublie le nom en même temps qu’il en fait l’ouverture d’un de ses principaux ouvrages : Psychopathologie de la vie quotidienne ?

            Rappelons les données de départ : d’une part Freud, qui semble d’abord n’avoir que peu de goût pour les arts plastiques, de l’autre Fliess, un esthète, grand amateur de peinture. Cette dissymétrie entre les deux amis me paraît avoir joué un grand rôle dans le transfert filial que Freud éprouva pour Fliess, pourtant légèrement plus jeune que lui. C’est qu’il était justement « supposé savoir » non seulement en matière de cycles et de numérologie mais, d’une manière plus sérieuse, en matière d’art.

            Plus tard, au demeurant, Freud ne manifestera aucun intérêt ni aucune curiosité pour toutes les révolutions artistiques dont la première moitié du 20ème siècle, et en particulier en Autriche, fut si riche. Comme si Freud avait décidé de ne plus refaire une certaine expérience, de fermer ce dossier qui l’avait bouleversé sur les chemins de l’Italie. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse.

            Je préfère ce terme de conversion esthétique, à celui plus racoleur de syndrome de Stendhal qui ne correspond justement pas au récit que Stendhal fit de son malaise. En effet la lecture du livre de Stendhal Rome, Naples et Florence donne du malaise que l’auteur éprouva à Florence une autre lecture. Avant même d’arriver à l’église de Santa Croce, Stendhal est en proie à une grande émotion avant d’avoir vu un seul tableau ou fresque, par le seul fait de se trouver à Florence, ce berceau de la Renaissance. Mais surtout dans cette église Stendhal se trouve confronté aux tombes d’hommes illustres comme Michel Ange. Le malaise, déjà important, trouvera son acmé  devant les fresques du Volterrano. La conversion esthétique qu’il éprouve est donc le résultat de cet ensemble de faits, parmi lesquels la confrontation aux ancêtres de notre civilisation tient un rôle de premier plan. Ce n’est donc pas « la force de l’image » comme me le dira à Jérusalem Madame Magherini qui détermine ce malaise mais la confrontation à la mort et plus précisément aux symboles de la mort des pères. Au demeurant, à Jérusalem comme à Bénarès de tels troubles ont été signalés sans aucune intervention de « l’image ».

Pour en revenir à Freud, sa conversion esthétique eut probablement lieu en 1897, au cours d’un épuisant voyage dont il fait état dans la lettre 68 à Fliess.

            En avril 1897, Freud rencontre Fliess à Nuremberg et les entretiens entre les deux amis semblent avoir particulièrement porté sur la question de l’art. Freud ne sait pas trop de quoi il s’agit vraiment, comme il le confessera. Il y a en lui comme une cécité à cet endroit, et puis au cours du voyage en Italie qu’il fait l’été suivant ses yeux se dessillent enfin. Il écrit à Fliess : « Je commence à saisir ton point de vue. Tu recherches dans l’art non point ce qui représente un intérêt culturel, historique, mais la beauté absolue dans une harmonie de forme et d’idées, dans les sensations essentiellement plaisantes de couleur et d’espace. A Nuremberg j’étais loin encore de le comprendre…. »[2]

            Les mots que Freud emploie pour décrire sa perception toute fraîche des problèmes de l’art sont peut-être maladroits. Ce qui est sûr c’est qu’il ne confond plus artisanat et art. Mais ce qui nous intéresse dans cette affaire c’est ce que Freud écrit à Fliess dans le même temps (lettre 69) :

            « Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé. Je ne crois plus à ma neurotica. » C’est-à-dire à sa théorie de la séduction, bientôt remplacée par celle du fantasme et de l’Oedipe. Bref, la psychanalyse est vraiment née.

            C’est au cours de cet homérique voyage entre Toscane et Ombrie que Freud a élaboré tout cela, en même temps qu’il découvre l’art et que sa propre analyse, avec la découverte du penchant libidinal envers sa mère fait un pas décisif.

            On peut évidemment ne voir dans cette simultanéité qu’un effet du hasard. Mais on peut aussi, si on prêt intérêt aux méthodes d’interprétation aussi bien freudiennes que midrashiques, voir dans cette contiguïté un lien causal, tout au moins une relation.

            Freud, à ce moment-là, n’est plus le même homme, l’art et l’analyse ont conféré à ce timide médecin une impressionnante autorité.

            Ce cas princeps me permet d’avancer l’hypothèse suivante : on n’advient comme analyste que si l’on a traversé cette expérience de la conversion esthétique. Pourquoi ?

            Je pense que le travail de J.P. Vernant sur l’art grec nous permet d’articuler quelque chose autour de ce point.

            Les grandes figures de la mythologie et de l’art grec, Artémis, mais surtout Gorgo la Méduse qui fascina Freud et d’autres, constituent une tentative de l’homme pour amadouer et entrer en contact avec un « monde » que Vernant appelle autre, monde des états intermédiaires, monde de reptiles et de viscosité, zone de limbes, d’ombre, de mort et de folie. L’art consiste à rendre belle et supportable l’horreur de notre condition.

            L’art est la métaphorisation de cet « autre » monde, grouillant, archaïque, informe, qui en définitive renvoie à la mère. L’art est à ce titre un de ces Noms-du-Père dont parlait Lacan, à la fois écran entre le désir qui lie dans les deux sens le sujet et sa mère, et métaphore de ce désir.

            La conversion esthétique est donc, selon moi, produite par la rencontre avec ce signifiant paternel.

            Contrairement à l’opinion de G. Magherini selon laquelle c’est la rencontre de l’image qui provoquerait la crise, c’est la rencontre du signifiant paternel en des lieux d’exception où ce signifiant a trouvé une expression éclatante, qui la provoque.

            En étant traversé par cette expérience dans une émotion où l’on peut défaillir, le sujet entre en contact avec cette horreur-là et s’y confronte, muni de la protection paternelle.

            Or, il n’y a pas d’analyste sans confrontation à cette horreur qui recouvre ce que Freud appelle castration.

Reste la question suivante : Si Freud au départ n’est pas réceptif à l’art, c’est qu’il appartient, contrairement à Fliess, à un monde juif encore profondément enraciné dans la tradition. Or, le judaïsme repose sur un refus radical d’entrer en contact avec ce monde « autre », ce monde grouillant et impur, ce monde marqué par l’ambiguïté féminine avec les menstrues et les accouchements.

            Telle est la raison pour laquelle il n’y avait pas d’art et d’artistes juifs – au sens des arts plastiques, poésie et musique ayant connu dans le monde juif les développements que l’on sait, ceci depuis l’époque biblique ‑ jusqu’à la fin du 19ème siècle, et non pour la prétendue interdiction de la représentation, laquelle n’a pas empêché l’Islam d’élaborer un art islamique raffiné  grâce à sa récupération de l’héritage grec. Ce sont ces thèmes que je me suis efforcé, avec mon épouse, de développer dans notre ouvrage Freud en Italie.



[1] Auteur avec Antonietta Haddad de l’ouvrage Freud en Italie, psychanalyse du voyage Ed. Albin Michel Paris 1994
[2] Les mots en italique ont été soulignés par moi G.H.