ACTES de la XIXème JOURNÉE DE PSYCHIATRIE DE FONTEVRAUD

 

"Sur le chemin
Voyage thérapeutique,
voyage pathologique"

 samedi 5 juin 2004

 


Professeur J.B. GARRÉ  

PSYCHIATRIE DU VOYAGE, VOYAGES DE PSYCHIATRES, VOYAGE EN PSYCHIATRIE

Bienvenue à cette XIXème Journée de Psychiatrie du Val de Loire et bienvenue dans cette magnifique abbaye royale de Fontevraud, où la direction du Centre Culturel de l’Ouest nous donne l’hospitalité. Bienvenue pour une rencontre autour du thème du voyage, dont le choix mérite quelques mots d’introduction et de justification.

 

Parmi les principales fonctions du voyage, telles qu’elles peuvent solliciter et retenir l’attention des publics pluridisciplinaires auxquels s’adressent nos Journées, il me semble que l’on peut en distinguer au moins quatre, souvent associées :

            ■ A côté du simple voyage hédonique (jouir du spectacle pittoresque de la nature, intensifier les occasions de rencontres et l’expérience de nouvelles sociabilités…),

            ■ le voyage peut se faire didactique et pédagogique. Le modèle est ici celui du Grand Tour, qui vient parachever au XVIIIème siècle les apprentissages du jeune Européen et qui participe d’une modalité de construction et de pratique de soi. Voyage d’agrément, mais aussi d’initiation et de formation personnelle, à la Montaigne ou à la Goethe, tel que Rousseau y engage Emile à la fin de son éducation ou tel que l’effectue en 1885-1886 le jeune boursier Freud dans le Paris de Charcot et de la Salpêtrière.

 Entre voyage de formation et voyage d’enquête, la peregrinatio medica, qui nous a été récemment restituée par Daniela Vaj, du médecin genevois Louis-André Gosse est sans doute exemplaire : plus de 8OOO km à travers toute l’Europe, de 1817 à 1820, dont plus de 2500 km à pied, les objets du voyage ne se limitant pas à la description des maladies, épidémiques ou endémiques,  des remèdes et des moyens de guérison,  mais s’attachant aussi à la visite et à la description des lieux de soins, des hôpitaux et des lieux de transmission des savoirs professionnels, dans un souci de totalisation anthropologique.

            ■ Le voyage peut aussi se faire thérapeutique et parfois préventif. Il peut constituer, et ceci dès l’Antiquité, et au même titre que d’autres stimulants, comme le régime, la musique, la consolation ou le traitement moral, un puissant moteur de diversion, qui vise à arracher l’aliéné à ses idées et à ses convictions délirantes, ou à détourner le mélancolique de ses ruminations morbides et de sa douleur morale. Il devient alors l’élément d’un projet thérapeutique antipsychotique ou, plus souvent, antidépresseur.

            Un bel exemple de voyage à finalité auto-thérapeutique nous est fourni par Michel Leiris. Quand il se joint, en 1931-1933, à la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, organisée par Marcel Griaule, dont le journal paraîtra en 1934 sous le titre L’Afrique fantôme, Leiris part en effet sur un projet névrotique : guérir son malaise intérieur personnel et lever ses inhibitions, pour enfin se rapprocher des autres, « abattre des cloisons entre lesquelles j’étouffais et élargir jusqu’à une mesure vraiment humaine mon horizon ». Dans son Préambule de 1981, il revient sur sa « déception d’Occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l’observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants feraient de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions. »

            Mais l’Afrique reste un fantôme fuyant et les tropiques sont toujours tristes. La guérison est loin d’être assurée. Le retour (« La déception. L’escompté. », résume sobrement Segalen dans Equipée) est aussi sinistre que le départ. Souvenez-vous de la première partie de Tristes tropiques [1955], exemplairement intitulée « La fin des voyages »,  et de son exorde célèbre : « Je hais les voyages et les explorateurs». « Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. » Mélancolie de l’ethnologue, figure moderne du voyageur, mélancolie du voyageur désabusé.

            Cinquante ans plus tard, Marc Augé, qui se veut « un ethnologue de la modernité », témoigne des mêmes sentiments anxieux, quand il constate, sur le même ton désenchanté, dans L’Impossible voyage : « L’impossible voyage, c’est celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes, qui aurait pu nous ouvrir l’espace des rencontres. Il a eu lieu une fois, et quelques Européens, alors, ont sans doute éprouvé fugitivement ce que nous ressentirions aujourd’hui si un signal incontestable nous prouvait l’existence d’êtres vivants et communicants quelque part dans l’espace. » Le vrai voyage, le seul voyage, le voyage authentique, celui dont la pureté aurait pu nous guérir et nous sauver, est derrière nous, comme une origine qui s’efface et dont nous ne pourrons jamais percevoir que des échos de faible intensité ou de pâles et dérisoires copies. Victor Segalen, encore :  « Où est le mystère ? – Où sont les distances ? Le Divers décroît. » Devant nous (et de là, la posture saturnienne) : reproduction, répétition, sériation, mortel ennui.

            ■ Il arrive enfin que certains voyages tournent mal et s’avèrent pathogènes, voire franchement pathologiques. Qu’il s’agisse  a minima d’une brève vacillation de soi dans l’église Santa Croce de Florence ou d’un trouble de mémoire sur l’Acropole. Qu’il s’agisse de ce mal suisse, de cette douleur du retour, du mal du pays, initialement décrit chez les mercenaires suisses, puis chez les marins enrôlés de force dans la Navy, puis chez les paysans transplantés à la ville et chez les provinciaux déracinés dans les capitales et, par extension, chez tout migrant exilé loin de sa patrie : la nostalgie, dont la présence traverse l’histoire de la médecine depuis l’Age classique jusqu’à la description contemporaine de psychopathologies imputables à la migration et se fait encore sentir à l’orée du XXème siècle, comme en porte, par exemple, témoignage la thèse de médecine de Karl Jaspers, Nostalgie et criminalité.

            Qu’il s’agisse encore de conduites impulsives, des fugues ou des errances propres au sujet jeune, de partances au déterminisme névrotique et où la dimension de rupture l’emporte bien souvent sur la dimension de quête. Qu’il s’agisse également de ces bouffées délirantes aiguës, sans lendemains ni séquelles, et qui offrent l’extraordinaire particularité clinique de guérir dans l’avion, lors du voyage de retour et du rapatriement sanitaire.

            Qu’il s’agisse enfin de ces voyages dits « pathologiques » par la tradition, tels que les cliniciens de la seconde moitié du XIXème siècle ont voulu les constituer et les autonomiser en une véritable « maladie du voyage », selon l’expression proposée par Henry Meige. Entre 1870 et 1910, approximativement, se produit, en effet, une étrange médicalisation du phénomène du vagabondage, qui devient dès lors un fait pathologique inscrit dans le cadre plus général d’une entreprise de normalisation des conduites sociales et de répression accrue des aberrations et des déviances sociales. Le vagabond (aux alentours de 1899, peut-être 1 % de la population française, soit 400 000 chemineaux, selon Eugen Weber) cesse alors d’être perçu seulement comme un pauvre ou un gueux, virtuellement délinquant ou criminel, pour devenir un malade, et à un double titre : malade mental et malade social. Le professeur Ian Hacking s’est fait l’historien attentif de cette médicalisation de l’errance et de ses multiples figures (automatisme ambulatoire, fugues impulsives et amnésiques, voyages pathologiques, dromomanies, Wandertrieb, délires procursifs…), à laquelle restent attachés les noms de Foville, Tissié, Charcot, Duponchel, Meige, Régis, Dubourdieu et Pitres, entre autres cliniciens de renom.

Régulièrement, mais tout aussi régulièrement sur le mode de l’anecdote plus ou moins pittoresque, des observations de semblables mouvances pathologiques continuent d’être rapportées dans la littérature. Un des plus beaux cas a sans doute été donné en 1955 par G. Daumezon et G. Benoit, dans l’observation d’une paraphrène qui, depuis dix ans, avait élu domicile dans des trains, ayant souscrit un abonnement permanent et ne dormant que dans les wagons ou dans les gares, pour fuir ses persécuteurs. Une autre motivation avait induit le même type d’existence migratrice chez un autre grand voyageur, Raymond Roussel, dont on sait qu’il s’était fait construire une maison roulante de dix mètres de long, pour parcourir le monde et voyager « sans quitter un seul jour sa propre demeure », c’est-à-dire sans mettre le pied dehors.

            Concernant ces voyages qui ressortissent à une activité psychotique, il est remarquable, comme l’avaient compris depuis longtemps les psychiatres inspirés par la phénoménologie, que ce soient les psychotiques qui posent les vraies questions : qu’est-ce qu’une frontière et qu’est-ce que franchir une frontière ? Qu’est-ce qu’un bord ? une lisière ? une borne ? Qu’est-ce qu’une limite et qu’est-ce qu’outrepasser une limite ? Qu’est-ce que l’espace et comment l’habiter, à commencer par l’étendue corporelle ? Qu’est-ce qu’un lieu et y a-t-il un génie du lieu ? Qu’est-ce qu’un chemin ? Qu’est-ce qu’un cheminement ? Qu’est-ce qu’un itinéraire fixe, balisé, rassurant et familier ? Et qu’est-ce que perdre son chemin ? Si penser, c’est se déplacer, encore faut-il ne pas s’égarer ou s’engager sur une fausse route. Nul besoin de vous rappeler que l’effort psychiatrique a longtemps été de ramener dans la bonne direction, dans le droit chemin de la raison commune, de réorienter l’aliéné divaguant et extravaguant.


            Ces aliénés migrateurs, tels que la clinique psychiatrique les fait émerger vers 1875, ont-ils suscité des figures homothétiques ? Existe-t-il, en miroir, des aliénistes migrateurs, au sein d’un corps professionnel qui paraît a priori davantage enclin à la sédentarité quiète qu’au nomadisme aventureux ? Sans faire mention des pèlerinages annuels des congressistes d’une psychiatrie moderne, en quête de nouveautés et qui prend parfois l’aspect d’une jet-set psychiatry, je voudrais vous soumettre deux figures, inégalement connues, de psychiatres, sinon nomades, au moins mobiles, au sens où l’entend Kenneth White, c’est-à-dire capables d’ouvrir et de suivre des pistes.

            Vous connaissez la première, à laquelle le professeur Jacques Arveiller a consacré de belles études : il s’agit de Jacques-Joseph Moreau de Tours qui, peu après avoir soutenu sa thèse en 1830, part pour la Suisse et l'Italie, en compagnie d'un patient confié à ses soins par son maître Esquirol. En 1836, celui-ci lui propose à nouveau un second « voyage thérapeutique » : trois ans au Moyen-Orient (Egypte, Nubie, Palestine, Syrie, Asie Mineure, Malte…) . Il y découvre le haschich et il en rapporte la matière de ses Recherches sur les aliénés en Orient. Notes sur les établissements qui leur sont consacrés à Malte (Ile de), au Caire (Egypte), à Smyrne (Asie-Mineure), à Constantinople (Turquie), qui paraissent dans les Annales Médico-Psychologiques en 1843. De son anabase, il a ramené le haschich, qu’il expérimente lui-même et dont il devient un prosélyte et un propagandiste. Il y voit « un moyen puissant, unique, d’exploration en matière de pathogénie mentale » (Du haschich et de l’aliénation mentale, 1845). Organisateur des célèbres haschich-parties à la « confiture verte » de l’hôtel Pimodan, quai d’Anjou, dans l’île Saint Louis, « fiestas » ou « fantasias », selon les expressions de Théophile Gautier, d’un club romantique et mondain de haschichins que fréquentent Balzac, Baudelaire, Nerval, Delacroix, son expérience orientaliste ouvre la voie romantique des voyages intérieurs, aidés par les raccourcis psychodysleptiques.

 

   
J.-J. Moreau de Tours
1804-1884

La deuxième figure que nous vous suggérons est celle d’un exact contemporain de Freud, qui parcourt le monde (Europe, Maghreb, USA, Inde, Egypte, Java…) et qui, à l’instar de Moreau de Tours, ne manque jamais de visiter dans ses périples, asiles et institutions psychiatriques, dans une recherche toujours vaine de formes inédites de folie. Son nil novi, loin d’inaugurer dans le champ de l’aliénisme le désenchantement de nos modernes ethnologues, consolide et consacre un nosologisme triomphant. Non, il n’existe pas de raison sérieuse d’envisager sous d’autres climats l’existence de formes entièrement nouvelles et inconnues de l’Occident, de folie. Non, les études de psychiatrie comparée que mène ce pionnier de l’ethnopsychiatrie ne permettent pas d’isoler, en des terrae incognitae de la nosologie, des pathologies mystérieuses, originales et exotiques. Tout au plus doit-on admettre, comme pour l’amok ou le latah malais, un certain degré de variabilité culturelle dans l’expressivité des pathologies mentales.

            Marc Géraud dit de lui qu’ « il pratiquait presque fanatiquement la marche à pied, dans le droit fil des Wanderungen des romantiques et avait appris sur le tard à faire de la bicyclette ». Passionné par la botanique et voyageant en compagnie de son frère, botaniste et zoologiste de renom, directeur du musée d’histoire naturelle de Hambourg, il organisait chaque année avec ses assistants une excursion pédestre qu’ils avaient familièrement baptisée la marche catatonique. Si j’ajoute que cette figure paradoxale a été dans son domaine un grand classificateur et que l’on a, à tort, reproché à cet aliéniste en mouvement le statisme de ses taxinomies, vous aurez, bien sûr, reconnu le maître de la Clinique Universitaire de Munich, Emil Kraepelin, moins connu comme fondateur des approches transculturelles en psychiatrie. Le grand mérite de celles-ci est de nous rappeler à une pratique de l’espace, qui a sans doute été un peu oblitérée par le poids et la prévalence de la référence psychanalytique au temps et à l’histoire.


 
Emil Kraepelin
1856-1926


Y a-t-il un dieu de l’errance ? une divinité du voyage, à laquelle le voyageur sur le départ devrait consacrer un sacrifice propitiatoire ? Segalen nous parle bien, dans Equipée, d’un « indispensable petit dieu du voyage », mais curieusement, ce dernier ne saurait être défini que par des attributs négatifs : il ne sait pas marcher, d’ailleurs il n’a pas de membres visibles, donc il doit être porté. Il n’a pas de cœur, il n’est donc pas sentimental ou sujet aux états d’âme. Il se ramène à « une certaine lueur ironique dans les yeux » et « n’inspire, à tout prendre, aucune piété reconnue. » « C’est un bon petit dieu de poche et de voyage. Vide de dogmes, il sera plus léger à mes mules. » Légèreté, vacuité, plasticité et ironie : ce dieu n’appartient sans doute pas à notre panthéon.

Y a-t-il un dieu occidental du voyage ? Peut-être Autolycus, un petit dieu, bien méconnu, mais peu fréquentable, dont Shakespeare, dans le Conte d’hiver, fait un truand bohémien, un pícaro, c’est-à-dire un out-law et un out-sider, un dieu des marges et de l’illégalisme. Né sous le signe de Mercure, patron des voleurs, il est vrai qu’il a de qui tenir, puisqu’il est réputé être le fils d’Hermès, dieu du vol et des échanges, dieu du carrefour et de la prostitution, et l’aïeul d’Ulysse, grand voyageur involontaire, mais aussi le plus rusé, sinon le plus fourbe, des mortels.

            Faut-il donc au voyageur qui se prépare, sacrifier à un truand ? se mettre sous la tutelle d’un marginal et d’un instable ? Mais, après tout, pourquoi partir ? Cette restlessness dont nous parle Bruce Chatwin, cette incapacité à rester en place, cette bougeotte, cette grande maladie baudelairienne dont il est question dans les Journaux intimes, la haine du domicile : est-elle une fin en soi, un voyage vers le haut, une forme de postulation vers l’idéal ? ou alimente-t-elle le malheur de l’homme, comme l’affirmait Pascal ?

            Enantiodromie est le terme qu’emprunte C.G. Jung à Héraclite, pour désigner le mouvement inverse d’une régression, le « retour à la chose opposée », le début du voyage de retour, comme dans les descentes aux Enfers (Orphée, l’Odyssée, l’Enéide, la Divine Comédie…), dans les voyages verniens au centre de la terre ou vingt mille lieues sous les mers, ou comme aujourd’hui, dans les odyssées de l’espace et autres armaggedons. La descente dans le monde infernal est une catabase pleine de périls. Mais le retour n’est guère plus réjouissant : nos anabases se sont faites mélancoliques. Pourquoi partir, pourquoi revenir, si le retour est déjà le malheur du départ ?

            A la limite, le voyage déçoit tellement qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. L’insignifiance annule le déplacement. Frédéric Moreau, désillusionné par les suites de 1848, décide de s’éloigner au lendemain du 2 décembre 1851. Et c’est l’occasion pour Flaubert, au début de la Troisième Partie de L’Education sentimentale, d’une des plus célèbres ellipses stylistiques de la littérature :                                                          

Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.                                                                                                                 

Rupture, fulgurance ou syncope, Carlo Guinzburg, qui s’essaye à déchiffrer cet « espace blanc », met justement en correspondance ce séquençage abrupt de l’écriture flaubertienne avec les technologies nouvelles de l’époque qui, toutes, tendent à l’instantané : dioramas, daguerréotypes, photographies, voyages accélérés en chemin de fer…Le Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée VOYAGE, en recueille la dérisoire amertume : « VOYAGE. Doit être fait rapidement. »    

            Hugo von Hofmansthal s’interroge sur « cette façon qu’ont tous les hommes d’être toujours en chemin » et il évoque par contraste, dans Chemins et rencontres, la figure de saint Siméon Stylite, l’ascète syrien qui vécut trente ans au sommet d’une colonne, ainsi que l’existence millimétrée et chronométrée de Kant, qui ne ressentit jamais le désir de voir autre chose du monde que Könisberg : « Au fond, rien ne nous apparaît plus étrange qu’un homme qui ne bouge pas. » Pourquoi partir ? A quoi bon voyager ? Inutilité des voyages : celui de des Esseintes l’éclaire caricaturalement, puisqu’il se ramène et se résume aux préparatifs d’un départ avorté. Plutôt sédentaire, des Esseintes n’a jamais voyagé qu’en Hollande et il envisage de voir Londres. Il prend ses dispositions, prépare sa malle et se fait conduire dans un café de la rue de Rivoli fréquenté par des insulaires. Là, « saturé de vie anglaise » par cet environnement, il décide de renoncer à partir : « A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement  sur une chaise ? (…) Il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations » (J.K. Huysmans, A Rebours)

            A quoi bon voyager ? se demande ce singulier promeneur suisse, sans domicile fixe, qui se trouve un jour de 1929 interné à la Waldau de Berne, d’où il est transféré en 1933 à l’hospice cantonal de Herisau, où il vécut jusqu’à sa mort : 27 ans d’hôpital psychiatrique dans une existence de 78 ans. As de l’échec et champion de l’effacement, Robert Walser semble mettre toute son application et toute sa rigueur minutieuse à échouer de son mieux, à l’instar d’un personnage de Beckett : « No matter. Try again. Fail again. Try again. Fail again…Fail better. » Carl Seelig rapporte ses propos : « A l’hospice, j’ai toute la tranquillité qu’il me faut. C’est au tour des jeunes, à présent, de se faire remarquer. Il me sied de disparaître aussi discrètement que possible. » A l’asile, il n’écrit plus et tient à trier lentilles, haricots et châtaignes, à coller des sacs de papier ou à démêler des ficelles pour la poste. Loin de se plaindre de son sort, il envie celui de Hölderlin. « Non, je ne veux aller nulle part. Pourquoi un écrivain voyagerait-il tant qu’il a de l’imagination ? » Sa posture rappelle la fin absolue de non-recevoir qu’oppose Bartleby, dans la nouvelle de Melville, à toutes les demandes : « I would prefer not to. » Son héros et son double, Simon, dans Les enfants Tanner, se trouve très heureux de ne rien faire et de ne jamais quitter son pays : « Il faut bien aussi qu’il y ait dans le monde des gens qui regardent. (…) Tu n’auras vraisemblablement aucun succès dans la vie, mais cela n’enlèvera rien à ta tranquillité. » A quoi bon voyager ? « Je reste et je continuerai à rester. C’est si agréable de rester. Est-ce que la nature, elle, va à l’étranger ? (…) Les rivières et les nuages voyagent, mais c’est une tout autre façon de s’en aller, autrement profonde, sans retour. 

Le vrai voyage, le seul voyage serait un voyage sans retour. Comme Bachelard l’indique dans L’eau et les rêves, la mort ne serait peut-être pas le dernier (et le grand) voyage, mais bien le premier. Le cercueil, associé à ce qu’il propose de nommer le « complexe de Caron », tel qu’Arnold Böcklin par exemple l’illustre dans ses versions de L’île des morts, « ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. » Simon encore, ce propre-à-rien absolu, dans ce roman qui se clôt sur une apostrophe et un tiret insolites : " Venez – " , l’a bien compris : « Au fond je veux seulement vivre jusqu’à l’hiver. »  Robert Walser lui-même part le jour de Noël 1956 pour sa dernière et première promenade dans la neige, où il est retrouvé mort.


    
Robert Walser
1878-1956
Vivre jusqu’à l’hiver

           

                        Mouvement ou repos, errance ou enracinement, stabilité ou instabilité : la tâche la plus haute et la plus urgente n’est-elle pas d’organiser le silence, la réserve et l’effacement autour de soi ? La mobilité égale alors, en puissance d’effacement, l’immobilité la plus têtue. Rilke, par exemple, dans le souvenir de S. Zweig, était difficile à joindre. Dans cette Europe d’avant 1914 de la libre circulation des personnes, dans ce Monde d’hier sans visas, ni passeports, ni cartes d’identité, Rilke « n’avait pas de maison, pas d’adresse où l’on aurait pu aller le quérir, pas de foyer, pas de demeure permanente, pas d’emploi. Il était toujours en route à travers le monde, et personne, pas même lui, ne savait d’avance de quel côté il tournerait ses pas. (…) C’est donc toujours par hasard qu’on le rencontrait. » Sans domicile connu, itinérants ou sédentaires, tel Joseph Roth, qui ne trouva jamais de lieu où se fixer, tel Albert Cossery, tel encore Jean Genet qui vécut et mourut dans une chambre d’hôtel…tous, habitants des non-lieux, présences fugitives, êtres aléatoires, écrivains de rencontre.

 


Au sein des errants de légende (The Old Mariner, le Hollandais Volant…), nous avons retenu pour illustrer notre colloque Le Juif errant, que Chagall peint vers 1924,  un peu comme un signe en direction d’Henry Meige et des travaux contemporains du professeur Hacking et de Jan Goldstein.

            Parmi l’iconographie abondante qui s’offrait à nous, nous avions aussi songé à cette peinture de Caspar David Friedrich, représentant un Voyageur contemplant une mer de nuages, pour la suggestion extraordinaire d’éloignement que ce tableau suscite et pour sa multiplicité de valences significatives. Ce voyageur peut en effet incarner la figure du révolté romantique,  qui fait dissidence et sécession et qui défie l’ordre naturel, mais aussi celle du déserteur ou du fuyard, ou encore celle du malheureux accablé par la défaite de sa vie, qui renonce et qui s’en va.

 
Caspar David Friedrich
Voyageur contemplant une mer de nuages
Vers 1818

Plus éclairant pour notre propos, il peut aussi représenter une figure intermédiaire : sur le bord du ravin, c’est une figure de l’entre-deux. Il s’est éloigné (de nous), mais il n’a pas encore franchi la frontière. Peut-être médite-t-il sur la frontière. Au bord, au seuil, à la frontière, sur la ligne de crête, sur ce limes entre ciel et terre, entre ravin et nuages, c’est aussi une figure de compromis entre le refus et la découverte, entre le non et le oui, entre accord et désaccord. C’est nous qu’il quitte, mobilisant « attente et désir de visage », comme l’écrit Georges Banu ; c’est à nous qu’il tourne le dos : à nous, trop vus, trop sus, trop connus, trop expérimentés, à notre monde usé, à l’Europe aux anciens parapets. C’est à nous qu’il dit non, sans que nous puissions percevoir vers quoi se tournent son approbation et ses appartenances. Il s’arrête sur le seuil, à l’extrême bord, juste avant la chute et la possible fin. Ou peut-être faut-il considérer que, dominant la mer de nuages, c’est un héros, un précurseur, à l’avant-garde de son temps. Peut-être encore avance-t-il vers l’avenir, mais tel l’Ange de Walter Benjamin : en lui tournant le dos, à reculons, le regard sur les ruines du passé et du présent. Peut-être sommes-nous, nous auxquels il dérobe son visage, son propre avenir.

Le Juif errant nous engage sur un autre sentier. Il semble qu’il s’agisse pour le peintre d’une icône importante et significative, qui revient sporadiquement dans son œuvre et en particulier chaque fois que Chagall doit se déplacer. Il a partie liée avec l’exil : de Vitebsk, où il est né, à Saint-Pétersbourg, de là à Berlin et à Paris. Chagall le représente avec ses attributs inséparables, la canne et la besace, se détachant des objets et des présences de son univers familier qu’il contemple une dernière fois, comme dans Au-dessus de Vitebsk, dont il survole les toits.


 
Marc Chagall
Au-dessus de Vitebsk
1914

             Ici, il se déplace résolument vers la droite, longeant son village sans lui consentir un regard. La malédiction de ce marcheur éternel est de devoir errer de par le monde, sans retour possible et sans but, jusqu’à la fin des temps : ubiquité et immortalité douloureuse représentent les deux éléments de sa sanction et de son malheur.

   

Marc Chagall
Le Juif errant
1923-1925

            Bonne illustration, nous semble-t-il, de ce moment précis et décisif où le voyageur s’arrache à ses racines et se met en route : le moment du départ, du premier pas, l’instant inchoatif de la rupture et de l’essor, qui est aussi, sous le signe saturnien de la perte et, déjà, du regret, le début de l’exil, ce Juif errant a le mérite de nous mettre précisément sur le chemin.


Indications bibliographiques

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H. BÖRSCH-SUPAN Caspar David Friedrich. Adam Biro, 1989.

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J.M. CHARCOT Leçons du Mardi (14è et 15è), février 1889. E. Lecrosnier & Babé, 1889.

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F. DUBOURDIEU De la dromomanie des dégénérés. Thèse, 1894.

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