FONTEVRAUD
28 Mai 2005
« DE
LA MEMOIRE ET DE L’OUBLI »
ARGUMENT :
Mémoire et oubli se situent au coeur des pratiques de la médecine,
de la psychiatrie et de la psychanalyse : toute psychothérapie ne présuppose-telle
pas une théorie de la mémoire ? Leur étude dans les pathologies
(amnésies, hypermnésies, dysmnésies) s'est fortement développée
depuis deux décennies, en s'instruisant notamment auprès des modèles
proposés par les neurosciences cognitives. Mais ces derniers ne nous
éclairent pas vraiment sur la nécessaire distinction entre une mémoire
conçue comme simple rappel d'un passé révolu et une mémoire vécue
comme installation et actualisation du passé dans le présent. Si la
mémoire s'impose à notre modernité comme un impératif pressant,
c'est au nom de cette dernière visée : se souvenir, commémorer, préserver
traces minuscules et vestiges ténus, c'est relier le temps des morts
à celui des vivants, c'est décider de rester attentif à l'émouvante
précarité de l'archive, c'est s'inscrire dans ce mouvement qui
permet de redonner de la présence et de la vie, donc de la valeur, au
passé. Des tablettes de cire de l'Antiquité aux rouleaux et aux
volumes de la bibliothèque, jusqu'aux modernes PC
et autres PDA, les mémoires
auxiliaires dont nous nous sommes dotés nous permettent peut-être de
mémoriser, stocker, sauvegarder, engranger, non de nous souvenir.
Au-delà du champ médical et médico-psychiatrique, les
processus de mise en mémoire, comme les troubles affectant la
constitution et la restitution des souvenirs, suscitent bien d'autres
résonances dans tout le domaine des sciences humaines et sociales. La
mémoire ne nous donne-t-elle pas notre identité et ne
contribue-t-elle pas à assurer la permanence de notre personnalité ?
Dans les opérations de la mémoire,
je vais à ma propre rencontre. Défaillances, absences, plis et
replis, échos et palimpsestes, vraies et fausses réminiscences démontrent,
à travers le caractère intrinsèquement discontinu et lacunaire de
toute mémoire biographique, de cette forme de fidélité à nous-mêmes
qu'elle représente. Sans mémoire, pas d'identité stable. Sans mémoire,
pas de transmission possible, pas de culture non plus. Tous les arts,
dans le mythe, devraient leur naissance à la Mémoire : Mnémosyne, mère
des neuf Muses. Les grands topos culturels et artistiques (le retour, toujours nostalgique, sur
les lieux du passé et de l'enfance, les tout premiers souvenirs, nécessairement
estompés et altérés) participent des pouvoirs et des échecs de la
mémoire. Comme le souligne Pierre Nora, c'est quand de nouvelles
normes menacent les équilibres traditionnels d'une société et sa mémoire
collective, que scientifiques, philosophes et artistes thématisent la
mémoire comme une affaire de l'intimité et de la vie privée :
Proust contemporain de Bergson, de Ribot et de Freud.

Troie
en flammes,
Brueghel Jean, dit l’Ancien, vers 1595
…Animus meminisse horret…
(Virgile,
Enéide, livre II, v.12)
Ambivalence de la mémoire : guérir, est-ce oublier ou se
ressouvenir ? Il faudra bien un jour entendre cette avidité d'oubli
qu'expriment nos patients : "Si je pouvais seulement oublier...
Si
cela n'avait pas eu lieu... Je n'oublierai jamais...On me dit qu'il ne
faut plus y penser, mais c'est impossible et tout m'y ramène... Je ne
voulais pas mourir, mais dormir, oublier, trouver enfin la
paix..." Le discours qu'élève le psychotraumatisé, malade de
l'inoubliable, vient se heurter de front à l'exigence anamnestique de
levée des refoulements et des censures pathogènes, et à
l'injonction paradoxale de devoir se rappeler ce qui a été amnésié.
La première pente (à l'effacement, aux fruits des Lotophages) est
sans doute la plus entraînante : animus horret, ainsi Enée commence-t-il son récit de la
catastrophe. Son âme frémit
d'horreur. Tout souvenir est haïssable, potentiellement
traumatique; il peut être dangereux de remuer la cendre des jours
morts et, comme Balzac l'illustre dans Adieu,
les thérapies par le ressouvenir peuvent se solder par la mort : Stéphanie,
tout entière absorbée par l'horreur d'un traumatisme insoutenable,
se réveille devant le spectacle de la recréation à grands frais par
son amant de la scène traumatique ; elle renaît et elle se
ressouvient, mais elle en meurt, à l'instar d'un somnambule qu'un réveil
trop brutal vient tuer sur le coup.
Ambivalence de la mémoire: entre trop et trop peu,
hypertrophie et atrophie, mémoire pleine à ras bords, continue,
homogène, comme celle d'une encyclopédie méthodique ou d'un temps
retrouvé, et mémoire fragile, sujette à pertes, inattentions, imprécisions
et flous. Certes, nul ne saurait envier Kant à ses derniers jours,
dont le jugement, la mémoire et le langage défaillent, qui fait des
listes, un syllabus, une
liste de sujets de conversation pour tous les jours, d'autres memoranda,
pathétiquement inefficaces, puisqu'il les égare. Mais, sur le bord
opposé, celui qui n'oublie strictement rien, Cherechevski le mnémoniste,
observé par Luria pendant plus de trente ans, aux capacités mnésiques
illimitées, vit son art de Mémoire comme une malédiction qui le
rend incapable d'un tri. Louis Lambert, à la prodigieuse mémoire,
meurt jeune et aliéné, comme Funès, dont l'univers inessentiel est
saturé de détails, incapable de penser, écrit Borges, et accablé
par l'impossibilité d'oublier. L'"intolérable Zahir"
rend fous les malheureux qui ont la malchance de rencontrer cette catégorie
d'êtres ou d'objets qui ont la terrible vertu, une fois perçus, de
ne pouvoir s'oublier. L'Autodidacte de La
Nausée, qui a tout lu à la Bibliothèque dans l'ordre alphabétique,
mû par un plan d'appropriation de tout le savoir du monde, finit également
très mal.
Tout garder, ne rien laisser se perdre. Notre époque rétentionniste,
obsédée de patrimoine et d'enregistrement, de témoignages et de
conservation, hantée par la perte, se voudrait hypermnésique de son
histoire, au point d'accumuler son présent en le doublant dans des
procédures dont la limite est celle, exemplifiée dans l'utopie
borgesienne, d'une cartographie à l'échelle 1/1, d'une nouvelle caractéristique
universelle qui ambitionnerait de ramasser et de sauvegarder sous
des formes systématisées tous les savoirs passés, présents et
possibles. Tout garder, ne rien jeter : la problématique de la
gestion des patrimoines rejoint celle de l'endeuillement et de la
gestion psychoaffective des héritages. Si vous gardez tout, la vie
n'est plus possible, encombrée de memorabilia
; si vous jetez et si vous acceptez de vous débarrasser, vous
souffrirez aussi. Dans les deux cas, renoncement ou conservation, vous
devrez vous sacrifier. Animus
horret.
Une vision tragique pourrait situer ainsi la mémoire: entre
Babel et Alexandrie, selon les pôles d'un imaginaire mythique dégagé
par Christian Jacob à propos de l'histoire des bibliothèques, dont
le fantasme ptoléméen serait celui de la totalité, de
l'accumulation exhaustive et de la mémoire totale. D'un côté,
l'infini hypertextuel, le labyrinthe borgesien ; de l'autre la
Bibliothèque (ou Troie) en feu, la ruine et l'oubli. Mais loin
d'Ilion et de ses flammes, loin des visions tragiques de l'incendie et
du sac, Enée lutte contre l'oubli et, par son récit, tente de
s'acquitter de sa dette à l'égard de son histoire. Il sait
probablement aussi le bienfait de l'oubli. Avec Henry James, faut-il rappeler
à notre mémoire que la capacité d'oubli fait partie, avec le
silence et le secret, des "grandes victoires de la
civilisation" ?
Pr JB Garré
Références
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J.P. SARTRE La
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G. SWAIN Dialogue
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