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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 

 

FONTEVRAUD  28 Mai 2005  


Troie en flammes
, Brueghel Jean, dit l’Ancien, vers 1595

Animus meminisse horret… (Virgile, Enéide, livre II, v.12)

 

MEMOIRE – OUBLI – JOURNAL INTIME

Professeur G. BESANçON

Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright  2005

Un contremaître qui s’appelait Lederlecha et qui portait « une moustache de tigre » avait recueilli, par tradition orale, certains détails que je vais rapporter sans trop y croire (étant donné que l’oubli et la mémoire sont également inventifs – José Luis Borges – Le rapport de Brodie).

Cette remarque de Borges s’articule parfaitement à notre sujet et vérifie cette réflexion de Platon (Le mythe de la caverne) bien avant Freud que croire à la réalité d’une perception est illusion et qu’il s’agit en fait d’un reflet forcément intime.

Ceci est vrai pour le journal intime. Il n’y a pratiquement aucun écrit intime qui reflète exactement le vécu de son auteur.

Julien Green écrit le 5 février 1939 « je crois qu’une des plus vaines préoccupations de l’écrivain qui écrit son journal est celle d’une cohérence absolue ».

Le même Julien Green écrivait le 3 juin 1936 « si l’on découvrait ce journal, il donnerait de moi une idée fort inexacte, car je n’y mets guère que ma vie extérieure ; ce qui se passe en moi et qui est contradiction absolue avec ma vie extérieure, je ne puis en parler ou j’en parle très mal ».

Ou encore le 24 juin 1937 « je finirai par me déprendre tout à fait de ce journal parce que je n’ai pas réussi à y mettre ce qui compte réellement pour moi ; bien peu de mes difficultés intérieures transparaissent dans ces pages ».

Ces quelques citations avaient pour ambition d’introduire, par quelques exemples, le propos global.

La mémoire et le journal intime. Le journal intime est a priori, c’est sa fonction première, la conservation de la mémoire. En réalité on ne saurait à son propos que de parler de mémoire sélective. Aucun diariste, aucun mémorialiste ne transcrit la totalité de ses souvenirs de son expérience. La crudité d’un certain nombre d’écrits récents paraît démentir ce propos. En réalité, cela ne doit pas être si simple, si clair, puisque Catherine M. serait en analyse depuis plusieurs années.  

On ne peut pas faire l’économie de l’inconscient qui est le véritable lien de mémoire. Je dirai volontiers de vraie mémoire, celle qui n’apparaît jamais complètement dans le discours parlé ou écrit. Cela rejoint peut-être ce que Freud appelle « le fantasme originaire ».

Quant à l’oubli, c’est évidemment un mot qui sonne mal aux oreilles des différents psy… Pour eux, tout oubli a un sens qu’il est possible de décrypter. On se souvient de l’oubli par Freud de l’auteur des fresques du jugement dernier de la cathédrale d’Orvieto, et l’analyse qu’il en a fait pour aboutir à l’explication oedipienne.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas, ou peu, d’oublis innocents, et que l’oubli est une punition, un message destiné à quelqu’un d’autre, ou déjà un mépris.

Dans le cas de l’écrit intime, l’oubli peut-être délibéré. Julien Green supprime certains passages de son texte (autocensure).

L’oubli peut être assimilé à une résistance, résistance du Cà, du Moi … ou plus encore du Sur Moi, plus peut être par rapport à l’image d’un Moi idéal que le rappel de certains souvenirs, de certains gestes ternirait trop.

Assez curieusement, le Robert ne fait pas le rapprochement entre oubli et refoulement, à la rubrique « oubli ». Par contre, à la rubrique « refoulement » on peut lire « phénomène inconscient de défense par lequel le Moi rejette une pulsion (sexuelle-agressive) une idée opposée aux exigences du  Sur Moi.

Nous illustrerons par quelques exemples de journaux intimes, ou remarques théoriques. Mais il convient de s’attarder un peu sur cette forme littéraire bien particulière qu’est le journal intime.

Le journal intime est un écrit bien particulier où l’auteur,  écrivain célèbre, homme illustre, anonyme, rapporte au quotidien ses sentiments, ses passions, ses regrets, ses joies et ses tristesses. Il est devenu au fil des ans un genre littéraire bien spécifique et certains écrivains, et non des moindres (Gide, Julien Green, Amiel) firent leur célébrité, sinon davantage tout au moins autant,  de leur journal que de leurs autres œuvres.

Le journal intime et sa publication apparaissent dans la littérature occidentale au 17ème et 18ème siècle avec, en Angleterre,  Pepys et Boswell. Michel Foucault note en fait dès l’antiquité les prémisses de cet exercice littéraire. Il en prend comme exemple, tiré de la vie des stoïciens « La vita d’Antoni d’Athanase ». Ce texte présente la notation écrite des actions et des pensées comme un élément indispensable de la vie ascétique. Cette pratique de l’écriture de soi même « est en relation de complémentarité avec l’anachorèse  et n’admet donc pas ni oubli, ni défaillance alléguée de la mémoire.

Foucault donne un exemple de ces écrits intimes les hypomnemata, livres de vie, de conduite où on consignait des citations, des fragments d’ouvrage, des exemples et des actions dont on avait été le témoin. Ils se situent dans le cadre d’une éthique très explicitement orientée par le souci de soi vers des objectifs définis comme  se retirer en soi, s’atteindre soi-même, vivre avec soi-même, se suffire à soi-même, profiter et jouir de soi-même.

C’est donc une fonction fondamentale du journal intime que ce regard sur soi, qui se doit d’être lucide et honnête, se gardant des oublis et des pièges de la mémoire. Ce regard sur soi est le plus souvent ambivalent. Il est rarement exclusivement positif, sauf peut-être, et encore sous la plume d’Edmond de Goncourt ou de Léautaud qui fonctionnent tous les deux sur un mode volontiers projectif, sous la plume, par contre, de Stendhal, d’Amiel, les reproches sincères, ou non, affluent. Ils remettent en cause leurs comportements, notamment et surtout dans quelques situations amoureuses, où ils ont été confrontés à un choix. C’est Amiel qui a sans doute, dans la perspective que nous venons d’évoquer, souligné le mieux les différentes fonctions du journal intime.

Vendredi 21 décembre 1860 (tome III p.15) 9 h. du matin. C’est ce journal qui me permet de résister au monde hostile, à lui seul je peux conter ce qui m’afflige ou me pèse. Ce confident m’affranchit de beaucoup d’autres. Le danger c’est qu’il évapore en parole aussi bien mes résolutions que mes peines, il tend à me dispenser de vivre, à remplacer la vie. Il est ma consolation, mon cordial, mon libérateur, mais peut-être aussi mon narcotique.

Plus loin, il est peut-être mon principal idole, la chose à laquelle je tiens le plus.

Ce propos d’Amiel illustre parfaitement, nous semble-t-il, cette fonction ambivalente du journal intime de l’écrivain quant à la passion de soi-même.

Erreurs ou lacunes mnésiques, oublis sont sans doute les pièges principaux de tels écrits.

Nous allons illustrer ces remarques par quelques exemples :

Le journal de Stendhal,

Bien sûr le journal d’Amiel,

Deux extraits des journaux de 1942 de Pavese et Jünger.

Le journal de Stendhal,

 

On se souvient que dans ce texte, Stendhal, dans un style que l’on pourrait qualifier de télégraphique, jette sur le papier ses désirs, ses rencontres, ses espoirs amoureux ou littéraires, ses désillusions. En même temps, il fait part de ses lectures, des commentaires qu’elles entraînent, de ses impressions quant aux paysages, aux œuvres d’art qu’il observe. Il note également ses critiques de théâtre. Celles-ci sont même particulièrement nombreuses. On sait le penchant très fort de Stendhal pour l’art lyrique. Une partie de ces notations de journal constitue évidemment le support d’autres écrits, notamment les récits des voyages en Italie. Le journal de Stendhal est avant tout l’enregistrement minutieux de ses préoccupations amoureuses. On voit apparaître la naissance d’un désir, la stratégie mise en œuvre pour l’accomplir, l’exultation quand il est satisfait, les reproches ou les lamentations mais jamais totalement dénués d’humour quand il n’aboutit pas. Stendhal n’hésite pas à se fustiger de ses hésitations, de ses timidités. En état permanent de vigilance séductrice, il se reproche amèrement, comme le fera plus tard Leautaud, grand admirateur de Stendhal, chaque occasion qu’il n’a pas saisie.

Le 27 Avril 1810 : « j’y ai trouvé la comtesse Palfy qui m’a constamment regardé avec intérêt « vous êtes venue bien tard ».

Elle a toujours cherché à me prendre la main. J’ai légèrement serré la sienne, mais j’ai eu tort de ne pas l’embrasser dans le petit cabinet ; nous n’y étions que deux hommes et j’y étais même autorisé à le faire par la pénitence qu’elle subissait. Je prends mon grand courage et je décide que je donnerai un baiser sur sa joue ou sur sa main à la première occasion. On finit par mépriser un nigaud qui ne profite de rien.

Stendhal on s’en souvient fait même état de ses défaillances amoureuses et, reprenant une idée déjà exprimée par Montaigne, repère parfaitement que l’échec est d’autant plus à redouter que le désir est plus vif et que le projet amoureux a été plus attendu et plus investi… Il fait là d’ailleurs véritablement œuvre de psychopathologiste avant la lettre et témoigne d’une intuition très fine des mécanismes inconscients. Il use comme Pepys de procédés un peu infantiles pour tenter de dissimuler (à lui-même sans doute) ses passions du moment, entremêlant son texte français de fragments en italien ou en anglais, généralement consacrés à ses espoirs ou à ses déboires amoureux.

Le 7 Juin 1810 (16), après avoir évoqué une soirée libertine avec quelques jeunes femmes, mais ne s’étant pas terminée exactement comme il l’espérait, il écrit : « malgré tout j’accrochai à good and sufficientemente raparito kiss ». Stendhal est en perpétuelle quête amoureuse et il mène celle-ci comme un combat, la conquête d’une femme désirée étant comparée à la chute d’un bastion. On est à l’époque napoléonienne et on sait l’admiration de Stendhal pour l’Empereur. Du même coup, en bon stratège, à défaut de victoire complète, il enregistre chaque avancée dans son dessein si minime soit-elle. Il décrit une de ses conquêtes amoureuses sous la rubrique : « Histoire de la bataille du 31 mai 1811 ».

Stendhal, tenant son journal, a bien le sentiment tout comme Freud quand il se libre à l’analyse de ses propres rêves, de faire œuvre universelle quant à la connaissance de l’âme humaine et qu’il est possible d’extrapoler de la connaissance de soi-même, la connaissance de tous les hommes.

9-11 juillet 1810. Nosographie des passions et des états de l’âme. Lire les premières pages de la nosographie de Pinel et faire celle dont j’ai besoin (9 juillet 1810) (18). Faire un journal nosographique où j’inscrirai chaque soir, à l’article Vanité, les traits vaniteux observés, à l’article Avarice, les traits d’avarice, enfin sous le titre de chaque passion, état de l’âme, etc…, ce que j’aurais observé. Ces signes frapperont mon imagination et doubleront les forces de mon esprit. Je suis sujet à ne plus pouvoir suivre une idée, faute de me rappeler sans peine un instant après l’avoir conçue (11 juillet 181

Même si Stendhal introduit indiscutablement une nouvelle manière de tenir un journal, ses écrits intimes, malgré leur ton très libre, gardent l’empreinte des livres de raison des siècles  précédents. Le parfait agnostique garde quelque chose de la confession, de la contrition et des résolutions qui doivent s’ensuivre, même si ces résolutions portent sur des terrains inhabituels. On trouve fréquemment d’autres réminiscences de livre de raison quand Stendhal fait ses comptes et ses prévisions financières, avec d’ailleurs un réalisme assez relatif dans ces domaines.

On ne saurait, pour le journal de Stendhal, parler de lacunes de la mémoire, d’oublis. Par contre bien qu’écrits dans l’immédiat ou presque, il y a un aménagement des souvenirs, même s’il est loin de toujours se donner le beau rôle, notamment dans ses entreprises amoureuses. Il est sans doute plus authentique dans sa démarche autobiographique, dans la vie d’Henri Brulard, encore qu’il aménage ses souvenirs notamment pour tout ce qui concerne son père.

Le Journal d’Amiel

Un peu plus loin dans le 19ème siècle, le journal d’Amiel va constituer l’indispensable référence dans l’approche critique des écrits intimes, l’élément de comparaison avec tous les travaux du même type.

Amiel a vécu 60 ans, de 1821 à 1881. Il avait perdu sa mère de tuberculose alors qu’il avait 11 ans. Son père se suicidera en se jetant dans le Rhône. Ces deuils parentaux précoces l’ont certainement profondément marqué et rendent compte largement de sa personnalité, de ses comportements et aussi, on peu l’écrire sans doute sans excès de sa pathologie. Professeur à Genève, il publiera quelques essais et poèmes qui ne paraissent pas avoir eu un grand retentissement. Les premières publications de fragments de son journal intime n’auront lieu qu’après sa mort, par le biais de ses exécuteurs testamentaires. Bien que l’intérêt soulevé parce journal ne se démente pas, qu’il fasse l’objet de nombreuses études critiques, de thèses médicales, il faudra attendre 1976, soit près d’un siècle après la mort de l’auteur, pour que l’Age d’homme en entreprenne la publication intégrale.

Ce journal, qui comporte plus de 17 000 pages, va désormais constituer le modèle incontesté en matière de journal intime encore que, y compris parmi ses admirateurs les plus fervents, son abondance, ses redites, pour ne pas dire ses rabachâges, ses ratiocinations soulèvent d’inévitables réserves. Ceci étant, tous s’accordent pour souligner l’importance du phénomène.

Si le Journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé ? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire psychologique un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud ». (Roland Jaccard).

Leautaud mis à part, il n’y a sans doute pas de phénomènes comparables dans sa littérature universelle au journal d’Amiel. On a pu dire de l’auteur qu’il écrivait sa vie plutôt que de la vivre, et que cette écriture permanente constituait un substitut de l’existence qu’il n’avait pas, notamment sur le plan affectif et sexuel. On pourrait dire en termes plus contemporains que le journal représente pour Amiel un véritable objet transitionnel au sens que l’on donne à ce terme depuis Winnicot.

« Je me hasarde à avancer qu’il existe un état intermédiaire entre l’inaptitude du petit enfant à reconnaître et à accepter la réalité de son aptitude croissante à la faire. Ce que j’étudie ici c’est donc l’essence de l’illusion, celle qui est permise au petit enfant et qui est propre à l’art et à la religion dans la vie adulte ».

Cet état intermédiaire est comblé chez le jeune enfant par les objets transitionnels dont il dispose : ours en peluche, morceau de drap, fragment de vêtement, etc… Chez l’adulte, l’objet culturel peut remplir la même fonction. Protection contre la régression narcissique complète ; il constitue également un rempart contre les dangers d’un monde environnant perçu comme menaçant, voire comme dangereux. On peut sans peine imaginer la fonction transitionnelle du journal chez Amiel. Soumis pendant la pré-adolescence à des blessures affectives graves, il sera toute sa vie un blessé, voire un écorché, sensible à toutes les blessures, tous les rejets, si minimes soient-ils parfois. A ce niveau le journal a certainement valeur thérapeutique.

Pour l’immédiat, nous nous en tiendrons à une brève analyse formelle, la force de ce journal conditionnant franchement celle de la plupart des journaux intimes faisant suite à celui d’Amiel, même si leurs auteurs apparemment tentent de s’en distancer.

Chez Amiel, on retrouve un peu à tous les moments de son évolution la même composition du journal, qui apparaît du même coup comme un texte très écrit … lectures, rencontres, préoccupations financières, occupations quotidiennes, descriptions du temps, du paysage sont présentes à presque toutes les pages et, à ce titre, Amiel peut être considéré comme excellent chroniqueur aussi bien de la vie genevoise que de la vie familiale ou amicale. Quantitativement en réalité, ces commentaires occupent une place fragmentaire dans le texte, l’essentiel étant fait de considérations de l’auteur sur lui-même, son fonctionnement physique et psychique, ses doutes, ses reproches. Il s’agit dans la tradition protestante d’un examen de conscience répétitif sans complaisance, avec la constatation réitérée… de sa médiocrité, de son indécision, de son absence de progrès, etc…

Amiel s’adresse à lui-même comme d’habitude le lundi 13 novembre 1865 (tome IV) p.42

« La vie à différer se passe dit le poète. La fatalité de ta destinée est d’avoir épuisé tes jours en prérogatifs et en velléités, en projets et en préludes, sans aboutir, sans conclure, sans réaliser ou en un mot sans produire. Que restera t-il donc de tant d’efforts dispersés et de tant d’études commencées ? Rien. Et pourquoi ? faute de suite dans la volonté. Et d’où vient ce défaut de constance ? d’un manque d’intérêt suffisant. Tu as été très vite découragé, sans espérance, sans ambition et à qui la faute ? A ceux-mêmes qui t’en font reproche. Tu as donné infiniment moins que tu ne semblais promettre… ». Plus loin « Et l’indolence aidant, tu as pris l’habitude de ne rien finir, de ne rien vouloir et même de ne tirer profit de rien ». On retrouverait sans peine tout au long des 17 000 pages du journal des notations de la même tonalité. Janet parlait, pour qualifier le vécu du psychasthène, de la baisse de la tension psychologique, du sentiment d’incomplétude. Au-delà des auto-accusations puritaines, liées sans doute à sa formation calviniste, il y a chez Amiel la conscience douloureuse de son état ressenti comme un handicap permanent, voire comme une infirmité. On peut, en termes psychopathologiques parler de dépression névrotique chronique, que les classifications nord-américaines qualifieraient de dysthymie. Amiel, et on le retrouve dans son journal, a parfois des moments de plaisir, la découverte d’un beau paysage, la musique, la rencontre avec des parents ou amis, mais ces moments de paix relative ne durent pas et il retombe constamment dans les mêmes gémissements.

Les considérations sur la vie affective, le célibat, les projets éventuels de mariage constituent en fait la trame permanente de l’ouvrage. On sait qu’Amiel n’a jamais cessé de s’interroger sur ces questions doutant en permanence de lui-même, envisageant le mariage comme une nécessité vitale pour lui, puis presque dans le même temps, en évaluant les inconvénients. Il devait même en 1867 aller jusqu’aux fiançailles avec Perline, puis accablé par sa décision, revenir en arrière, rompre les fiançailles, rationalisant sa décision par les reproches dont il accable la malheureuse. Aussitôt prise d’ailleurs, cette décision de rupture est remise en question, regrettée.

Il est tout à fait amusant dans cette perspective de reprendre l’itinéraire amoureux d’Amiel largement évoqué dans le journal de 1867.

Deux femmes mûres lui font une cour empressée ; il les repousse, bien qu’il se sente attiré. Il fait finalement sa demande en mariage à une jeune fille douce, bonne, modeste, tout en déplorant déjà que ce ne soit pas une intellectuelle.

Il note, le 21 février 1867 : « mélancolie. Rien ne me réussit ces temps et ma santé s’entame. Insuccès à l’Académie, peu de satisfaction avec ma fiancée, cerveau dolent et maintenant un fort rhume : présent fâcheux, perspectives prochaines déplaisantes… ».

Peu de satisfaction avec ma fiancée. Amiel peut-il quelques fois trouver des satisfactions ? On voit émerger toute une série de revendications à ce sujet, y compris matérielles. Amiel se voudrait une belle âme mais il est aussi un bon bourgeois de Genève, très préoccupé de son argent.

Les hésitations quant au mariage se poursuivent. Le 22 février 1867 : « je sens que nous dérivons du coté des unions vulgaires où l’on s’unit médiocrement ». Ces doutes, du coté du cœur, entraînent une exacerbation des inquiétudes de l’auteur avec des vaticinations interminables autour du mariage. Il s’agit d’ailleurs bien davantage du mariage en soi, de sa signification symbolique, que du mariage avec quelqu’un.

Il va passer le 26 mars à la rancune vis à vis de sa fiancée et de sa famille qui s’étaient inquiétées de ses atermoiements. Il s’indigne. On ne l’a pas compris. On ose s’étonner qu’il ait souhaité plus d’amour et de culture de la part de sa fiancée.

Son propos, qui n’est pas très loin de celui de Jean-Jacques son compatriote, a pris une teinte franchement paranoïaque.

« Voilà toutes mes meilleures intentions retournées contre moi. Cela me révolte à la fin, sinon contre les gens qui sont comme ensorcelés par une incantation diabolique, au moins contre la destinée qui abuse de la permission d’être injuste. Comment pouvais-je être plus délicat, plus sincère, plus loyal que ne l’ai été ici »

Le propos a pris peu à peu une teinte délirante persécutoire avec une tonalité interprétative certaine.

« Qui est la victime ici ? Qui méconnaît-on ? Envers qui manque-t-on d’égards ? En vérité le guignon odieux finira par me mettre en colère et l’indignation me montera à la gorge. Qui se fait mouton, le loup le mange. Trop de mansuétude et trop de sottises, le respect a des bornes et le droit de la défense personnelle peut me remettre à la main l’épée de la vérité vraie. Qui donc à ma place n’eut pas été interloqué, » etc…

Le 29 mars 1867 : « Tout est fini entre K et moi… on ne m’a pas fait mon droit … j’ai surfait Perline… elle ne vaut pas ce que je pensais d’elle dans ma candeur par trop généreuse ».

Il s’agit dans ce long passage du journal d’Amiel d’un véritable plaidoyer sous-tendu de nombreuses rationalisations, de l’écriture d’un épisode que l’on peut sans excès considérer comme pathologique, dans la mesure où son auteur attribue à l’autre, sur un mode projectif, la totale responsabilité des difficultés, se révélant incapable d’une remise en cause de son attitude personnelle, incapable également de percevoir son handicap affectif, son inaptitude névrotique à la création d’une relation amoureuse.

On sait en fait l’échec complet de la vie amoureuse et sexuelle d’Amiel. La légende ne lui attribue qu’un rapport sexuel dans sa vie. Qu’en est-il exactement ? Cette comptabilité n’a en fait pas grand intérêt. Plus intéressant est de noter que les rares manifestations d’une sexualité inhibée (pollutions nocturnes) entraînent un malaise existentiel diffus et un état proche de la dépersonnalisation. Amiel, à travers son journal, apparaît, il est presque le contemporain de Janet, que nous avons déjà évoqué, comme une personnalité psychasthénique typique. Il est douteur, hésitant, scrupuleux et toute manifestation affective et a fortiori sexuelle, entraine chez lui une baisse de la tension psychologique, un malaise physique et psychique avec altération temporaire du sens de la réalité. On considère la personnalité d’Amiel comme une personnalité obsessionnelle typique, le journal étant à la fois l’expression de cette névrose et une tentative permanente pour la conjurer, sinon les traiter dans ce que l’on peut considérer comme l’équivalent d’une thérapie cognitivo-comportementale. Comme nous l’avons déjà noté, Amiel considère le journal tenu quotidiennement comme son seul consolateur. On peut bien sûr estimer à juste titre que la valeur psychothérapique de ce journal a été faible quand on voit la similitude des contenus d’un bout à l’autre de l’histoire d’Amiel. On peut penser à contrario que ce journal a eu tout de même valeur carthartique, protectrice, vis à vis d’une dépression peu profonde. On se rappelle que le père d’Amiel s’était suicidé en se jetant dans le Rhône. Il y avait peut-être chez Henri-Frédéric une prédisposition génétique à la mélancolie à laquelle le journal a servi d’antidote.

In fine, le journal a certainement constitué la véritable passion d’Amiel, la source de toutes ses joies véritables, les seules possibles sans doute dans son enfermement narcissique.

  On ne saurait à propos du journal d’Amiel évoquer troubles de mémoire ou oublis. Il y a même accumulation méticuleuse de faits, d’événements, même très mineurs. Par contre, comme pour Stendhal on ne peut qu’être frappé du peu de lucidité de l’auteur à son égard, d’un fonctionnement qui, à certains moments, notamment dans sa vie amoureuse, rejoint celui de Jean-Jacques son compatriote, avec une note projective indiscutable, à certains moments.

Nous terminerons ces exemples sur mémoire et oubli dans les écrits intimes, par deux extraits de journaux de 1942 de Jünger et de Pavese.

Jünger, héros de la guerre de 1914, plusieurs fois grièvement blessé et décoré, est en 1942 en dehors de la guerre, bien qu’il soit affecté à l’Etat Major allemand de Paris. Il est sans illusion sur l’avenir de son pays et du régime qui le dirige, s’opposant même à ce régime. On sent bien que ce problème éthique et politique est pour lui dominant et qu’il s’efforce, par l’utilisation de son intelligence et de ses connaissances, de se distancer des préoccupations quotidiennes d’où des oublis qui sont bien davantage des omissions volontaires ou des résistances. Il note, par exemple, que certains rêves ne peuvent se noter. Il écrit à ce propos toute une série de phrases révélatrices : « ces rêves qui ne peuvent se noter nous ramènent en de çà du pacte ancien et puisent au terrible fond primitif, matière première de l’humanité. Il dit encore qu’il faut taire ce qu’on a vu là-bas. Il s’agit d’un passage tout à fait révélateur de l’attitude profonde de l’auteur, mélange de confidences limitées et de réserve extrême. La place des rêves dans ce texte est importante mais Jünger n’entre jamais dans leur interprétation, c’est ainsi qu’il écrit le 1er juillet 1942 :  « rêves nocturnes, révélation au plus profond de moi-même de la signification secrète des chambres. Elles communiqueraient toutes avec la pièce où je dormais, la chambre de la mère, celle de la femme, de la sœur, du frère, du père et de l’amant, et toutes ces chambres muettement vivantes, très proches et très isolées avaient au même degré un caractère solennel, un mystère effrayant ».

Chez Jünger, la mémoire est intacte. Il n’y a pas d’oubli mais une volonté délibérée de sélectionner, dans son journal, les propos qu’il a envie de tenir.

  Cesare Pavese est, quant à lui, en 1942 âgé de 34 ans. Il se suicidera en 1950 dans une chambre d’hôtel de Turin. Son opposition au fascisme lui a valu d’être exilé en 1935. Son drame personnel est dominé par une impuissance sexuelle génératrice d’une dépression grave qui aboutira au suicide. Le journal qui n’était sans doute pas destiné à la publication paraîtra à titre posthume. Il s’agit avant tout de carnets de travail où s’entremêlent chroniques de lecture, réflexions, pensées. Pavese garde constamment une distance pudique vis à vis de lui-même. Il ne cède pas non plus au possible aspect « chronique » du journal intime et il indique même « l’ennui indicible que provoquent en lui, dans les journaux intimes, les « pages de voyage ». Il s’explique même un peu plus à ce sujet, en écrivant que ces impressions ont plu à l’auteur parce qu’elles ont d’étonnant, mais ajoute t-il, l’étonnement vrai est fait de mémoire, non de nouveauté.

Cette quête mnésique est une dominante du journal. Il s’interroge sur les relations entre le présent, plus précisément les relations entre les perceptions présentes et passées. Il écrit même, avec des actions authentiquement freudiens, qu’il faut toujours, pour qu’une expérience nouvelle puisse s’intégrer dans le présent d’un individu, qu’elle se déroule dans l’atmosphère d’une acquisition infantile.

Il dit, par exemple : « voir les choses pour la première fois n’existe pas ». Il note aussi l’inéluctabilité du destin individuel et le fait que presque tous nous retrouvons dans notre enfance les signes de l’horreur adulte.

Journal intime … reflet de soi-même … plus ou moins fidèle d’ailleurs, étayage narcissique, baromètre de l’état mental du moment, le journal peut être aussi le témoin, le notaire, enregistrant fidèlement ; on pourrait épiloguer sur cette notion de fidélité. Fidélité du souvenir et de l’écrit quand il s’agit du corps, et particulièrement du corps souffrant, beaucoup plus discutable quand il s’agit de l’esprit, des sentiments, des états affectifs, les atteintes du corps, les ravages d’une affection parfois inexorable… c’est particulièrement exact avec le journal de Mathieu Galey. On pourrait, de la même manière, épiloguer sur les écrits autobiographiques de Claude Roy au moment de la découverte et de la mise en place du traitement de son cancer du poumon.

On en vient là à la dernière partie de notre réflexion. Analogies et différences entre écrit intime et psychothérapie – oubli – ou plutôt résistance, mémoire infidèle, ou plutôt sélective, on en revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à la question de Pilate « qu’est ce que la vérité ? ».

En conclusion de cette réflexion sur la passion de soi, dessinée, montrée à travers le Journal Intime, se pose la question de savoir quelles sont les relations profondes entre journal intime et psychothérapie. Il y a certes, nous l’avons souligné, des analogies et des différences. Au total, les analogies entre journal intime et psychothérapie sont indiscutables. Les deux démarches ont certainement valeur thérapeutique permettant une meilleure connaissance de soi-même. L’une d’entre elle l’emporte t-elle sur l’autre ? seuls les intéressés pourraient répondre à cette question, plusieurs et non des moindres, ayant eu recours aux deux formules (Leiris, Anaïs Nin, Pontalis…) d’autres récusant complètement l’une des deux formules (Gombrowicz, la psychanalyse, Kafka…) qui en contestait la portée, tout en se livrant dans son journal et sa correspondance, à de nombreuses confidences sur lui-même.

Le journal intime constitue certainement, parmi d’autres, un moyen privilégié d’aborder le registre complexe des passions 

Le véritable problème est celui du transfert, qui est la clef de voûte de toute démarche psychothérapeutique et qui suppose la présence d’un interlocuteur de référence. Dans le journal intime, cet interlocuteur est à la fois « absent présent », l’interlocuteur invisible et silencieux auquel on s’adresse. Le diariste, implicitement, s’adresse à ses amis, à ses détracteurs, à ses complices, mais comme dans la démarche analytique il n’a pas de réponse. Mais, en même temps, il sait très bien qu’il n’y a personne et qu’il est renvoyé à lui-même. C’est peut-être aussi l’issue d’une démarche psychothérapique qui fait au bout du compte qu’il n’y avait pas autant de différence qu’on pouvait l’imaginer et que la démarche auto-thérapeutique avait ses vertus.

En réalité, il n’y a pas d’auto-analyse. Mannoni, Anzieu, ont bien montré la relation transférentielle qui s’était instaurée entre Freud et Fliess et qui était le support de son « auto » analyse. Plusieurs pages de l’interprétation des rêves en témoignent. De même, l’absence de critique de Freud vis à vis des élaborations théoriques de Fliess, aux confins parfois des idées délirantes.

Le diariste a toujours, même s’il n’est pas nommé, un interlocuteur. Il s’adresse à un personnage invisible qu’il a mis alternativement en position de témoin, de juge, de défenseur. Martin du Gard faisant étant dans son journal de sa déception, voire de sa colère, devant les relations entre sa fille et vieil ami Coppet s’adresse en fait à ce dernier, et exprime dans son journal la rancœur qu’il n’ose pas verbaliser en direct.

Après avoir souligné à travers 4 exemples les fonctions bien particulières du journal intime : exaltation et/ou mortification de soi-même, oscillation métaphoro-métonymique du narcissisme (Rosolato) il convient de souligner un aspect bien particulier du journal intime : à savoir, sa fonction psychothérapique pour son auteur avec les analogies et les différences entre les deux registres.

Analogies, l’inscription au jour le jour des sentiments, des impressions, des rêves, peut être comparée à l’association libre, proposée par Freud comme la démarche fondamentale en analyse. Analogies encore, les résistances qui se retrouvent dans les deux registres, omissions dans le journal intime, droit à la censure revendiqué par exemple par Julien Green, Jules Renard.

Analogies encore … la référence à la mémoire ; Viderman écrit que dans les quarante années de son œuvre Freud n’a pas varié pour l’essentiel de sa pensée qu’elle témoigne d’une unité et d’une cohérence qui sont celles de la permanence du même postulat qu’on trouvait à l’origine de son intuition première et qui fonde toute sa recherche. La névrose est une maladie de la mémoire : conséquence d’événements perdus ou si radicalement altérés qu’ils en sont devenus méconnaissables. Si la névrose est un temps perdu, la technique analytique a pour tâche de récupérer l’histoire. L’écrit intime a pour nous la même signification encore comme le dit Georges May « l’impuissance à exprimer la vérité doit être tôt ou tard reconnue par tout autobiographe ».

Autre analogie, l’intérêt porté en psychanalyse sur les stades précoces du développement. L’intérêt porté à la problématique identitaire, à la dimension narcissisme.

Le journal intime privilégie largement cette dimension au détriment de la relation objectale. Le solipsisme est la règle de base de l’écrit intime, apologie de soi-même, plaidoyer pour soi-même (Rousseau , Berlioz) au dépens de la dimension objectale qui est souvent absente (cf. Martin du Gard – sa relation avec Coppet et sa fille).

La véritable différence, et elle est considérable, est dans la problématique du transfert ; certes l’auteur du journal intime s’adresse en fait à un interlocuteur invisible et silencieux, comme le psychanalyste, objet d’amour, de haine, d’ambivalence mais il sait parfaitement qu’il est seul face à lui-même, et comptable sans témoin de ses troubles sélectifs de la mémoire, des oublis.

Bibliographie complète

Guy besançon : l’Ecriture de Soi – L’Harmattan – 2002.