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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 

 

PSYCHIATRIE DU VAL DE LOIRE

28 MAI 2005

 

XXème JOURNĖE DE FONTEVRAUD

  DE LA MEMOIRE ET DE L’OUBLI

  Professeur J.B. GARRĖ

 

INTRODUCTION

            Bienvenue à notre vingtième rencontre, consacrée  à la mémoire et à l’oubli,  dont nous souhaiterions introduire la thématique en deux points : par le rappel d’un mythe fondateur et par quelques commentaires autour de la figure sartrienne de l’Autodidacte.

            Le mythe inaugural, c’est le mythe fondateur de ces Arts de mémoire ou artes memoriae, dont Frances A. Yates nous a restitué la remarquable et longue histoire, de l’Antiquité gréco-latine jusqu’à la Renaissance et aux débuts de l’âge classique : ils consistaient en des systèmes et des procédures mnémotechniques destinés  à favoriser la mémorisation et l’engrammage des souvenirs grâce à des « images » et des « lieux » (loci) susceptibles d’impressionner la mémoire par leur efficacité émotive. Ces systèmes mnémoniques, qui empruntaient souvent leurs illustrations à l’architecture et à l’organisation de l’espace (palais, demeures, atria, temples, rues, théâtres, série ordonnée des signes astrologiques du Zodiaque…) autorisaient de véritables exploits de mémoire (réciter Homère  ou Virgile à l’envers) et se révélaient particulièrement importants, avant la découverte et l’essor de l’imprimerie et des mémoires auxiliaires, pour les orateurs et les avocats, les prédicateurs et les  poètes, pour les lettrés en général.

            Le mythe fondateur est retranscrit par Cicéron, qui rapporte, dans son De oratore, l’invention de cet art merveilleux au poète lyrique grec Simonide de Céos. Et c’est l’histoire, très moderne, d’une catastrophe et d’un debriefing victimologique. : invité à un banquet qui se termine par l’écroulement de la salle et par la mort de tous les participants, Simonide en réchappe miraculeusement, grâce à l’intervention de Castor et de Pollux. Surtout et grâce précisément à cet art de mémoire qu’il a développé, Simonide a pu garder le souvenir précis, topographique, des places de chaque invité. Il va donc aider à l’identification des corps, qui sont méconnaissables, pour pouvoir les rendre à leur famille endeuillée.

            Mythe aux échos étonnamment contemporains, qui nous suggère quatre propositions :

1.      Se souvenir, c’est lutter, autant qu’il est en nous, contre l’oubli, c’est-à-dire contre l’effacement et l’indistinction.                                                     

2.      Se souvenir a partie liée, dès l’origine, avec trois signifiants-clefs : la mort, le deuil et l’identité.                                                 

3.      Se souvenir se présente comme un devoir originel, une tâche, une prescription et un travail : c’est  le devoir des survivants, qui constitue la mémoire comme une dette. Se souvenir, commémorer, célébrer, c’est relier le temps des morts à celui des vivants, c’est commencer de rembourser une dette, c’est tenter de s’acquitter.                                 

4.      Comme l’illustre l’exemple de Simonide, que les dieux ont préservé, nous devons nous souvenir si nous voulons nous-mêmes être sauvés. N’est-il pas remarquable que toutes les pentes de notre modernité, y compris notre modernité psychothérapique, nous inclinent à nous faire nous-mêmes, à l’échelle miniature de chaque individu, des « historiens de nous-mêmes », selon l’expression de Pierre Nora ?                                                            

Phénomène relativement récent, chacun a désormais droit à une identité, à une biographie et à une mémoire personnelle, cette histoire et cette mémoire individuelles pouvant se recueillir dans des procédures d’enregistrement et d’archivage très variées : du journal intime, de la collection de souvenirs et d’images, du récit familial ou du blog à l’observation médicale, au récit de cas ou au casier judiciaire.

              La figure romanesque que je vous soumets maintenant, je l’emprunte, puisque nous sommes dans le centenaire de sa naissance, à l’œuvre de Jean-Paul Sartre : souvenez-vous de La Nausée (1938) et de cette étonnante figure de l’Autodidacte, dont Antoine Roquentin fait la connaissance à la bibliothèque de Bouville. Ce clerc d’huissier veut s’approprier toute la bibliothèque, tout le savoir du monde. A l’instar d’un des premiers directeurs de la bibliothèque d’Alexandrie, Aristophane de Byzance, qui avait la réputation de lire, jour après jour, tous les livres de la bibliothèque, intégralement et dans l’ordre de leur classement, l’Autodidacte « s’instruit dans l’ordre alphabétique », suivant, dans son avancée têtue, le mouvement de l’écriture occidentale : de A à B, de gauche  à droite, retour à la ligne, puis nouveau rayon…

Sartre le saisit à la douzième lettre de son parcours linéaire et fini, à l’exact mi-tan de sa progression obstinée : « Il en est aujourd’hui à L. K après J. L après K. Il est passé brutalement de l'étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d'un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme: pas un instant il ne s'est déconcerté. Il a tout lu; il a emmagasiné dans sa tête la moitié de ce qu'on sait sur la parthénogenèse, la moitié des arguments contre la vivisection. Derrière lui, devant lui, il y a un univers. Et le jour approche où il se dira, en fermant le dernier volume du dernier rayon d'extrême gauche: "Et maintenant ?" »

            Comment l'Autodidacte aurait-il réagi s'il avait eu un accès Internet? Des liens hypertextuels à chaque séquence de ses lectures ? pavant  toute proposition, piégeant toute possibilité de lecture intégrale? le renvoyant à la Babel de l'intertextualité? Dès le premier mot, pis: dès la première lettre, il serait à la fois centrifugé dans le labyrinthe de la fable borgésienne, et assigné, rivé, condamné à vie à la même place de lecteur, dans la même bibliothèque, ou mieux la même médiathèque, devant le même écran.

      Posture intenable, fantasme de rétentionniste, en proie à l’horreur de la perte. Sans aller jusqu’à souhaiter joyeusement, avec Francis Picabia, secréter « une gomme spéciale effaçant au fur et à mesure nos œuvres et leur souvenir », il faut bien admettre que, si nous voulons, à la différence de l’Autodidacte, être présent, présent  à nous-mêmes, présent au monde, présent aux autres, nous devons de quelque manière oublier. A nos patients, malades de l’inoubliable, ne demandons-nous pas, d’une certaine façon, et au moins partiellement, d’oublier ? Ne leur prescrivons-nous pas une certaine forme d’infidélité à leurs souvenirs ? Nous savons tellement que les histoires d’oubli impossible sont toujours des histoires de malheur. Voyez Antigone, voyez Edmond Dantès, voyez Eugénie Grandet.

      L’inanité d’une mémoire totale, d’un savoir exhaustif et clos sur lui-même, d’un souvenir parfait souligne cette nécessité nouvelle, qui serait celle d’un devoir d’oubli. Dans le même voisinage, coulent les deux fontaines grecques, Mnémosyne et Léthé. Si nous ne voulons rien lâcher, mais tout garder, peut-être irons jusqu’à oublier la possibilité même de l’oubli, et, par exemple, oublier que nous sommes déjà morts. C’est la leçon magistrale délivrée par Beckett dans That time : une  pièce brève, d’une demi-heure. Un seul personnage: un vieillard aux cheveux blancs, qui ne dit pas un mot. Et trois voix, A, B et C, qui sont les voix enregistrées du vieillard et qui se rappellent et égrènent de menus faits du passé, à la recherche d'un souvenir décisif, qui toujours échappe: quelque chose d'important, d'essentiel, de déterminant est survenu, mais quand ? et quoi ? La litanie des souvenirs et de la mémoire impuissante s'écoule dans la quête de ce fait suprêmement important jusqu'à ce que l'on découvre que le vieillard est mort et que ce souvenir décisif qu'il cherchait désespérément et qu'il avait oublié, c'était l'instant de sa disparition, la mémoire de sa mort.

            D’une manière paradoxale, Enée, s’il veut fonder Rome, doit à la fois se souvenir (mais en frémissant) du sac et de l’incendie de Troie et, en même temps, se détourner du rappel répétitif de la catastrophe et des flash-back du traumatisme. Tel est le sens apotropaïque du récit à Didon : se souvenir pour oublier.