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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 

 

XXIème JOURNÉE DE PSYCHIATRIE DE FONTEVRAUD

SAMEDI 13 MAI 2006


Pieter Bruegel, La tour de Babel, 1563

ARCHITECTURE, ESPACES ET PSYCHIATRIE

 

Entre psychiatrie et architecture, une longue histoire se noue, initialement autour de l'asile, de ses déclinaisons et de ses métaphores: prison, refuge, abri, cloître, cité-jardin, phalanstère, familistère, hôtel, village, chartreuse, maison de santé ou de repos, foyer, communauté idéale, cité utopique…Asile: puissant "instrument de guérison", selon Esquirol, entre les mains d'un médecin-directeur habile. Pour lui, comme pour Tenon, l'hôpital psychiatrique, à la différence de l'hôpital général, n'est pas un moyen thérapeutique parmi d'autres : il est la thérapeutique. Offrant l'en-soi de la thérapeutique, l'asile du XIXème siècle ne constitue pas un appareil ou un fragment de la cure, mais la cure elle-même dans sa totalité. Lieu panoptique de spécialisation fonctionnelle et laboratoire des taxinomies, l'hôpital psychiatrique s'inscrit parmi ces nouveaux espaces totalitaires et disciplinaires que Foucault décrit comme des "hétérotopies de déviation", avec les casernes, les écoles, les internats, les couvents, les prisons et les maisons de retraite.

Quels sont les dénominateurs communs à tous les établissements qui s'édifient à partir de la promulgation de la loi du 30 juin 1838? Caractère souvent monumental du bâti, régularité, symétrie, harmonie néo-classique des proportions, installation loin des centres urbains, dans la marge des périphéries, proximité d'un cadre naturel présumé pacificateur…La distribution méthodique par quartiers de classement (ouverts ou fermés) est, avec l'isolement des aliénés, une constante du dogme médical: hommes vs femmes; paisibles vs agités; lucides vs incohérents; aigus vs chroniques; graves vs légers; malades vs convalescents; curables vs incurables; propres vs malpropres…Mais aussi, constante d'un clivage sociologique et non plus seulement clinique et scientifique: payants vs non payants; pensionnaires des classes supérieures vs indigents.

En fait, le dénominateur le plus commun reste le mur d'enceinte, qui pose toutefois problème: s'il protège, il isole également. Il préserve, mais enferme. De plus,  l'architecture psychiatrique s'adresse à des patients en règle valides et il est donc nécessaire d'envisager généreusement, dans le cahier des charges, des espaces de déambulation et de promenade. De là, l'importance des cours, des préaux, des portiques, des galeries et des promenoirs; de là, la vue bienfaisante sur la campagne, la fonction leurrante des sauts-de-loup et l'artifice des murs végétalisés, qui préservent  une impression de liberté.

            De la même manière que Bachelard considérait que toutes les lois de l'optique étaient, en quelque sorte, solidifiées dans ses instruments techniques: toute l'optique  dans un microscope ou dans une lunette astronomique; de même nous pouvons peut-être appréhender les lieux d'hospitalisation psychiatrique comme autant de théories solidifiées, autant de théorisations des soins psychiques concrétisées et matérialisées architecturalement : tout Esquirol dans Charenton (l'asile est un remède, le plus puissant des instruments de guérison, et il faut un hôpital pour traiter un psychotique). Toute l'idéologie contemporaine de la déstigmatisation et du rapprochement des patients de leur bassin de vie, dans un CMP intra-muros. Penser la folie implique à l'évidence de penser l'espace où elle se distribue.

Il est par ailleurs notable que le vocabulaire de la psychiatrie emprunte à l'architecture et aux arts de l'espace : cadre thérapeutique, contenant, secteur, espace de parole…, et que la réflexion architecturale emporte avec elle un travail sur la limite, la paroi, la membrane, ainsi que sur les jeux d'échange entre interne et externe, privé et public, dedans et dehors, intra et extra muros.  Les impératifs se font ici contradictoires et les significations, ambivalentes: comment concilier surveillance sécuritaire et respect de l'intimité ? solitude et vie de groupe ? individu et institution ?

Qu'est-ce qu'un hôpital psychiatrique réussi ? Les programmes ne sont plus centrés, comme à l'hôpital général, par le lit et par des espaces techniques. Le modèle prégnant a durablement été celui de la maison ou du foyer, du village et de la communauté, de l'espace domestique et rassurant d'une privacy sereine,  illustrant l'ambiguïté lieu de soins actifs/ lieu de vie. Une lénifiante litote n'a-t-elle pas longtemps accordé aux établissements privés la dénomination de maisons de santé ou de repos? Pour toute la génération romantique la Maison, dans l'absolu, est celle du Docteur Blanche. Mais un hôpital psychiatrique réussi doit-il représenter ce lieu paisible, où l'on aurait envie de vivre et de finir ses jours en triant des lentilles, tel Robert Walser à l'asile suisse de Herisau? Tel était pourtant le projet mis en œuvre par les concepteurs du Steinhof ("contribution à l'histoire de la civilisation humaine", selon Kraepelin) et poursuivi jusqu'aux années 1960 par les promoteurs de l'asile-village. Mais une cité pavillonnaire de 2000 lits pour malades mentaux, même si elle est installée dans un cadre rustique, avec une place de village, un marché central, une salle des fêtes, un centre social, un théâtre et une église construite par Otto Wagner, reste un hôpital, dont les essais de miniaturisation d'une sociabilité communautaire postulée se montrent vains et pathétiques.

L'évolution moderne des prises en charge et le dépérissement des structures asilaires soulèvent d'autres enjeux et de nouvelles questions : comment concevoir l'architecture de structures que l'on voudrait greffées sur le tissu urbain, parfois "intermédiaires", au plus près, dans tous les cas,  de la vraie vie de la cité ? Mais de quelles cités parle-t-on ? Les villes elles-mêmes évoluent, se fractionnent et voient leurs centres de gravité se redistribuer. Existe-t-il une architecture spécifique aux soins psychiatriques, en matière d'urgences ou d'unités sécurisées ou d'hôpital de jour, par exemple ? Comment conduire les opérations de réhabilitation de ces grandes masses architecturales, de ces lieux souvent immenses et parfois beaux, qui représentaient naguère l'essentiel de l'hospitalisation à temps plein ? Nouveaux problèmes patrimoniaux de conservation ou d'abandon, de sauvegarde ou de réemploi.

            Qu'en est-il, enfin, des recherches sur l'appropriation et l'utilisation de l'espace par les malades mentaux, ainsi que sur les effets de l'environnement physique sur les comportements ? Quel est l'optimum environnemental chez l'homme? En dehors de travaux de psychosociologie topologique et hodologique et de sociométrie inter-personnellle, peu de recherches ont été menées dans une véritable collaboration associant psychiatres, architectes, designers et spécialistes du comportement, alors même que l'étude des variables environnementales constitue un préalable indispensable à toute milieu-thérapie. Si la micro-sémiologie des dispositifs sociofuges, qui découragent les interactions humaines et qui favorisent le monadisme social, un banc de métro, un abribus ou un couloir d'hôpital, a déjà pu faire l'objet d'approches psychosociologiques ou anthropologiques, aucune application concertée et réfléchie n'en a été retirée au profit des espaces thérapeutiques en psychiatrie.

Au-delà des programmes hygiénistes, dont les applications urbanistiques suggèrent parfois la consistance d'un lien architecture-mégalomanie-utopie, peut-on penser un isomorphisme style/folie ? paradigme architectural/paradigme psychopathologique ? Sans parler du "mal" contemporain des banlieues et des quartiers sensibles (qui appelle des "remèdes" introuvables), certains discours fin-de-siècle, s'alarmant des risques de décadence et de dégénérescence, prenaient déjà pour cible les mégapoles modernes, sources de nervosisme et d'anomie, d'anxiété sociale et de déclin des sociabilités traditionnelles, annonçant de nouvelles figures psychopathologiques, dont le déterminisme est largement imputé aux conditions de vie urbaine. Notre moderne agoraphobie (Benedikt à Vienne, Westphal à Berlin) n'est-elle pas aussi, de l'avis même d'un des premiers penseurs de l'urbanisme, Camillo Sitte, ce nouveau vertige des places et des rues que suscite la généralisation de l'espace haussmannien et de ses voiries rectilignes, au détriment des places étroites et resserrées et de la sinuosité des lignes courbes? Existe-t-il une architecture préventive, anti-dépressive par exemple? Et,  à l'inverse, qu'est-ce qu'un espace pathogène, suicidogène, addictogène ou phobogène ? Que nous apprennent sur une possible homologie du corps humain et du bâti architectural, les projections du psychotique, quand une solidarité délirante puissante lie intimement son sort à celui de l'espace qui l'entoure? Peut-être pourrions-nous y trouver une leçon sur la définition même et les qualifications de l'espace, ainsi que les éléments d'une réponse possible  à la question de Georges Perec: "Habiter un lieu, est-ce se l'approprier? Qu'est-ce que s'approprier un lieu? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre? Qu'est-ce qui est habitable et qu'est-ce qui est inhabitable?"                                                                                                

Pr JB Garré


Références

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