Accueil     Thèses     Mémoires     Cours     Rechercher sur le site

SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 

 

XXIème JOURNÉE DE PSYCHIATRIE DE FONTEVRAUD

SAMEDI 13 MAI 2006


 Marc PERELMAN 
Architecte, Docteur en Philosophie, Professeur à l’Université Paris X

La transparence en architecture 
Porosité des limites et requalification de l’intériorité et de l’extériorité

 

 

« Ici il n’y a pas de prolétariat. La manufacture des tabacs Van Nelle à Rotterdam s’élève au bord d’un canal à côté du grand virage de la ligne ferrée d’Amsterdam à Paris, au milieu des prairies [...]. Le verre commence au ras des trottoirs ou des pelouses, il s’arrête à la coupure du ciel. C’est d’une sérénité complète. Tout est ouvert au dehors [...]. Dedans, voici le poème de la lumière. Le lyrisme de l’impeccable. L’éclat de l’ordre. L’atmosphère de la droiture. Tout est transparent et chacun voit et est vu travaillant [...]. Les ouvriers, les ouvrières sont propres, dans des sarraus ou des blouses écrus, cheveux bien coiffés. Comme tout le monde a bonne mine ! Je m’intéresse à dévisager ces ouvrières des tabacs : les visages portent chacun le signe de la vie intérieure : joie ou autre chose qui reflète les passions ou les difficultés. Mais, ici, il n’y a pas de prolétariat. Il y a l’échelle hiérarchique, fameusement établie et respectée. Ils ont admis pour se gérer en tribu d’abeilles travailleuses : ordre, ponctualité, justice, et bienveillance. »

Le Corbusier, La Ville radieuse.

   

La modernité – au moins depuis les débuts de l’ère industrielle – a fait grand cas de la notion de « transparence » que l’on aura employée sous diverses acceptions. La polysémie du mot renvoie de fait à des identifications majeures ; la transparence se situe entre matière et social, public et privé, architecture et démocratie... Sans transparence totale dans les rapports qui nous lient les uns aux autres ou aux choses, il ne pourrait exister aujourd’hui de vie sociale, économique voire politique (l’installation du nouveau Parlement allemand à Berlin est consacrée par une immense calotte de verre, la rénovation du Grand Palais s’est illustrée par la rénovation de son immense verrière...). Sauf à n’y reconnaître seulement qu’un glissement de sens, procédant d’une figure métonymique, les savoirs et leur transmission, les conduites ou les comportements sont dans leur histoire liés à la fabrication ou à la reconnaissance, devenue leitmotiv, d’une transparence qui leur est maintenant consubstantielle. Or, dans le domaine qui nous affaire, en l’occurrence l’architecture, la transparence s’associe désormais à un matériau précis et à son évolution technique et performative : le verre. Aux techniques nouvelles sont liées des possibilités d’une visibilité plus grande de l’espace interne des édifices et ce grâce à un véritable système de construction dont l’élément de base est le poteau (ou le pilotis), à savoir le développement du plan libre.

Mais aujourd’hui, encore une fois, qu’en est-il ? Faut-il voir le verre comme un signe de modernité architecturale depuis le xixe siècle ? Ce qui fut apprécié comme une invention, certes originale, est vite devenue une « révolution » et a engagé une complète transformation des formes. Ce style constructif est passé pour le mot d’ordre du Mouvement moderne. Avec le verre porté en tant que principal emblème de la modernité, l’architecture refondait jusqu’à son destin. En compagnie de Walter Benjamin, nous soutiendrons sans hésiter que « le xxe siècle, avec son goût pour la porosité, la transparence, la pleine lumière et l’air libre, a mis fin à la façon ancienne d’habiter ».

Le verre mis en œuvre à partir des logements jusqu’à recouvrir la planète entière (à l’instar du projet de la bulle de verre triangulée par des segments de métal imaginée par Buckminster Fuller) indique la possibilité de transformer toute la société et ce jusqu’au cycle même de la nature. Par sa matérialité même, le verre brise les espaces clos, les univers considérés comme petits et mesquins, les intérieurs devenus des étuis à vivre mal et peu, des espaces confinés. Comme tout à l’intérieur semble maintenant s’éclairer sous la lumière nette et pure permise par le verre ! Et de l’extérieur comme il est possible de mieux voir ce qui se déroule au cœur du logement ! L’architecture accueille la lumière, mais mieux encore elle peut devenir lumineuse, voire lumière ; elle crée la ville nouvelle à la façon d’une immense nappe faite de points d’intensité lumineux qui ne s’éteindront qu’avec le jour naissant. On pourrait rapprocher ces propos de ceux de Le Corbusier définissant l’architecture comme le « jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière ». Grâce au verre, toute la société serait d’emblée acquise à une vraie transparence puisqu’elle ressortirait au seul jeu de la lumière magnifiée en même temps que maîtrisée. La lumière est absorbée puis diffusée grâce au verre ; elle est concentrée au cœur de l’architecture et devient même parfois presque toute l’architecture (voire les différentes maisons de verre). La lumière aurait cette capacité de prise directe sur l’architecture dès lors que le matériau verre aurait une grande place, à savoir parfois jusqu’à se substituer au mur. La nouvelle architecture de verre serait alors capable de refouler toute pénombre par trop envahissante, et donnerait une architecture toute de cristal. Au delà des utopies d’échelle planétaire, celle d’une planète Terre réorganisée sous le couvercle d’une calotte de verre, le fantasme récurrent de la plupart des utopies soi-disant humanistes (plus exactement qui s’occupent de l’homme) en appellent de fait à toujours plus de lumière, et cherche souvent à matérialiser cette lumière dans le verre. Il y a dès lors ici même la mise au jour d’une architecture qui a partie liée au rêve, si ce n’est la mise au jour d’une matière onirique dont le verre serait le support ; en quelque sorte, on assisterait à l’épanouissement d’une architecture du rêve, à savoir non-soumise à la froide pénombre, aux cavités sombres, aux ombres tenaces. L’époque qu’appellent ces utopies de la matière nouvelle, et dont le verre serait la pointe avancée, aura en effet tenté un geste fort et radical vis-à-vis de l’ancien, des vieilles habitudes, ou encore des mœurs éternelles. « Un geste, comme parlait Benjamin, qui a la structure du réveil en ceci qu’il est entièrement régi par la ruse. C’est par la ruse, et elle seule, que nous nous arrachons au royaume du rêve. » Toutefois ce rêve, par rapport auquel une architecture de verre serait le lieu d’une ruse majeure, ce rêve d’une libération qui se présente ainsi comme une libération par le verre – lui-même présenté comme non-matériel, immatériel, sinon dématérialisant, – bref ce rêve bute toujours sur un obstacle lui aussi majeur : la société, une société dure, de plus en plus fermée, qui refuse toute émancipation et ne produit qu’une technique abstraite, des matériaux qui lui ressemblent, y compris dans leur mise en œuvre. Cette architecture a de fait permis le surgissement d’une ontologie sociale de la transparence, épuisant nombre de valeurs liées à une dialectique plus subtile de l’espace, et sacrifiant le moyen essentiel de toute organisation de l’espace, le contraste. Toutes les utopies de l’architecture de verre, et concomitamment de la société transparente, ont été gonflées par les rêves majeurs de l’illumination, de la perception totale des choses, de la profondeur sans fin. S’extraire d’un long sommeil, sortir d’une léthargie profonde dans laquelle a été vouée l’architecture des temps anciens, a correspondu à ce Grand Rêve projeté par les tenants du Mouvement moderne. Ce fut avec le verre comme matériau-vecteur, et avec le thème de la transparence comme leitmotiv social, politique, économique, enfin avec le renoncement sui generis à l’organique que pouvait prendre forme la société. Dans leur soif inextinguible de lumière et de transparence, la plupart des utopies urbaines et architecturales (en Europe comme aux États-Unis) n’auront su répondre que par des villes de cristal, des logements dont l’ouverture au monde extérieur était proportionnelle à la longueur des baies vitrées, l’ensemble renforçant le caractère de visibilité glacée de la société, et ce toujours au détriment de l’habitat. Cherchant à s’extérioriser d’un intérieur dans lequel elle étouffait, et tentant une ouverture à l’air libre, la nouvelle génération des architectes (tous les genres de fonctionnalistes) a paradoxalement succombé à sa volonté de réveil, ce qui a pris la forme d’un violent renversement dans un sens contraire au rêve originel : à nouveau un ordre froid, une aliénation spatiale, le fétichisme du matériau et partant de la bonne forme... Dès lors, le contenu des fantasmes inconscients du rêve architectural, un contenu sans limites précises, ses bords échappant à la perception ou s’évanouissant dès que l’on en approche trop près, a réintégré la nature plastique du matériau-verre. Dans l’intime association entre le rêve et le verre (un anagramme), la plasticité du contenu du rêve est partie prenante de la spécificité de la transparence du verre dont il exige une mise en forme particulière. Comme le rêve n’a pas de côté extérieur, le verre s’affirme au cœur de l’architecture comme son élément immatériel. L’architecture de verre serait ainsi la réalisation d’un rêve ancien de totale transparence, la mise en scène matériellement réussie du désir assouvi d’un passage sans contrainte entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi la réalisation des fantasmes originaires de la protection de soi (son corps) dans l’absolue visibilité d’une exposition sans aucun filtre (aux êtres, aux choses...), de la prise de possession de l’infini par le seul regard, octroyée par la surface de verre, une paroi de cristal à l’endroit même de la façade. La recherche chez les architectes d’un intérieur authentique, d’une intériorité remarquable, est sans cesse contredite par le verre comme obstacle de fait, bien que se présentant comme l’évidence de l’ouverture vers l’infini, une fenêtre dans laquelle plonge le regard vers l’extérieur.

 

Faut-il alors reconnaître le verre comme un des vrais signes de la modernité que le fonctionnalisme architectural sous ses allures et combats les plus engagés a su apprivoiser et exposer dans son art de construire ? Sans doute Le Corbusier qui fut – et qui le reste – le maître-à-construire et le maître-à-penser de l’architecture moderne, le Père de la horde des architectes, assurant le départ sinon l’idée même de l’architecture moderne, celle-ci définie au travers de ses « Cinq points » (le pilotis, le plan libre, la façade libre, la fenêtre en longueur et le toit-jardin), s’est-il appuyé sur le matériau-verre pour asseoir une solide tradition. Les façade et fenêtre ne sont en effet possibles que par la présence massive du matériau-verre permettant cette clarté nouvelle de l’espace intérieur. Reprenons sur le plan libre. Le Corbusier considère que « le plan est le générateur du volume et de la surface et est ce par quoi tout est déterminé irrévocablement. [...] C’est le plan qui est générateur ». Le plan libre, c’est-à-dire libre de toute contrainte, de tout obstacle, et donc des murs, se définit comme une stratification de surfaces horizontales, un empilement de plates-formes rendues possible par un système de poteaux courant de bas en haut à l’intérieur de l’édifice. Comme le dit l’architecte « la thèse est simple : pour agir, l’homme a besoin de surfaces horizontales à l’abri de la pluie, de la température, de la curiosité. C’est tout ! » Autrement dit, la « machine à habiter » rejette le mur en tant que structure portante et matière animée d’effet porteur. Toute la problématique architecturale se développe au registre d’une projection du plan de base dans l’espace, plus directement du plan en espace. L’espace ainsi créé doit être un espace visible par le regard. Car l’espace n’admet aucun écran ou surface de continuité qui arrêterait le regard ; le verre est là pour améliorer ou exacerber l’effet d’une visibilité sans obstacles. L’espace interne devient un volume totalement transparent et souvent vide afin d’en exacerber l’effet, le spectateur (l’habitant) devant pouvoir visualiser le vide jusqu’aux ouvertures (la fenêtre en longueur) et prolonger encore la vue sans arrêt jusque vers le paysage, au dehors. Le dispositif poteau/plan libre développé s’inscrit ainsi dans un mouvement d’autonomie de la chose bâtie. Le but de l’opération est visuel tout comme le devient l’architecture, un objet suspendu dont la seule cohérence est celle d’un objet visuel total où comme le dit explicitement Le Corbusier « les simples poteaux du rez-de-chaussée, par une juste disposition découpent le paysage avec une régularité qui a pour effet de supprimer toute notion de “devant” ou de “derrière” de maison, de “côté” de maison ». Le plan est donc l’impression ou le dessin du projet, et comme tel il établit l’empreinte spatiale, la délimitation mais surtout la préfiguration de l’ensemble de l’édifice. « Un plan, dira Le Corbusier, est en quelque sorte un concentré comme une table analytique des matières. Sous une forme si concentrée qu’il apparaît comme un cristal, comme une épure de géométrie, il contient une énorme quantité d’idées et une intention motrice. » Mais revenons quelque peu en arrière.

 

À l’ancienne contradiction mur/colonne qui avait trouvé des solutions mixtes chez Alberti, Brunelleschi ou Palladio s’est substitué, dans le Mouvement moderne, le primat de la colonne portante, parfois en retrait de la façade, celle-ci faisant le point d’appui d’un nouveau départ de l’architecture. L’architecture moderne – et cela est vrai chez Le Corbusier, Gropius, plus encore chez Mies van der Rohe et Philip Johnson – est donc intimement travaillée jusqu’au fantasme par la négation du mur ou plutôt sa neutralisation en tant que peau, surface externe, l’extrême-limite entre intérieur et extérieur, c’est-à-dire un simple dispositif devenu non-structurel chez ces architectes. La façade libre en verre est en même temps qu’une isolation thermique, séparant l’intérieur de l’extérieur, une ouverture spatiale sur l’extérieur et l’intérieur. Sa fonction évidente est d’entourer, d’envelopper l’édifice par une membrane isolante tendue entre les planchers. Cette surface ferme la « boîte » en même temps qu’elle met en relation deux espaces. Elle matérialise la suture entre le dedans et le dehors devenue – mais pas encore – presque immatérielle, sachant que « le dehors sera toujours un dedans » comme le dira Le Corbusier dans son ouvrage-manifeste Vers une architecture. Le mur est alors conçu comme matérialité minimum. Il possède cependant toujours une fonction d’importance même s’il est réduit à une limite fine. La muralité, rappelons-le, est ce qui donne tout son sens à l’acte de voir. Le mur est désormais considéré comme un écran poli sur lequel glisse le regard. Délaissant tout ornement inutile, nettoyé de tout accident, de tout décor, le mur se présente telle une surface lisse que l’on désignera comme surface de glissage, sur laquelle l’œil s’installe et se déplace, accaparé par la fenêtre en longueur. Pour ainsi dire, lorsque l’œil vient à se déplacer sur la fenêtre, dans le verre ou sur le verre, il re-matérialise illusoirement le mur qui de simple feuille isolante, limite entre intérieur et extérieur, s’installe dans le champ de la vision en tant que structure à part entière.

 

Nettoyé par définition de tout accident ou impureté, le mur de verre, parfois mur-rideau qui occupe jusqu’à la totalité de la hauteur du plancher au plafond, se présente telle une surface glacée vers laquelle l’œil se dirige et se déplace sans fin, le plus souvent accaparé par la répétition à l’identique de la fenêtre en longueur. On n’est pas loin du fantasme de la surface-peau de verre, de la surface vitrifiée, autrement dit de la surface totalement close, une surface de clôture des sens à la seule exception de la vue. Un fantasme qui ressortit à l’édifice sans trous, ni accroches, ou impuretés, un immense pan glacé comme une eau gelée montée à la verticale et sur laquelle se sont parfois inscrites des tiges de métal venues maintenir l’ensemble, ou parfois encore mimant l’effet de structure. Là, désormais, l’œil ne peut que balayer la surface d’un bout à l’autre de ses arêtes, la surface ne « réagissant » plus que comme lieu d’inscription d’une visualisation devenue elle-même froide, et ayant ainsi perdu toute organicité, un lieu de surface appauvri eu égard à cet intérêt de connaissance qu’il pouvait encore susciter à des époques antérieures. S’adaptant à cette surface inouïe – parce que faisant le rappel d’une origine supposée pure et d’un ordre glacé assujetti à la répétition –, le regard aura participé mutadis mutandis d’une transformation de la conscience de l’individu-spectateur ou de l’habitant. Et ce n’est pas rien, en effet, que de présenter systématiquement à la vue des blocs d’habitation même partiellement recouverts de verre, ceux-ci déclinés sous de multiples « dehors » : de la transparence à l’effet de miroir via des surfaces plus ou moins réfléchissantes... Ici et maintenant, mais aussi sur le temps à venir, la conscience de l’individu est atteinte, lorsque l’on ne propose plus à l’œil qu’un système lisse de repérage, sans aucune perturbation visuelle ; autrement dit, lorsqu’est mise en place une situation visuelle a-dialectique. Car la visualisation est alors soumise à la violence pure et simple de l’entropie du regard, d’un parcours de simple balayage de surface. La visualisation est dès lors orientée et fabriquée par ces immenses à-plats de surface vitrifiée, puis elle est paralysée par la fascination hypnotique de la surface atteinte. De fait, l’érection de ces grands blocs de verre en unités d’habitation ponctuelles aura voulu produire – sans vraiment y parvenir – l’un des signes majeurs de la modernité. On rappellera que les premiers gratte-ciel en verre, encore présentés sous la forme de maquettes, ont été les créations de Mies van der Rohe et datent des années 1919-1921. Lui-même affirmait en 1922 : « Mes recherches sur une maquette en verre m’ont montré le chemin et j’ai très vite compris que lorsqu’on utilise le verre, ce ne sont pas les effets d’ombre et de lumière qui comptent mais la richesse du jeu des reflets. » Enfin, lorsque ses habitations seront vite accumulées dans un système urbain plus complexe comme dans nombre de villes américaines, elles agiront sur les consciences eu égard à ce qui était encore proche d’éléments naturels, organiques. Les consciences modernes sont alors rivées, et sans aucun doute petit à petit transformées par cet « état hypnoïde » (Joseph Breuer) qu’oriente l’utilisation généralisée du matériau-verre, et dont l’une des conditions est l’état de rêverie (plus exactement, la rêverie diurne). Cet état appauvri de la conscience participe plus largement d’une régression de l’individu mis en sommeil, et qui prend face au bâtiment jusqu’à l’attitude de la raideur cataleptique de l’hypnotisé.

 

Grâce à des surfaces « désopacifiées » transformées en un jeu infini de miroirs, les bâtiments viennent se réfléchir les uns dans les autres, interceptant sans cesse leurs reflets et les déployant dans la froide combinaison de leurs images répétées. Que dire de ces bâtiments sinon ne constater que l’état de leurs surfaces ? Que dire et surtout penser de très loin ou de très profond sur la visibilité qu’ils se donnent, à savoir : l’immatériel, la transparence non-signifiante, ou pire les jeux de reflet qui n’ont d’autre pouvoir que de simuler une absence, que de chercher à découvrir la chose derrière une surface qui ne cache rien ? Ne rien rencontrer dans l’engagement immédiat de la perception, passer au travers, se voir refléter par la surface, ne pousse de fait à aucune connaissance, à aucun savoir historique, ni à aucun travail de la mémoire, a fortiori à aucune représentation symbolique. La mise en forme cristallisée de la matière et cette composante narcissique permanente du bâtiment sans aucune confrontation dialectique avec les autres bâtiments ni avec nous-mêmes aura surtout produit un appauvrissement de la connaissance sensible de notre environnement quotidien dont l’architecture, faut-il le rappeler, est le cadre et le fond indépassables. À nouveau, c’est la valorisation, ou plutôt l’inflation du visible avec pour corollaire la suspension de l’exercice de la pensée. Dans l’environnement vitrifié des villes nouvelles, la connaissance que l’on serait en droit d’attendre en tant qu’elle est l’essentiel de ce que l’on voit, l’immense et puissante structure visible que l’on a en permanence sous les yeux, a tendanciellement disparu. La connaissance ouverte et riche de ce que l’on voit associée à tous les sens s’est peu à peu dissoute dans l’intériorisation froide de la surface (miroitante ou transparente), accapareuse du regard et transformatrice de ce regard en un acte de peu d’exigence. L’architecture moderne a ainsi inventé le ponçage littéral de la surface. Ce que les murs de nos villes ont développé sous le registre de la façade de verre, précipitant le rapprochement avec le thème de la transparence. L’habitat est désormais intégré en tant que technique de surface à un dipositif qui lui était encore étranger. En tant que froid décor, reflet d’une image reproduite à l’infini, l’architecture moderne participe ainsi à une plastification mélancolique de la surface, celle qui absorbe et retient le regard, le dévitalisant à jamais. Avec les courants moderne et postmoderne, on assiste à une réification généralisée du visible, indiquant une sorte de deuil du visible, la perte et même le refus de tout sentiments, d’émotions et de sensations chaudes. La grande rigidité des bâtiments de verre, que certains critiques trouveront « élégants » et racés, à l’instar de ceux de Mies van der Rohe (la Maison Farnsworth en est l’exemple le plus frappant, en suspension dans les airs, « flottant » juste au-dessus de la terre) s’apparente, paradoxalement, à l’édifice égyptien. Il est cet édifice dont dira Ernst Bloch « aucun souvenir possible et aucune reproduction de motifs organiques ne pourrait s’accrocher à ses parois dont les jointures sont trop lisses, à ses murs nus, à sa forme cristalline ».

 

Ce refoulement ou plutôt cette réorganisation du visuel par la façon dont nous butons ou traversons intimement une paroi unie et froide – cette dernière se constituant en zone de résistance – ou encore par la façon dont notre œil glisse sans cesse, et en pure perte, le long de la surface pour ne s’attacher à rien, et par conséquent se perdre dans le retournement introspectif, bref, ce refoulement porte sur la pulsion du voir, cette puissante motion qui nous rattache en tant que corps à la chose vue. Ce refoulement porte dans le même temps sur notre corps. L’investissement pulsionnel vis-à-vis de l’édifice est en effet proportionnel au refoulement du visuel qu’en aura subi le spectateur. Le refoulement constant du regard sur la base d’une visualisation froide de l’édifice en tant que chose-de-surface, mais zone « desérogénéïsée », renforce cette immixtion de l’aliénation au cœur de l’individu, laissant pour symptôme une dégradation de la conscience perceptive. À la position première d’attraction de l’œil qu’obligent instantanément les parois de verre, à cette propulsion immédiate, vient répondre tout aussi systématiquement le retrait du corps. L’expérience générale du corps est dès lors pour le moins tragique. Il n’est jamais à sa place, et ne tient plus en place. Ni comme passant, ni comme habitant. Or, c’est là où se rejoignent des idéologies nées ensemble et qui se sont appuyées sur les notions de pureté, de beauté originelle, d’exposition non-contaminée... À travers les notions d’un corps neuf et d’un matériau nouveau, en l’occurrence le verre, mais tous les deux assujettis à la représentation d’une nudité parfaite, exemplaire, mais tous les deux tendus vers le fantasme jamais assouvi de la surface lissée d’une peau sur laquelle peut glisser ici une main, là un regard sans justement en altérer la surface, bref à travers cela se sont incrustées des idéologies extrêmement néfastes.

 

À partir de ces analyses, on ne peut que constater depuis cette époque une remise en cause de la limite, une transformation de la frontière, une latéralisation durable entre l’intérieur et l’extérieur. Or, le corps est l’un des « objets » soumis à un processus de mise en transparence de ses limites grâce au subterfuge d’une technique qui, justement, rend invisible ces limites par cette technique même. Mais on aura également compris que ce qui vaut pour le corps le sera pour toute chose produite par l’individu, à l’instar de ce qui est construit (les maisons, par exemple). S’ouvrent alors, si l’on peut dire, les possibilités de passage direct du regard au travers de la matière. Or, cette nouvelle dialectique entre intérieur et extérieur, qui n’est pas loin de la recherche fantasmatique d’une continuité directe entre l’espace extérieur et l’espace intérieur, n’est pas restée limitée au corps. Elle s’est vite emparée de l’organisation sociale en général, et est ainsi consubstantielle au domaine de l’architecture, révélant l’anthropomorphisme fondamental et peut-être fondateur de cette discipline. À une problématique du dehors et du dedans, que le corps révèle dans son organicité même, aura répondu une problématique identique et du même ordre dans le champ de l’architecture.

 

La transparence du corps mise en œuvre dans les années 30 par les hygiénistes est, on l’a compris, vite reprise par les tenants de l’architecture moderne. À l’effacement progressif de l’opacité de la peau et à la possibilité d’une visibilité totale de l’être humain s’est développée de façon parallèle (à la même époque, et d’ailleurs dans le même pays, en l’occurrence l’Allemagne) la possibilité d’une visibilité totale de l’architecture. Autrement dit, à cet « intérieur » que l’architecture fut à l’origine capable de créer et promouvoir en tant que constitution d’une enveloppe matérielle protectrice, « outil » le plus hermétique possible, quasi opaque, sauf à y percer quelques ouvertures, s’est substituée une architecture qui se libérait de cette intériorité par la mise en place d’une ossature-squelette, un « volume libre » dans les termes de Le Corbusier, permettant le développement de la « façade libre » (fenêtre en longueur, baie vitrée...). Cette structure se révélera non seulement audacieuse dans l’ordre de la construction, mais surtout dans l’ordre de la conception spatiale et existentielle qu’elle sous-tendait. S’affranchir des limites définies par les murs, par une enceinte, par des parois plus ou moins perméables (à la lumière, à l’air, au son...) aurait dès lors participé d’une « libération » de l’homme vis-à-vis d’une certaine captivité dans des lieux par trop clos. On ne peut à l’évidence que constater cette coïncidence – qui n’est pas vraiment fortuite – entre des découvertes techniques, en l’occurrence le système des pilotis tant prisé par le Mouvement moderne et devenu réalisable grâce à des matériaux nouveaux (le fer, l’acier, le ciment, le verre...), et l’apparition de besoins eux aussi nouveaux, et même d’une certaine urgence, déjà évoquée plus haut, et d’autres motifs encore tout aussi importants : l’hygiène, la lumière, pour les premiers ; pour les autres : l’esprit de collectivité, la rigueur économique... Dans ses propositions extrêmes, le Mouvement moderne, est donc allé très loin dans le rejet, certains disent le refoulement, de la spatialité interne, que la psychanalyse, avec Sigmund Freud et Georg Groddeck, avait d’ailleurs perçu comme représentative de la féminité. En admettant que l’architecture soit structurée par l’inconscient sinon comme l’inconscient, on peut dire que les projets du Mouvement moderne en auront été les rejetons les plus efficaces. La création ou l’intérêt pratique pour une spatialité interne (grotte, caverne, cabane, hutte, etc.), pour un dedans, est la marque du procès de civilisation, d’un progrès de la conscience de l’homme lié au développement du dispositif cérébral, de la possession et de la maîtrise du temps et de l’espace, de l’assimilation des phénomènes spatio-temporels au dispositif symbolique dont le langage est l’instrument principal. Bref si l’on sait cela, alors que peut-on dire sur cette volonté nouvelle enclenchée par le Mouvement moderne eu égard à ce retournement tel qu’on peut le pratiquer sur un gant, à cette « invagination » de l’espace intérieur ? L’histoire matérielle (on pourrait dire murale) de l’architecture moderne est assimilable à la tentative d’une ouverture profonde de la surface au regard et au déploiement d’un espace devenu extériorité.

 

Avec le Mouvement moderne – et nous en terminerons là – disparaît ainsi une dialectique ouverte de l’interne et de l’externe au profit d’une contradiction médiatisée par le pan de verre, ce dernier faisant office de la seule mise au contact possible. Le Mouvement moderne a de fait parié sur une tendance expansive et projective de l’espace, voulant dissoudre une opacité murale trop forte, et procédant à une résolution brutale de l’espace intérieur. Sa projection vers l’extérieur fut un puissant mouvement destructeur d’une possible spatialité interne utopique non-contaminée par l’extérieur. À partir de là, on peut estimer qu’à une première rationalité consciente, à cette spatialité s’appuyant sur l’intérieur, mais « ouverte », à l’instar du temple grec, ou plus « pleine » avec la pyramide égyptienne ou la ziggourat babylonienne et jusqu’à des spatialités plus complexes (romane, byzantine, gothique...), enfin à l’espace perspectif de la Renaissance avec Brunelleschi, bref, à cela se sera substituée, dans une fonctionnalité exacerbée, une spatialité qui se sera d’elle-même affranchie de l’inconscient. De fait, ce ne serait plus le « principe de plaisir », à savoir l’avantage que celui-ci détiendrait encore dans les espaces intérieurs, et qui régirait l’espace et les hommes médiatisés par une architecture du même ordre. Au contraire, avec l’introduction de nouvelles techniques créées ou captées par le fonctionnalisme architectural, dont le verre constitue le matériau-emblématique, c’est le « principe de réalité » qui devient la vraie force, celle où se constitue l’objet-architecture à travers une dialectique close (ou une série d’oppositions non-dialectiques) : intérieur-extérieur, plaisant-déplaisant, introjection-projection. Avec le Mouvement moderne, la balance a donc penché vers la prise en compte majeure de l’extériorité, de la projection, et donc, selon Freud du déplaisir, montrant que l’architecture dès ce moment-là subira un processus de transformation qualitative de son usage et du regard que les individus porteront sur elle. Elle est désormais marquée du sceau d’une négation du Dedans, de cette intériorité pourtant nécessaire à l’espace et à la constitution de la psyché humaine.

 

Bibliographie

Marc Perelman, Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l’architecture), Paris-Lagrasse, Éditions de la Passion/Verdier, 1986.

Construction du corps/Fabrique de l’architecture, Paris-Lagrasse, Éditions de la Passion/Verdier, 1994.