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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Docteur Guy ROUCHON, Angers

 

CORPS ET PSYCHE

Lecture d’un cas d’éjaculation précoce


       Si nous reprochons fréquemment à nos collègues somaticiens de privilégier l’abord somatique, nous devons nous méfier d’un abord univoque de la psyché et, pour beaucoup de psychanalystes, de la parole uniquement.

 

L’ objet de ce travail vise à examiner ce qu’il en est du statut du corps dans le phénomène de conversion névrotique, à différencier du phénomène psychosomatique et à en déduire un positionnement du thérapeute lorsque la relation thérapeutique le permet en proposant de ne jamais perdre de vue que le corps est le lieu d’un message à déchiffrer ; reste à créer les conditions de son déchiffrage par le patient comme par le thérapeute.

 

    Il y a quelques années, en 1980, avait lieu ici-même en Tunisie, un colloque sur le corps en psychiatrie. Des confrères, dont le Dr Essedik JEDDI, insistaient à l’époque sur ce point qui me semble crucial du corps en psychiatrie ; et ce point n’a cessé de se développer en France avec les travaux sur les affections psychosomatiques.

    Je vais différencier les affections psychosomatiques comportant une atteinte dans le réel du corps (dont beaucoup de cancers font partie) des symptômes somatiques liés à une aliénation de la pensée dont nous dirons, grossièrement  pour commencer, qu’elle affecte le corps.

   Le Dr JEDDI rappelait, en 1980, la conception d’Ibn Sina, plus connu en France sous le nom d’Avicenne. Ce philosophe-médecin comme il se doit à cette époque, né en Iran en l’an 980, insistait sur l’interdépendance et l’intégration à tous les niveaux du corps et de la psyché, positionnant le corps, je cite le Dr JEDDI, « en tant que forme, en tant que contenant-habitus, en tant que moyen de communication, en tant que moyen d’échange et en tant que support de la personnalité, de la conscience, de la connaissance et du savoir ». D’après Ibn Sina, le concept de psyché est structurellement et fonctionnellement lié au corps, donc à un référent spatial et temporel (à la différence de l’âme qui est au-delà du temps).

      Il faut que nous prenions conscience que nous sommes, nous, psychiatres, les seuls médecins actuellement héritiers de cette tradition au carrefour de la science et de la philosophie, à exercer un art, là où l’exercice médical actuel tend à le transformer en exercice technique posant le corps comme objet d’étude. Je ne développerai pas ce point, sauf à rappeler que technè, en grec, signifie l’art, pour pointer la dérive de notre conception des choses dont notre langue rend compte.    

 

J’ai choisi la vignette clinique d’un symptôme d ‘éjaculation précoce pour éclairer cette question du corps en psychiatrie.

 

Il y a quelques années, un homme vient se plaindre à moi de son éjaculation précoce; "je viens vous voir, à tout hasard, car rien n’y fait et on dit qu'il y a une composante psychique; je voudrais satisfaire ma femme qui se plaint d'être privée de jouissance par ma faute..."; laquelle femme, ayant consulté un de mes confrères, avait été confirmée dans son droit à sa plainte, mais sans qu’il ait été fait quoi que ce soit de cette plainte. Nous allons savoir pourquoi par la suite.

Cet homme avait consulté des médecins généralistes, un urologue ; il avait tenté maints traitements et, un peu déçu, s'en était allé en s'identifiant à son symptôme: "je suis un éjaculateur précoce". Je lui avais dit que le symptôme dont il souffrait n’avait aucune cause organique, ce dont il doutait. Il souhaitait, en son fort intérieur, donner raison à la médecine, ce qui lui évitait de bouleverser sa vie. Nous avions alors tenté un début de thérapie qui avait montré une organisation familiale un peu complexe : le père du patient était présenté de prime abord comme un homme autoritaire, dominant la famille ; en fait, cet homme dominait surtout ses enfants car il apparaissait à l’examen que la mère avait toujours fait ce qu’elle avait voulu et que cette femme était même dotée d’une grande insensibilité, ce qui lui permettait de ne jamais prodiguer de tendresse à ses proches. C’est ce qui lui donnait cette emprise, en sous-main, sur tout le monde : on n’est jamais aussi fort que quand on a peu de sensibilité.

Mais la thérapie n’était pas allée bien loin, du moins en apparence, car cet homme n’habitait pas chez lui, avait à peine un pied chez lui. En fait, rien n’appartenait à cet homme ; il était possédé, aliéné; il n’était pas autonome mais hétéronome, si nous entendons ces mots dans le sens étymologique de nomos, la loi…pas de loi propre mais la loi de quelqu’un d’autre; son argent ne lui appartenait pas non plus ; il ne pouvait pas en faire l’usage qu’il voulait, y compris pour prendre soin de lui ; il demandait donc au social, à la fameuse sécurité sociale, de payer à sa place. Nous pouvons d’ailleurs entendre cela comme un symptôme dont souffrait ce patient et le faire entrer dans l’hétéronomie dont j’ai parlé ; je veux dire qu’il s’adressait à une instance autre pour veiller sur lui, ce qui est tout de même une façon d’aller au devant des ennuis ; certes, il gagnait sa vie, et même fort bien mais il ne pouvait considérer que cet argent gagné était à lui, pour lui ; il était même convaincu qu’il devait rendre compte à sa femme de ses dépenses.

On peut dire qu’ il se trouvait aliéné dans sa pensée, dans l’utilisation de son argent et dans ses actes. Ainsi avait-il acheté une maison, fort cher, sur l’insistance de sa femme qui supportait mal de vivre dans une petite ville. Il disait, certes, qu’il avait changer de ville pour évoluer dans sa profession. Mais il s’étonnait d’avoir acheté une maison d’un tel prix. Il ne l’aurait jamais fait pour lui. Pourquoi l’avait-il fait alors ? Par amour ? Je n’ai jamais entendu notre patient dire qu’il aimait sa femme, comme si ce mot lui était inconnu…c’est à dire que le sentiment d’amour lui était inconnu. Sa façon de penser sa relation conjugale ne se comprenait que dans un seul sens : le bien-être de sa femme ; je pense qu’il avait toujours confondu l’amour avec l’idée de faire le bien de l’autre. Ayant choisi une épouse qui avait peu étudié, il ne supportait pas de gagner trois fois plus qu’elle et la dispensait de travailler alors qu’elle subvenait elle même à ses besoins avant de le connaître. Il lui avait même délégué le soin de gérer ce qu’il appelait « l’argent du ménage ». Un tel dispositif lui permettait d’ignorer les capacités réelles de son épouse. Et celle-ci, certaine de l’emprise qu’elle exerçait sur son mari, lui faisait comprendre qu’il n’en faisait jamais assez pour la rendre vraiment heureuse .

Nous pouvons dire que rien n’appartenait à ce patient :

-          ni son argent

-          ni sa façon d’être en relation avec une femme

-          ni son corps.

 J’étais bien entendu intervenu pour souligner le caractère surprenant d’une telle attitude, sous-entendant qu’il existait d’autres façons de vivre et d’autres modes de relation. Une sexologue lui avait d’ailleurs dit quelque chose d’analogue mais d’une façon très abrupte dont nous examinerons plus loin les raisons de l’inefficacité : « Monsieur, ça ne marchera jamais avec votre femme ; il ne vous reste plus qu’à changer de partenaire ! ». Par ailleurs les échanges qu’il avait avec son épouse étaient assez pauvres et concernaient essentiellement l’éducation de la fille qu’ils avaient eu ensemble.

 Deux années plus tard, il revint me voir: "Je ne suis plus éjaculateur précoce depuis que j'ai fait une vraie rencontre avec une femme; je dis une vraie rencontre car je n’ai jamais été aussi libre et aussi vrai dans l’échange avec une femme ; je suis en instance de divorce; çà ne se passe pas bien du tout car mon épouse veut le plus possible de biens matériels; j'avais perçu qu'elle n'était pas logique dans ce qu'elle déclarait car, à la suite d'une consultation chez une sexologue, elle n'avait jamais voulu participer aux exercices prescrits, preuve que le manque de plaisir allégué n'était pas si criant que cela; ce qui l'a toujours intéressée, c'est de ne pas travailler tout en profitant de mes revenus; j'ai compris qu'elle avait tout intérêt à entretenir ma culpabilité afin que je me crois dans l'obligation de payer le prix de ma défaillance; en  réclamant bien plus que sa part des biens communs, elle ne fait que dévoiler ce qui l'intéresse véritablement; les biens matériels sont la seule chose à laquelle elle parvient à avoir accès. Mais je ne viens pas vous voir pour cela: la femme que j'ai rencontré souffre d'une maladie chronique et mon entourage me conseille de ne pas poursuivre cette relation car je risque de devenir son infirmier". Cet homme se demandait ce qu'il devait faire...mais au fond de lui, sa décision était prise et il venait me parler pour asseoir cette décision.

Toutefois, son hésitation n’a pas été sans conséquence car, quelques temps plus tard, il revint dire que cette femme avait décidé de rompre et que, étant à nouveau seul, il avait pris contact avec une agence matrimoniale. Sa sexualité étant devenue autre, il ne craignait plus les rencontres féminines et ne s'en privait pas jusqu'à sa rencontre avec une femme habituée depuis quelques années à vivre seule; "je ne vous cache pas que j'ai eu des aventures nombreuses depuis mon divorce car j'aime le sexe et ne saurais m'en passer" lui avait-elle déclaré dès leur rencontre; effectivement, dès le deuxième rendez-vous, la dame insiste pour qu'ils passent le restant de la soirée au lit. "Moi, je n'y tenais pas plus que çà, mais bon, je me suis laissé entraîner, d'autant qu'elle m'avait dit: tu te laisses faire, c'est moi qui dirige, la prochaine fois, ça sera toi...et là, patatras...éjaculation précoce; je viens vous voir pour comprendre quelque chose à cette rechute".

- Monsieur, lui ai-je dit, rechute fait penser à maladie...Si maladie il y a, ce serait plutôt celle de ne pas vouloir tenir compte de ce que vous savez. Vous ne teniez pas à aller au lit avec cette dame; pourquoi?

- Eh bien, à la réflexion, en vous parlant, je me dis que cette femme me mettait dans la série des hommes qu'elle a eus depuis son divorce, qu'elle allait me comparer à d'autres, que je n'existais pas vraiment pour ce que je suis...

- Oui ; alors, votre corps a dû, une fois de plus, avoir recours à cette réponse bricolée, à l’image de la situation impossible que vous vous imposiez....Votre corps est sain ; il ne fait que s’adapter à vos exigences contradictoires. Il vous reste à prendre en compte ce que vous ressentez  et à mettre vos actes en accord avec cela. Ce qui vous arrive là va vous permettre de bien comprendre la difficulté dans laquelle vous étiez depuis des années.

      Cet homme, si rechute il y a eu, était retombé dans ce vieux travers bien connu de lui consistant à ne jamais rien refuser à une femme, suivant l'adage stupide "ce que femme veut, Dieu le veut",mais selon aussi, plus certainement, son apprentissage très précoce qu’il ne devait pas s’opposer au désir de sa mère, suivant en cela le comportement réel de son propre père. Mais ce qui est à noter, à mettre en exergue dans cette histoire, c'est la réaction symptomatique du corps qui avait inventé une réponse très adaptée à la situation invraisemblable, intenable, contradictoire que cet homme voulait tenir et que l’on peut résumer ainsi : «Je souhaite avoir une relation avec cette femme ; je n'ai, au fond de moi, pas envie d'accepter ce que cette femme me propose sexuellement mais je ne peux pas lui dire non ».

Si nous examinons le symptôme de perte de connaissance de Melle Else, le personnage principal de la nouvelle de Schnitzler, nous aboutirons au même constat: le corps invente un symptôme remarquablement adapté à la situation. Je vous rappelle que Melle Else est aux prises avec son souhait de sortir son père de difficultés financières qui l’amène à se laisser approcher (et peut-être plus) par un homme âgé qui la dégoûte, elle qui commence tout juste à s’essayer à l’art de la séduction avec des hommes de son âge ; elle imagine une scène où elle se présenterait nue, en public, devant cet homme pour accéder à ce qu’il demande et en même temps dévoiler publiquement l’inanité de cette demande ; au moment où elle met en acte ce qu’elle a imaginé, elle perd connaissance.

Ces deux exemples, notre patient et Melle Else, illustrent la désorientation et donc les errements que ces deux personnes subissent, coincées qu’elles sont entre une destiné individuelle et la nécessaire « adaptation » à laquelle il leur a semblé « raisonnable » d’obéir. C’est ce que Freud explique dans son « malaise dans la culture ». Il faut dire là qu’il s’agit de la culture dévoyée ; l’éducation dispensée par les parents, premiers relais du socius, a pris un tour plus « personnel » puisque ces parents ont profité de la situation pour faire passer un autre message, subliminal : à tes parents, tu obéiras en toute circonstance et jamais tu ne remettras en cause leur position. C’est ainsi que s’installe le primat de la raison sur le corps et sa pulsion. C’est un vaste sujet sur lequel nous reviendrons…

Il s'agit donc, pour le thérapeute, de ne jamais perdre de vue que, au bout du compte, dans le cas de symptôme somatique névrotique, le corps est un allié très sûr qui sait même s’adapter à des situations grotesques ou incohérentes. On peut même dire que ce corps est on ne peut plus sain dans la mesure où il s’adapte remarquablement ; ce corps n’est pas « malade ». J’exclus donc là les phénomènes psychosomatiques comportant une atteinte du corps réel, entraînant une maladie occupant les médecins somaticiens. Cela n’est toutefois pas une raison pour que les psychiatres se désintéressent des phénomènes psychosomatiques, bien au contraire. Il m’arrivera, au cours de cet exposé, d’examiner ces phénomènes mais  nous ne pouvons pas les confondre avec des symptômes somatiques névrotiques dans la mesure où ils mettent parfois en jeu la vie même du sujet par une affection qui se développe en touchant des fonctions vitales. Mais toutefois, dans les deux cas, il existe certaines conditions d’apparition assez proches que nous  examinerons.

Dans le cas clinique que j’expose, la notion de ce qu’il est convenu d’appeler « le choix de l’organe » ne me paraît pas trop difficile à exposer et se résume assez facilement. Pour le phénomène psychosomatique, au contraire, le choix de l’organe n’est jamais clair. Je dirais même que cette question représente une aporie, une impasse, si nous nous en tenons à la seule recherche psychanalytique. Il faut, à mon avis, la corrélation d’une impasse psychique et d’une lésion somatique latente pour qu’explose un phénomène psychosomatique. Je dis « lésion somatique latente » pour laisser la porte ouverte aux recherches actuelles sur la génétique et sur l’immunologie mais aussi sur les traces que l’histoire pourrait laisser dans le corps ; je pense là à la transmission transgénérationnelle inconsciente. Quant à la notion d’impasse psychique, que j’emprunte à Sami-Ali, il s’agit d’une question hautement intéressante, différenciant les névroses et les psychoses et pour lesquelles Joyce McDougall propose le terme de psychosomatoses.

 

   J’ai revu une fois cet homme :

-          Bonjour, où en êtes-vous ?

-          Je suis venu vous dire que vous m’avez beaucoup soulagé de mon angoisse et de ma culpabilité la fois dernière ; c’est comme si je pouvais me faire confiance et m’habiter…. Je vois toujours la femme dont je vous ai parlé…je lui apprends à ne pas traiter son corps comme une machine, comme un instrument pour parler comme vous… C’est drôle, c’est comme si je lui transmettais ce que j’ai découvert ici…je ne sais pas où cela va nous mener mais je vis bien et ma vie m’intéresse.

 

Cette vignette clinique illustre aussi ce que les psychanalystes appellent d’un nom incompréhensible du grand public : la castration ; Nous pouvons ici le dire autrement : toute femme ne convient pas à tout homme ; cet homme doit, pour que son symptôme cesse, admettre qu’il doit tenir compte de l’ histoire dont il est porteur et ne pas vouloir fréquenter certaines femmes sans y regarder à deux fois. C’est un renoncement consenti, autre énoncé de la castration, plus audible et moins ambigu car ne comportant pas la violence d’amputation que commet un homme sur un autre homme ou sur un animal ; ce renoncement consenti vient humaniser ce qu’il en était de l’amputation-castration que représentait le symptôme pour le patient. Le renoncement comprend, en son sens même, le choix du sujet qui substitue donc ce choix à la fatalité sous le coup de laquelle il tombait, du fait de son histoire. Le renoncement est éclairé, la castration symptomatique est aveugle.

Mais à quoi doit-il renoncer pour accéder à une relation satisfaisante? Sur quoi se base son symptôme ? Où prend-il sa source ?

Cela nous amène à la question centrale : quelle  relation y a-t-il entre corps et psyché ?

Je vais poser une série de questions; je vais  par la suite tenter de répondre à certaines …à certaines, pas à toutes afin de laisser du travail à venir…

Puis-je dire: le corps sait, alors que le patient ne sait pas ?

Le corps sait-il quelque chose ? Est-il le lieu du savoir inconscient ?

En m’exprimant ainsi, je présente le corps comme ce qui, du sujet, expose une condensation de sa vérité, ce qui rejoint ce que l’on entend parfois dire par certains thérapeutes : le corps ne ment pas.

Pouvons-nous dire que ce corps est au service de la pensée ? D’une pensée qui veut  satisfaire un habitus, une façon de se comporter selon le schéma familial  au détriment de l’être même du sujet ?

Le corps serait-il le reflet des deux messages contradictoires : avoir une relation sexuelle mais dire non à cette femme-là ?

Et quand nous disons que le corps serait le reflet de deux messages contradictoires, nous pourrions dire aussi bien « le théâtre » pour reprendre le titre des livres de Joyce Mc Dougall « théâtres du je » et « théâtres du corps ». Le corps serait-il la scène où se joue la pulsion sexuelle du sujet d’une part, et  la conformité à un fonctionnement familial et la nécessité de dire non à une situation angoissante d’autre part.

Le corps est-il le théâtre du désir inconscient du sujet  (dire non à la dame pour notre patient , au vieux monsieur pour Melle Else) ?

Qui invente cette réponse d’éjaculation précoce sinon le patient, avec tout ce que cette invention comporte de génie créateur ?

Ce qui s’expose au niveau du corps, est-ce la même chose que ce qui se joue au niveau psychique ?

Le symptôme de l’éjaculation précoce ne serait-il pas une façon pour le sujet d’échouer à vouloir tenir tous les rôles à la fois ?

Dans quelle position subjective dans son rapport au monde et aux autres se trouvait notre patient souffrant d’éjaculation précoce ?

Le corps « dit-il » ce que le patient ne peut pas dire ? Le corps « prend-il la relève » pour signifier ce qui ne peut pas être dit ? Le symptôme apparaissant dans le corps deviendrait alors un rébus qu’il s’agirait de déchiffrer, cette hypothèse renvoyant au hiéroglyphe qu’évoque Jacques Lacan au cours de sa conférence de Genève à propos du phénomène psychosomatique. Cette piste est intéressante quand on sait que Champollion s’est appuyé sur le cartouche inscrivant le nom de Ramsès pour déchiffrer les hiéroglyphes, c’est à dire en utilisant le nom d’un roi pour donner du sens au reste de l’écriture ; j’insiste en fait là sur la question du manque d’identité, du déficit identitaire que présente notre patient, tout comme Melle Else.  Notre patient, en carence identitaire, voudrait bien se ranger sous la bannière des éjaculateurs précoces, à condition d’être reconnu comme malade, la maladie pouvant jouer comme point d’ancrage identitaire. Il se trouve que notre patient ne croyait pas vraiment à cette étiquette ; il l’avait tolérée, supportée, faute de mieux, en attendant mieux.              

La thérapie comporterait alors une quête d’identité, d’un NOM, propre au sujet ; j’entends par quête d’identité la quête d’une posture propre du sujet, l’acquisition de son autonomie, de sa loi propre, d’une façon d’oser utiliser son propre entendement pour faire sa lecture du monde et d’autrui ; cette démarche ne peut se faire sans le processus de séparation, ou d’individuation, c’est à dire une démarcation, un cheminement qui permette de sortir de la condition réservée aux hommes de sa famille en inventant, en créant une relation nouvelle entre homme et femme.

A ce propos, je m’adresse à mes collègues algériens, tunisiens, marocains et sénégalais pour leur demander s’ils leur seraient possible d’exprimer leur point de vue et leur pratique sur l’individuation et la séparation ; je pense en effet que la position du sujet dans leur culture et leurs coutumes n’a pas le même statut.

En fait, une thérapie n’est-elle pas une façon de « réconcilier » corps et psyché ?

Corps et psyché étaient-ils divergents ? Rien n’est moins sûr car, dans notre exemple clinique, il semble que le corps et la psyché soient en relation.

Pouvons nous dire alors : une thérapie, n’est-ce pas aider quelqu’un à s’approprier son corps-psyché ? J’écris corps-psyché avec un trait d’union pour signifier combien ils sont liés et indissociables.

C’est à dire qu’il y aurait un écran entre l’homme et son corps-psyché. Si ce patient présentait déjà de la difficulté avec ce qu’il pensait et ce qu’il éprouvait, comment pouvait-il échanger et communiquer avec une femme avec qui certes, il avait noué une relation mais qui elle-même n’était pas dans l’échange et la communication ?

 

Maurice MERLEAU-PONTY dit que « si l’histoire sexuelle d’un homme donne la clé de sa vie, c’est parce que, dans la sexualité de l’homme se projette sa manière d’être à l’égard du monde, c’est à dire à l’égard du temps et à l’égard des autres hommes ». Certes, il tempère cette assertion dans la suite de son ouvrage sur la phénoménologie de la perception.

J’ai, en ce qui me concerne, souvent remarqué chez mes patients que la relation sexuelle est un miroir sans fard de ce qu’est l’échange avec l’autre. Chez notre patient, l’argent était, lors de la première série d’entretiens, un excellent révélateur de sa relation à sa femme, y compris de sa relation sexuelle avec elle ; nous pouvons dire que ce patient était dans une relation d’asservissement à son épouse, subvenant à ses besoins matériels mais sans entretenir d’échange réel avec elle ; en fait, il ne la connaissait pas et elle n’existait pas réellement ; ce couple était cantonné dans un imaginaire de couple qui était la copie de schémas familiaux que chacun avaient vu à l’œuvre et avec lesquels ils avaient grandi. Pour notre patient, ce schéma faisait écran entre lui et son corps-psyché, empêchant toute véritable relation.


De tout ce que nous venons d’examiner découle la position du thérapeute à l’égard du patient et de son symptôme, et ce sera ma conclusion.

Le travail de thérapie se heurte dans un premier temps, puis aborde avec précaution par la suite la façon qu’a le patient de voir l’autre et le monde selon une grammaire appartenant à l’éducation et à l’histoire de la famille ; les récits du patient dévoilent une obéissance, une confirmation, une façon de «sauver» la famille en faisant acte d’allégeance à des impératifs familiaux ; on peut dire aussi que c’est une façon de faire partie du groupe « famille » en respectant ses codes et ses non-dits ; c’est accepter de « se taire sur la même chose » pour parler comme Daniel SIBONY qui dit que « ce qui lie le groupe, c’est qu’il se tait, sans le savoir, sur la même chose ».

C’est là une rude partie que le patient a à jouer car il s’agit  de rendre conscient ce qui est tu, parfois depuis plusieurs générations, pour préserver la famille de l’éclatement supposé, au prix d’une amputation allant parfois jusqu’à l’extinction de la lignée.

Notre patient  était affecté dans une « moindre » mesure en présentant un symptôme touchant sa jouissance sexuelle ; ce qui sera parfois exposé alors comme des dysfonctionnement sexuels, comme si la sexualité « fonctionnait », à l’instar des machines. Le « changez de partenaire » prescrit par la sexologue, même si elle n’a pas tort, ne peut pas être entendu autrement que dans un sens d’utilisation, d’instrumentalisation, de l’autre sexe si un véritable travail psychothérapique, un véritable cheminement, n’a pas été accompli. Certains patients n’attendent d’ailleurs pas ce conseil ou cette autorisation pour partir dans une quête sexuelle à la recherche de l’autre avec qui, enfin , « ça marcherait ». D’où la prolifération actuelle des sites internet, des clubs de rencontres et autres petites annonces, quitte à passer d’un groupe à un autre, dans une répétition compulsive, élargissant la famille de ceux décidés à se taire, sans le savoir, sur la même chose. ..C’est à mon sens le risque qui existe à poser la sexologie comme une spécialité à part entière, différenciée de la  psychothérapie analytique et de son éthique.

 

Toutes ces « maladies » ou symptômes viennent remplir le silence et cernent en le désignant ce non-dit ou cet impensable qui soude et affecte le groupe familial ; le statut de ce non-dit et de cet impensable fait penser aux signifiants gelés dont parlait J.Lacan dans la conférence de Genève ; je pense qu’il était à la recherche d’un mot nouveau pour désigner le processus en acte dans le phénomène psychosomatique qui ne soit ni la répression que Freud avait avancé sans le reprendre par la suite, ni bien sûr le refoulement qui est ce qui nous intéresse dans notre vignette clinique, ni la forclusion qui concerne la psychose; mais le terme de gel de certains mots représentant d’autres façons de vivre me convient bien ; et  ce sont ces mots qui délivrent la parole et délient le patient de ce lien familial qui l’étranglait et l’amputait dans sa capacité de jouissance sexuelle en même temps que son aspiration à un échange avec une femme.

 

Quelle est la condition pour que le dégel puisse se produire?

Et bien, c’est toute la question du transfert dans la thérapie qui se pose, en sachant d’emblée que , comme dans toute opération de construction, il y a un maître d’ouvrage, le patient, et un maître d’œuvre, le thérapeute…c’est à dire que c’est le patient qui décide en dernier recours. Ce point est primordial car il y va de la liberté et donc du respect de la personne.

Et je pense, pour l’histoire que je vous ai exposée, que le patient a mis fin provisoirement aux entretiens pour créer cet espace de liberté où l’on délibère…et la délibération aura là duré plus d’un an…le plus patient n’est peut-être pas celui que l’on croit ; mais ce qui est certain, c’est que le thérapeute doit être quelqu’un qui a renoncé à la volonté de guérir son patient, c’est à dire qu’il a consenti à renoncer au pouvoir de guérison pour s’en tenir à la position éthique de prendre soin de l’autre tel que l’énonce Hans JONAS dans son Principe responsabilité.  Cette position pose l’autre comme responsable de son existence, dans une relation de respect de soi et donc de l’autre en tant qu’altérité, donc différent; je ne sais pas à priori ce qui est bien pour l’autre; je sais en revanche qu’un espace de liberté lui est indispensable ; je le sais car j’en ai moi-même fait l’expérience. Une telle position ne saurait être prescriptive  car elle entraînerait immédiatement une relation d’emprise qui viendrait redoubler celle dont le patient a à se défaire. Notre patient en est un bon exemple, lui qui se glisse si facilement dans une relation d’assujettissement. Une méthode thérapeutique prescriptive le transformerait en bon élève, obéissant comme il obéissait, nous l’avons vu, au dogme familial.

Il s’agit donc de créer les conditions d’une guérison ou, tout au moins, d’une transformation, parfois d’un bouleversement et de laisser le patient choisir de s’en emparer s’il considère que la situation  est propice au changement et qu’il en sait assez pour que son désir se mette en actes.

C’est la seule façon que je connaisse qui laisse la possibilité au patient de s’approprier sa capacité à penser les événements et l’histoire de sa vie en même temps que d’habiter son corps.

Je pense en revanche qu’il ne faut pas laisser passer le moment de lui dire qu’il peut faire confiance à ce corps qu’il avait considéré comme malade car son corps lui livre des informations fort utiles pour conduire sa destinée…en connaissance de cause.

 


                                                          

                                          BIBLIOGRAPHIE

-           DEJOURS Christophe : Recherches psychanalytiques sur le corps,  Payot 1989.

-          Colloque international  IBN SINA- COLLOMB : le corps en psychiatrie, sous la direction de E. JEDDI , Masson 1982.

-          FREUD Sigmund : Malaise dans la civilisation, PUF, 1989.

-          JONAS Hans : le principe responsabilité, éditions du cerf, 1993

-          LACAN Jacques : Conférence de Genève , inédit.

-          MERLEAU-PONTY Maurice : « le corps comme expression et la parole » Phénoménologie de la perception,  Gallimard 1945.

-          MCDOUGALL Joyce : Théâtres du Je,Gallimard, 1982 ; Théâtres du corps, Gallimard 1989.

-          SCHNITZLER Arthur : Mademoiselle Else, Stock, 1980.

-          SIBONY Daniel : le groupe inconscient, Christian Bourgeois, 1980

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