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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


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Van Gogh : Portrait du docteur Paul Gachet

  J.B. GARRE – Professeur des Universités Praticien Hospitalier
Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – CHU 49033 Angers


Vincent Van Gogh , Portrait du docteur Paul Gachet (Auvers-sur-Oise, juin 1890)
Huile sur toile, 68 x 57 cm  
Paris, Musée d'Orsay

Mai 1890 : Van Gogh, qui vient de quitter Saint-Rémy-de-Provence pour s'installer à Auvers-sur-Oise, y fait la rencontre du docteur Paul Ferdinand Gachet, qui a été recommandé à son frère Théo par Camille Pissarro. Juin 1890 : il peint le Portrait du docteur Paul Gachet. Le 27 juillet 1890, il se tire un coup de revolver dans la région précordiale. Gachet est à son chevet. Il meurt deux jours plus tard à l'auberge Ravoux. Gachet suit son cercueil en compagnie de Théo.

            Ancien professeur d'anatomie artistique, amateur d'art, ami des impressionnistes et des écrivains, Gachet pratique lui-même la peinture et la gravure. Veuf depuis quelques années, il exerce à Paris et habite Auvers-sur-Oise en compagnie de ses deux enfants. Il a 62 ans quand Van Gogh peint son portrait. Leurs rapports semblent avoir été complexes et empreints, de la part de Van Gogh,  d'ambivalence identificatoire:

J'ai vu M. le Docteur Gachet qui a fait sur moi l'impression d'être assez excentrique, mais son expérience de docteur doit le tenir lui-même en équilibre en combattant le mal nerveux, duquel il me paraît attaqué au moins aussi gravement que moi. (…)

J'ai trouvé dans le docteur Gachet un ami tout à fait et quelque chose comme un nouveau frère, tellement nous nous ressemblons physiquement, et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre lui-même.

            De son côté, Gachet semble avoir perçu le peintre hollandais comme un mélancolique. Fin mai 1890, Van Gogh écrit de  lui à son frère:

Il m'a dit que si de la mélancolie ou autre chose deviendrait trop forte, il pourrait bien encore y faire quelque chose pour en diminuer l'intensité, et qu'il ne fallait pas se gêner pour être franc avec lui. Eh bien ce moment là où j'aurai besoin de  lui peut certes venir, pourtant jusqu'à aujourd'hui cela va bien.

            Ancien attaché à la Salpêtrière dans le service de Falret, Gachet n'est pas dépourvu de compétence en matière de pathologie mentale. Jean Starobinski rappelle avec à propos que la thèse de médecine qu'il a soutenue à la faculté de Montpellier était consacrée à une Etude sur la mélancolie.

            En retour, Van Gogh, lui voyant "la figure raidie par le chagrin" et "l'expression navrée de notre temps", choisit de représenter ce veuf en mélancolique. La tête demi penchée sur la poitrine, le tronc oblique, le buste incliné, un peu affaissé, la tête reposant sur le poing droit fermé, l'attitude de concentration douloureuse, méditative et désabusée, le regard fixe et inquiet : tout ici, posture, gestuelle et mimique, est saturnien, jusque dans les indices faciaux, les sourcils froncés, l'oméga mélancolique, la bouche pincée, l'accentuation des plis naso-géniens.

            L'expérience mélancolique s'incarne en effet, avec une constance remarquable, dans une posture qui traverse les siècles et qui s'est trouvée emblématisée par Albrecht Dürer, en 1514, dans Melencolia I. L'habitus saturnien par excellence fait reposer la tête, pensive et concentrée, parfois furieuse ou douloureuse, de l'homo melancholicus, sur l'appui de la main, manifestant un souci inquiet de récollection dans le silence et l'exil. Au vrai, où Gachet pose-t-il son regard ? Regarde-t-il seulement ? Regarde-t-il quelque chose ou quelqu'un ? Nous regarde-t-il ? Ou bien regarde-t-il en lui-même, dans le for intérieur désolé de son désenchantement ? Et, surtout, qu'y voit-il ?

La leçon mélancolique, telle que la livre la tradition iconographique de la figura sedens, et telle qu'elle nous a récemment été restituée par la magnifique exposition diligentée par Jean Clair, Mélancolie, génie et folie en Occident, invite en effet à faire retour sur soi, dans le dépouillement et le retranchement, à travailler à s'effacer, cette culture de l'auto-examen pensif et désabusé s'alimentant volontiers à la contemplation de Vanités et autres Memento mori, dont la leçon terrible, ce que nous disent les crânes si souvent figurés, mais aussi les fleurs coupées, les sabliers, les symboles et les attributs des biens culturels et du savoir, tient en deux messages : "J'étais ce que vous êtes. Vous serez ce que je suis" et l'épiphonème fulgurante : "Nil omne".

            Entre les doigts du praticien mélancolique, une branche de digitale. Faut-il y voir une Vanité ? une icône de la fugitivité ? une émouvante esquisse de la précarité humaine ? un symbole de la futilité de tout savoir et, en particulier, de l'art médical, puisque le choix d'une plante médicinale aux vertus cardiotoniques peut être lu comme la signalétique d'une identité professionnelle ? Un rameau de digitale : non pas un caducée, ni les emblèmes du pouvoir et du savoir médicaux. Non pas la toge, ou la blouse prosaïque, non pas la chaire de la leçon clinique, le scalpel à la main ou la prise du pouls devant le cénacle des élèves attentifs, ni l'apparat d'une bibliothèque, la main étendue sur le corpus des traités, mais une icône florale, fragile, vivante mais précaire et déjà menacée : une efflorescence promise à l'étiolement.

            Table rouge, casquette blanche, chevelure rousse, vareuse bleu outre-mer : les couleurs du tableau ne sont pas en apparence les couleurs terreuses, noires ou grises, propres à l'élément de la mélancolie. Mais ce chromatisme éclatant est aussi celui de l'intensité des émotions et de la profondeur du vécu : "J'ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines", ainsi Van Gogh commente-t-il Café de nuit  à Arles,  une toile de 1888.

            Un rouge intense peut aussi, comme en témoigne la dernière toile, immense et inachevée, de Nicolas de Staël, Le concert, porter les valeurs jubilatoires, exaltées et dangereuses d'un trop-plein émotionnel, d'une dyscrasie humorale, d'un déséquilibre affectif qui peuvent ouvrir la pente à de possibles "suicides par enthousiasme", comme dans la nouvelle ainsi intitulée par Hector Berlioz, des Soirées de l'orchestre, et comme peut le suggérer l'énigmatique saut dans le vide, du haut des remparts d'Antibes, de Nicolas de Staël. L'idée, ici, serait celle d'une limite, dans l'émotion, dans le bonheur artistique ou affectif, qui, une fois atteinte, ne laisserait plus d'autre possibilité que la mort. Toute poursuite de la vie ne serait qu'un retour, et ce retour, une rétrogradation, une dégradation, une chute. Du danger des cimes.

            Pour le bleu, nous savons que, quelques années plus tard, profondément marqué par le suicide de son ami barcelonais des 4 Gats, Carlos Casagemas, Picasso va durablement associer cette couleur, pour une période de quelques années, aux valeurs découragées, funèbres et glacées, d'un monde malheureux et endeuillé. Dans le Portrait, la palette, son intensité, ses éclats, en totale contradiction avec le gestus melancholicus du motif, tirent vers la vie, mais aussi  vers un adieu possible et qui se fait ici probable, à la vie.

            Un médecin malade : leçon possible du Portrait. Gachet, anxieux et manifestement déprimé, va-t-il négliger ses devoirs, s'absenter dans ses lointains mélancoliques, se détourner de son patient, cesser de s'en sentir comptable ? Indolent, ralenti, concentré sur son âme chagrine, est-il déjà coupable d'indifférence aux maux d'autrui ? Notre moderne, et si mal, si insuffisamment nommée dépression est l'héritière de l'ancienne acedia, dont l'étymologie grecque dit bien qu'elle incarne un double refus, qui est aussi un double péché mortel et une double lâcheté morale : refus, certes, du souci de soi, mais aussi, et issu de celui-ci,  refus du souci d'autrui,  indifférence au monde. Gachet pourra-t-il assumer jusqu'au bout son mandat ? D'ailleurs, les commentateurs ne se sont pas lassés d'interroger l'énigmatique abstention thérapeutique de Gachet et d'un de ses confrères, appelés au chevet du suicidé et qui renoncent  à extraire la balle de revolver et même à faire admettre le blessé à l'hôpital, laissant au peintre deux jours de lucidité paisible dans un étrange suspens du temps.

            Un médecin malade : et pourtant, le médecin, à la différence du guérisseur, n'est pas qualifié pour l'exercice de la médecine parce qu'il a pu être ou qu'il est un patient, même si une maladie personnelle a pu motiver sa vocation. En tant que médecin, comme le fait remarquer Georges Canguilhem, le médecin n'est ni sain, ni malade. Pour exercer, il vaut mieux être en bonne santé à tous les plans, et, pour un psychiatre, être à peu près au clair avec ses propres opérations affectives et cognitives. Mais ce n'est pas tout à fait nécessaire et, surtout, ce n'est pas par la voie de la maladie que l'on devient médecin. Dans l'œuvre même de Van Gogh, nous avons pour comparaison le portrait, peint en 1889, d'un autre médecin : le docteur Félix Rey, alors âgé de vingt-trois ans et qui est l'interne qui soigne le peintre à son arrivée à l'Hôtel-Dieu d'Arles, après s'être tranché le lobe de l'oreille. Van Gogh peint ici un praticien jeune et énergique, d'allure pragmatique, que l'on sent plein de forces et apte à l'action : tout l'opposé du Gachet vieillissant, morose et inhibé.

            L'homo melancholicus semble cependant détenir une certaine vérité de l'homme normal et l'expérience mélancolique délivre un certain point de vue, qui a sa dignité, sur le monde et sur soi. Gachet mélancolique, Gachet médecin malade, Gachet désabusé inaugure une question que Freud reconduira dans Deuil et mélancolie : pourquoi faut-il commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité ? Cette question est peut-être également celle du peintre, qui perçoit Gachet comme un possible double et qui en dresse un portrait qui est aussi un autoportrait, vérifiant la maxime médicéenne (Ogni dipintore dipigne se) que des artistes contemporains comme Jackson Pollock relaient jusqu'à nous : "Peindre est une découverte de soi. Tout peintre digne de ce nom peint ce qu'il est." L'autre question, plus angoissante, quand nous songeons au devenir du patient de Gachet, reste ouverte, ainsi formulée par Jean Starobinski : "Que devenir, si celui dont on attend le secours a lui-même besoin de secours ? "

Pr J.B. Garré
Université d'Angers, Département de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, CHU Angers

Références

  • A. Artaud Van Gogh le suicidé de la société. Gallimard, 2001.
  • P. Bonafoux Van Gogh, le soleil en face. Gallimard, "Découvertes", 1987.
  • P. Bonafoux Van Gogh, l'atelier d'Arles. Gallimard, "Découvertes", 2002.
  • A. Chastel Formes, fables, figures. Flammarion, "Champs", 2 t., 2000.
  • K. Jaspers Strindberg et Van Gogh. Swedenborg-Hölderlin. Etude psychiatrique comparative. Les Editions de Minuit, 1993.
  • R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl Saturne et la mélancolie. Etudes historiques et philosophiques. Nature, religion, médecine et art. Gallimard, 1989.
  • Mélancolie. Génie et folie en Occident. Ouvrage collectif, sous la direction de Jean Clair, Gallimard, RMN, 2006.
  • D. Porot Van Gogh ou le Hollandais volant. Geigy, 1989.
  • J. Starobinski  "Une Mélancolie moderne: le portrait du docteur Gachet par Van Gogh", Médecine et Hygiène, 10 avril 1991, 49, 1053-1057.
  • Un ami de Cézanne et Van Gogh : le docteur Gachet. RMN, 1999.
  • V. Van Gogh Correspondance complète. Gallimard / Grasset, 1960.
  • R. et M. Wittkover Les enfants de Saturne. Psychologie et comportement des artistes, de l'Antiquité à la Révolution française. Macula, 1991.