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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


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Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2002

La question de la « référence » chez l’adolescent en quête de nouveaux territoires

 


Communication orale faite aux Journées Nationales de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (Vannes, Centre des congrès, 24-25 mai 2002)

 

J. Malka , H. Pettenati, E. Quezede, Ph. Duverger, J.B. Garré

 

L’adolescence est une période de découverte : découverte d’un corps qui se transforme, découverte de capacités sexuelles inédites, découverte de nouveaux objets d’amour, découverte de nouveaux espaces de vie. Mais cette découverte est soumise à autant de pertes incontournables, à autant de deuils nécessaires : deuil du corps infantile, deuil de la latence des conflits, deuil des objets oedipiens, deuil de la maison familiale comme seul lieu de réconfort. Deuil et découverte se côtoient donc en cette période pubertaire. Il s’agit alors pour ces adolescents d’échafauder une identité nouvelle sur le terrain d’une perte. D’où la nécessité impérieuse de repères, de références transitoires sur lesquels s’appuyer pour avancer dans ce difficile travail. Ces références ne sont en aucun cas universelles, telles les fameuses « Valeurs » invoquées ici ou là à des fins électorales ! Ces références sont celles que le jeune choisira lui-même, telle une peau empruntée, afin d’effectuer sa nécessaire mue. Les adolescents n’empruntent-ils pas d’ailleurs souvent les vêtements de ceux qu’ils aiment, et en particulier de leurs propres parents ? Dans ce contexte, les références choisies ne sont pas immuables, mais au contraires particulièrement labiles, malléables. Elles ne servent pas de « modèle » mais de matrice.

Nombreux sont les adolescents qui bénéficient de multiples espaces de vie ( famille, école, clubs et associations, foyers municipaux, centres de vacances, mais aussi, dans les cas difficiles : lieux d’écoute en tous genres, foyers et familles d’accueil, voire établissements pénitentiaires). Ces lieux de vie sont ainsi souvent considérés comme autant de repères potentiels pour ces jeunes dont certains semblent pourtant à la dérive. Cette dérive peut alors prendre la forme du rejet de toute règle ou de toute loi, mais aussi d’autres formes telles des conduites autoagressives, des conduites d’échec par exemple.

Nous nous sommes posés la question suivante : ces « repères », que l’on décrit comme tels, sont-ils toujours opérants quant à leur impact psychique ? Sont-ils si faciles que cela à intérioriser en tant que références fiables ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il nous a paru intéressant d’articuler entre elles deux dimensions qui renvoient chacune à la notion de « repère » ou de « référence » : la dimension sociale et la dimension psychopathologique. La première concerne l’environnement de l’adolescent ; la seconde concerne la capacité de ce dernier à puiser, au sein de cet environnement, ce qui lui servira de référence, avant de l’intérioriser.

Mais entre repères supposés et repères imposés, n’existe-t-il pas un espace transitionnel plus souple ?

De quel espace s’agit-il ? Qu’en est-il pour certains de nos adolescents de leur capacité à choisir eux-mêmes ce ou ceux qui serait (seraient) susceptible(s) de tenir lieu de repères fiables sur lesquels inventer leur vie ? Le choix dont nous parlons est celui, de la part de l’adolescent lui-même, d’objet tiers, transitionnels, suffisamment apaisant, et physiquement éloignés du cadre de vie habituel, qui auraient pour rôle essentiel de permettre au jeune de rétablir un dialogue avec lui-même, dialogue interrompu par le rejet des interlocuteurs privilégiés qu’étaient les objets oedipiens.

Ces objets tiers, quels sont-il ? Nous postulons ici qu’il en existe un nombre infini. C’est ainsi que les « goûts » de nos adolescents, qu’ils soient de nature narcissique (mode vestimentaires, modèles idéaux etc.) ou objectale (relations aux pairs mais aussi aux adultes) nous surprennent chaque jour, voire nous horrifient ! Que n’entend-on pas souvent dire de tel jeune dans la bouche de ses parents (ou des adultes auxquels il est confié) qu’il « le fait exprès pour nous provoquer ! »

Ces objets tiers apaisants, s’ils sont souvent objets d’amour, sont en revanche dépossédés de toute charge libidinale excessive. Ces objets apaisants sont donc certes référés aux objets oedipiens mais n’en sont que des substituts dépourvus de tout potentiel excitant, et nous postulons que l’adolescent les aura choisis comme tels, c’est-à-dire comme des objets vis-à-vis desquels l’énergie libidinale sera toujours liée. Ils ne seraient ainsi ni la source ni le but des pulsions mais le support de leurs motions. Ils rendraient en quelques sortes les pulsions « supportables ».

On s’étonne souvent que, malgré les multiples dispositifs mis en œuvre visant à offrir aux jeunes un système de repères fiable et stable, nombreux sont ceux qui ne s’y retrouvent pas, et en particulier ceux dont la réalité de la référence parentale se trouve relativisée voire parfois anéantie (exemple de certains jeunes placés en foyer ou en familles d’accueil). Mais les « professionnels de l’adolescence » que l’on pourrait qualifier « d’imposés » n’entrent-ils pas parfois en « résonance », pour ne pas dire en « concurrence » avec des objets oedipiens trop excitants, avec des objets d’amour susceptibles de réactualiser violemment la question de l’inceste ou encore des exigences surmoïques tyranniques ? Chacun d’entre nous connaît bien cette situation clinique tristement banale qui est celle de l’accueil de tel ou tel adolescent aux urgences pédiatriques après un passage à l’acte de sa part lors d’un conflit avec tel éducateur « référent », tel surveillant ou enseignant de collège ou de lycée un peu trop intrusif. Dans ce contexte que l’on pourrait assimiler à un phénomène de « rapproché incestueux » - selon les termes de X. POMMEREAU – ou encore d’hémorragie narcissique, quelle autre porte de sortie trouver sinon celle du passage à l’acte, dont les modalités sont multiples, les plus fréquentes étant une lésion autoinfligée, un épisode hétéroagressif, un état d’agitation ou une fugue… Toutes ces conduites n’ont-elles pas pour objectif immédiat celui de fuir la situation anxiogène voire phobogène : « Fais chier, je me casse ! »

L’enjeu est donc pour les adolescents d’être en mesure de se dégager de tout phénomène de « rapproché excitant », vis-à-vis duquel l’urgence est d’abord celle de l’éloignement physique.

Le terme même « exister » vient du latin ex-sistere qui signifie « se situer au-dehors ». C’est ainsi que la notion même « d’existence » renvoie à la capacité de se décentrer, de s’éloigner.

Il nous apparaît que cet éloignement peut être perçu sous un double aspect, défensif et structurant :

-          Défensif, car, en évitant la présence physique des objets oedipiens, le jeune cherche à se protéger, de façon plus ou moins consciente, de la reviviscence d’élans amoureux à l’égard de ces mêmes objets, élans maintenant soumis à une sexualité génitalisée. A cet égard, l’expression « Tu me prends la tête » n’est pas sans équivoque. C’est à ce titre qu’Y. DECHRISTE souligne qu’une des composantes de l’identification à cet âge est de nature très archaïque, et qui renforce le paradoxe dont il est ici question : l’auteur fait allusion « aux mécanismes d’incorporation et au réveil des pulsions à but passif comportant le plaisir redoutable d’être pénétré, rempli par l’objet du désir, mais avec le risque d’en être envahi, annihilé, détruit. ».

-          Structurant, car cet éloignement, en favorisant le deuil des objets d’amour oedipiens (du fait de leur absence), facilite l’idéalisation de ces derniers, préalable indispensable au processus d’identification à ces objets. C’est alors que l’identification aux objets oedipiens rend possible les retrouvailles, dans la réalité, avec ces objets.

Ces réflexions sur la nécessité d’éloignement ne sont pas sans rappeler, dans un autre champ épistémologique, les rites de passage dans les sociétés dites « primitives », dont les trois temps du déroulement sont « la séparation », « la marginalisation » et « la réintégration ». Nous remarquons que le terme de « passage » évoque le contraire même d’une rupture. Ce passage, bien que subordonné à une séparation, s’intègre dans une continuité transgénérationnelle des plus sécurisantes, même si les épreuves imposées sont parfois d’une grande difficulté. Dans ces conditions, les séparations ne sont pas vécues comme des ruptures mais comme des expériences individuelles inscrites depuis toujours dans la mémoire collective.

En outre ces séparations ont la spécificité d’être limitées dans le temps et dans l’espace.

Parallèlement à ces phénomènes d’éloignement du groupe d’adolescents de leur famille nucléaire, il faut par ailleurs noter la fréquence et la place fondatrice de l’expérience sexuelle avec un ou une jeune du même âge dans durant cette période. L’expérience sexuelle se réalise donc ici loin des objets oedipiens.

Il est enfin à noter que le groupe des pairs fonctionne ici comme un contenant psychique (en permettant des identifications peu éloignées les unes des autres du fait de la similitude des expériences de chacun au sein du groupe), tout comme les lieux auraient pour fonction celle d’un contenant physique (du fait de leur parfaite circonscription, de leur valeur symbolique etc.).

Le rite est donc un passage, une passerelle entre un avant et un après. L’une de ses particularités est en outre d’avoir été choisi par tel ou tel groupe social, et d’être différent d’un groupe à l’autre. Son contenu n’est donc pas universel. Ce qui le fait rite, ce qui le fonde comme rite, c’est sa valeur matricielle. Le groupe de pairs tout entier passe « dans le même moule » pourrait-on dire !

D’où l’étroite relation entre le socius et la psychopathologie dans ces sociétés.

Les difficultés ou les impasses de l’adolescence dans nos sociétés dites « modernes » sont précisément abordées par divers auteurs comme étant la conséquence de la disparition progressives de la valeur des rites. Cette évolution vers une « déritualisation » de l’existence compliquerait en effet probablement le travail d’adolescence que les jeunes se verraient de plus en plus seuls à devoir mener, à la recherche d’une sorte de matrice individuelle, d’un système de référence personnel que chacun devrait trouver lui-même, au sein d’un groupe de pairs lui aussi isolé, avec les risques de dérapage que cela comporte. Citons pêle-mêle l’errance, les conduites de dépendance, les phénomènes de bandes, de sectes etc. Tout ce passe ici comme si les coordonnées existentielles de ces jeunes avaient momentanément disparues : qui suis-je ? Où vais-je ? Pour quoi faire ?

C’est ainsi que notre organisation sociale ne serait que très partiellement compatible avec le travail d’adolescence, contrairement au cas des sociétés décrites précédemment.

Par ailleurs, les occasions d’éloignement des adolescents hors de la vue des adultes ne s’amenuisent-elles pas progressivement, par des phénomènes aussi divers que l’allongement considérable de la durée des études et la dépendance croissante aux ressources parentales, la disparition progressive des obligations militaires, la sécurisation des espaces publics devenus très contrôlés, ou encore l’exiguïté des espaces privés ? On pourrait parler ici de « mobilité captive ». C’est ainsi que le travail d’adolescence va souvent devoir s’opérer au sein même de la famille nucléaire, ou en tout cas parfois trop proche d’elle pour ne pas être suffisamment « hors de la vue ». Or s’il en est un qui demande sans cesse à être sous le regard attendri de ses parents, c’est bien le petit enfant, « l’enfant pré-oedipien », celui qui ne veut surtout rien changer de son statut d’enfant roi. Nous avons précisé tout à l’heure l’enjeu de l’éloignement chez l’adolescent, en particulier dans les situations de crise. Mais, et c’est là le point essentiel, cet éloignement ne doit en aucun cas rompre le lien aux objets oedipiens, pas plus qu’il ne doit assurer une continuité parfaite avec eux. Il doit opérer comme un espace transitionnel, au sens de Winnicott.


En conclusion, nous émettons l’hypothèse selon laquelle le paradoxe entre d’un côté la nécessité absolue pour les adolescents de maintenir intact leur sentiment de continuité d’existence et de l’autre la nécessité de transformation identitaire est probablement largement renforcé par le manque de transitionnalité dans nos sociétés dites « modernes ».

Dans cette configuration, deux écueils sont fréquemment observés : le premier est celui de laisser le jeune mener seul ce travail d’adolescence en supposant opérants ses repères internes. Le second écueil est au contraire celui de chercher à imposer, ici lors d’une campagne politique, là lors d’une réflexion philosophique, tel ou tel système de référence que l’on croit idéal.

Référence « supposée » dans le premier écueil, référence « imposée » dans le second.

Dans ce contexte où intrusion et abandon fonctionnent sur le mode alternatif et non sur un mode transitionnel, sommes nous si surpris que cela que tant de passages à l’acte contiennent chez les adolescents ce double message : « Laisse-moi m’éloigner, mais surtout ne me lâche pas ! ». N’est-ce pas précisément la définition même de la transitionnalité ? C’est ainsi que la transitionnalité relie entre elles présence et absence, dedans et dehors. Elle ouvre un nouvel espace, lieu d’intériorisation d’une relation d’objet remaniée par le pubertaire. A cet espace transitionnel nous pouvons opposer un espace purement « occupationnel » dont la frontière avec l’espace psychique interne est étanche, ne laissant aucune place à l’intersubjectivité, exposant ainsi à une recherche solitaire du sentiment de continuité d’existence : d’un possible éprouvé (au sens d’une mise à l’épreuve de l’autre), nous passons à une inéluctable recherche individuelle de sensations visant à combler un vide émotionnel, qui exclut toute altérité.