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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


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LE DEVANT-QUOI DE L’ANGOISSE

 

 

Conférence prononcée au séminaire« Médecine et Philosophie » de l’Hôpital Necker

                        par Bruno VERRECCHIA    Psychiatre des Hôpitaux – CHU Brest                                                                         

(à paraître dans PHENO, revue de phénoménologie, d’herméneutique et de Daseinsanalyse, éditée par Le Cercle Herméneutique)

 

« Angoissante est l’existence humaine et, jusqu’ici encore, dénuée de sens :un bouffon peut lui être fatal . »

         (NIETZSCHE,prologue de ZARATHOUSTRA)


L’Angoisse ?Avec KIERKEGAARD retentit dans le ciel serein de la métaphysique un coup de tonnerre :l’Angoisse introduit une césure dans l’histoire de la pensée philosophique qui n’avait guère laissé de place à l’affect,ou du moins accordé de dignité à celui-ci face à la toute puissance du Concept et de la pensée abstraite.La Métaphysique qui se déploie depuis l’avènement de la subjectivité cartésienne ne cessait de multiplier ses conquêtes,mais avec KIERKEGAARD  puis HEIDEGGER ,c’est la pensée philosophique tout entière qui est ébranlée et la cathédrale hégelienne qui se met à vaciller .Car,comme le nous rappelle soudain KIERKEGAARDil est interdit à un homme d’oublier qu’il existe et réfléchir sur des problèmes en laissant de côté la passion ce n’est pas réfléchir du tout!

En portant au concept l’angoisse,KIERKEGAARD va défier toute philosophie issue du cogito (coup d’envoi de l’existentialisme,certes,mais aussi premisses de l’avènement d’une pensée phénoménologique animée elle aussi d’un ardent désir :celui du retour aux choses mêmes,selon l’injonction husserlienne « Zu den Sachen selbst » !...),et redonner place au RIEN qui nous angoisse, montrer qu’avec lui(ce rien pour lequel on s’angoisse)apparaît  l’angoissante possibilité de pouvoir  .Cette condition fondamentale de l’homme face à ses possibles,c’est précisément sa liberté,liberté vertigineuse à laquelle chacun dans sa finitude et sa singularité est voué.

Questionner l’angoisse c’est  questionner à partir d’elle et en elle et nous nous mouvons toujours à l’intérieur de la structure herméneutique particulière de ce questionnement ;mais questionner quant au Devant-Quoi de l’angoisse peut d’emblée nous laisser  sans voix puisque précisément,à la différence de la peur,l’angoisse n’a pas d’objet ,si ce n’ est peut-être ce petit RIEN qui n’a l’air de rien .S’angoisser d’un rien dit-on justement !Nous n’oublierons pas que sonne dans ce mot le latin « res »,c'est-à-dire la « chose » (la chose innommable ?). L’angoisse ,en révélant l’inquiétante étrangeté du monde et de notre condition,nous confronte précisément au RIEN ,au NEANT.

Il n’est pas dit pour autant que nous puissions aisément faire l’épreuve de ce que HEIDEGGER appelle l’angoisse essentielle ou «  essentiale »,angoisse pour l’Etre,car l’enjeu n’est rien moins qu’ « apprendre à éprouver l’être dans le rien »,mais pour cela il y faut un « clair courage »…Mais de quoi devrions-nous avoir peur puisque précisément rien ne nous angoisse ?

Notre réflexion,en questionnant le Devant-Quoi de l’angoisse prendra le risque de s’embourber dans un « No man’s land ontico-ontologique »,le questionnement oscillant entre les plans ontologique(celui de la Grundbefindlichkeit que constitue l’angoisse)et ontique(celui de la peur).L’analyse phénoménologique du  Hanter illustrera cette difficulté.

 

INQUIETANTE ETRANGETE ET ANGOISSE SELON LA PERSPECTIVE ANALYTIQUE EXISTENTIALE HEIDEGGERIENNE

 

Le terme d’ « Unheimlichkeit » a pour traduction étrangeté. Il y est fait allusion pour la première fois par Heidegger lorsqu’il explicite au paragraphe 40 de « Sein und Zeit » la Grundbefindlichkeit(être-disposé fondamental)que constitue l’Angoisse ; « Befindlichkeit… macht offenbar « wie einem ist ». In der Angst is einem « unheimlich ». Ce « wie einem ist » exprime le sentiment, la façon dont le Dasein est affecté ; dans l’angoisse on se sent « étranger ». Le sentiment d’étrangeté est donc signalé avant même l’Unheimlichkeit qui serait l’étrangeté elle-même si l’on veut bien distinguer le sentiment d’étrangeté de l’étrangeté elle-même. Heidegger poursuit : « Unheimlichkeit meint aber dabei zugleich das Nicht-zuhause-sein ». En explicitant l’étrangeté sous la forme d’un Pas-chez-soi, Heidegger montre en quoi elle est aux antipodes de la familiarité constitutive de l’Etre-au (In sein) du Dasein décrite au paragraphe 12. Dans l’angoisse est donc éprouvée l’étrangeté : le Dasein ne se sent plus chez soi dans la mesure où il n’est plus en familiarité avec…

Ce sentiment d’étrangeté résulte de l’esseulement du Dasein qui advient dans l’angoisse, « solipsisme » existential qui certes coupe le Dasein du monde avec lequel il s’identifie dans la préoccupation mais ne le coupe pas du monde en tant qu’existential puisque bien au contraire le Dasein est mis en face du monde comme monde dans l’angoisse.Le Devant-Quoi(das Wovor)de l’angoisse est l’Etre-au-monde en tant que tel(das In-der-Welt-Sein als solches),le monde en tant que tel(die Welt als solche),monde comme monde éprouvé justement dans toute son étrangeté. Ce « solipsisme » existential coupe également le Dasein de lui-même en tant que Dasein ontique et le place en face de lui-même en tant qu’existential. Le Dasein se saisit, s’éprouve alors dans toute son étrangeté.

Est-ce-à dire que le Dasein sur le mode de l’Etre-au familier ou de l’Etre-auprès préoccupé n’entendait d’aucune manière l’ Unheimlichkeit ? Tout au contraire, comme le souligne Heidegger : « La manière qu’a quotidiennement le Dasein d’entendre l’étrangeté est le divertissement qui, en dévalant, « masque » le pas-chez-soi » (5, p. 238, 239). Mais dans ce cas le Dasein n’éprouve pas l’étrangeté de son Etre-au-monde bien qu’il l’ «entende », puisqu’il la « fuit ». Il « fuit » devant l’ Unheimlichkeit (au lieu de l’éprouver) de son Etre-au-monde, et il fuit précisément vers le monde de la préoccupation auquel « il se voue » : cette « fuite » constitue la Verfallenheit(« dévalement ») qu’il faut entendre comme, non point une chute ou une déchéance – la dimension de la verticalité est ici absente(malgré le sens courant du radical du verbe allemand  qui signifie «  chuter ») – mais comme Verfallenheit an die « Welt » (paragraphe 38) au sens d’être pris au piège du monde, d’en être captif (2). Ce mouvement de fuite du Dasein dans le dévalement s’effectue vers le monde, à la différence de la fuite observée dans la peur où je fuis n’importe où ; autre différence : la « fuite » observée dans le « dévalement » s’effectue devant le monde comme monde (non éprouvé dans son étrangeté) alors que la fuite observée dans la peur s’effectue devant un étant intra-mondain. Sous une forme imagée, on pourrait dire que dans le « dévalement »je fuis en regardant vers le monde alors que dans la peur je fuis « à reculons ». Dans le « dévalement », je cours si vite vers le monde que je ne puis qu’ «entendre » l’Unheimlichkeit à laquelle je me dérobe sans le savoir. C’est le monde qui m’absorbe pour me disperser, plutôt que je ne m’y précipite, et si je fuis, ce devant et en avant de quoi je fuis, je l’ignore. Dans le « dévalement » c’est la familiarité du monde qui constitue le pôle attractif et moteur de ma « fuite » et non l’étrangeté du monde qui agirait comme un pôle répulsif. Dans l’angoisse par contre c’est le monde en tant que monde, donc éprouvé dans toute son étrangeté, qui constitue le pôle répulsif de mon mouvement qui n’est plus une fuite mais un « recul devant », voire « un repos sous une fascination » ainsi que le formulera Heidegger dans « Was ist Metaphysik ? ».

 

Mais revenons au paragraphe 40 de Sein und Zeit : c’est donc l’angoisse qui arrache le Dasein de son immersion dans le « monde » pour l’ «étran-jeter » (si l’on veut bien nous accorder ce néologisme !) dans le Pas-chez-soi(unzuhause). La familiarité quotidienne « tombe en miettes », le monde perd toute significativité.

Ce Dasein « étran-jeté » est un Dasein esseulé, immergé dans l’étrangeté et l’insignifiance (ou non-significativité). [cette in-signifiance est tout-à-fait capitale et nous verrons dans notre analyse du phénomène du « Hanter » la fonction essentielle du fantôme de réintroduction du sens] – « L’Etre–au prend le « mode » existential du pas-chez-soi » (5, p. 238) mais il n’en demeure pas moins, souligne Heidegger, que le «Pas-chez-soi doit se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus originel » (5, p. 239), car en effet, comme il a été dit plus haut, le Dasein dans la quotidienneté « entend » l’Unheimlichkeit puisque le divertissement, en « dévalant », occulte l’Unzuhause ; l’Unheimlichkeit est donc entendue de façon privative ; ainsi donc « l’Etre-au-monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein, non l’inverse » (5, p. 239).

Nous verrons dans le chapitre suivant que, pour Freud, la « filiation génétique » entre l’étrangeté et la familiarité semble inverse ( mais peut-on se hasarder ,sur ce point,à tenter une « comparaison »entre l’abord métapsychologique freudien ancré dans une pensée du Sujet et la tentative heideggerienne d’une pensée qui, précisément, tente d’« abandonner la subjectivité » ?...).

Nous souhaitons, par ailleurs, faire la remarque suivante : l’étrangeté qui s’éprouve dans l’angoisse est manifestement teintée d’ « inquiétance » : c’est bien compréhensible puisqu’angoisse il y a : comment cette étrangeté ne pourrait-elle pas s’éprouver comme « sentiment d’inquiétante étrangeté » ? ! De plus, le terme d’ Unheimlichkeit dont la traduction stricte est étrangeté est connoté affectivement du fait du « Heim » qui renvoie au foyer dans toute son intimité, sa chaleur, son aura affective (à la différence du «Haus », terme neutre). Mais il est des dispositions autres que l’angoisse où l’ Unheimlichkeit, l’étrangeté, peut être éprouvée comme sentiment d’étrangeté sans « inquiétance » ; nous y reviendrons.

L’INQUIETANTE ETRANGETE SELON LA PERSPECTIVE ANALYTIQUE FREUDIENNE

                            Il n’est pas sans intérêt d’évoquer, en contre-point de l’analyse heideggerienne de l’angoisse et de l’Unheimlichkeit,l’interprétation psychanalytique de ce sentiment d’inquiétante étrangeté, telle que nous la livre Freud dans un article de 1919 intitulé : « Das Unheimliche » (4). Bien qu’il existe des « points de résonance » évidents, les démarches des deux penseurs,répétons-le, n’en demeurent pas moins radicalement différentes.

            L’inquiétante étrangeté ressortit pour Freud « à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante » (4 p. 213) et constitue une catégorie au sein de l’angoissant, catégorie dont il convient de déterminer le dénominateur commun : « on est… en droit d’attendre qu’il recèle un noyau spécifique qui justifie l’usage d’un terme conceptuel spécifique. On aimerait savoir quel est ce noyau commun susceptible d’autoriser, au sein de l’angoissant, la distinction d’un « étrangement inquiétant » ». (4, p. 214).

 

            Freud envisage deux voies de recherche possibles :

                        . l’une sémantique : « …rechercher quelle signification l’évolution de la langue a déposé dans le mot Unheimlich » (4, p. 215)

                        .l’autre analytique : « … ou compiler tout ce qui, dans les personnes et les choses, dans les impressions sensorielles, les expériences vécues et les situations éveille en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté et inférer le caractère voilé de celui-ci à partir d’un élément commun à tous les cas » (4, p. 215).

            D’entrée de jeu, Freud annonce que les deux voies conduisent au même résultat, « … à savoir que l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (4, p. 215).

            Il va s’agir pour Freud « d’aller au-delà de l’équation : étrangement inquiétant = non familier ». (4, p. 216) mais le rapport insigne entre familiarité et inquiétante étrangeté est d’ores et déjà affirmé, ainsi que leur relation génétique puisque la question de Freud est : « … à quelles conditions le familier peut devenir étrangement inquiétant… ? »  (4, p. 215).

 

ANALYSE SEMANTIQUE DE L’ « UNHEIMLICHE »

 

Freud rappelle que le « mot allemand Unheimlich est manifestement l’antonyme de Heimlich, heimisch (du pays), vertraut (familier) » (4, p. 215) et remarque que dans beaucoup de langues la traduction d’Unheimlich ne donne pas la nuance particulière de l’effrayant ou qu’encore elle recourt à des périphrases.

L’adjectif « heimlich » (que Freud substantive dans le titre de son article),  signifie « … qui fait partie de la maison, non étranger, familier … » (4, p. 217) – Freud se réfère au Wörterbuch der Deutschen Sprache de Sanders, 1860 – mais peut vouloir dire aussi « caché, dissimulé », voire « secret » : geheim.

L’antonyme Un-Heimlich signifie : « qui met mal à l’aise, qui suscite une épouvante angoissée ». Parmi les multiples nuances de signification, il en est une où heimlich coïncide avec unheimlich (l’exemple donné est : « C’est ce que nous appelons « Unheimlich » ; vous, vous l’appelez Heimlich » ; Gutzkow).

Ce qui fait dire à Freud que : « ce terme de heimlich n’est pas univoque, mais qu’il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé » (4, p. 221), Unheimlich étant l’antonyme de la première signification. Freud émet l’hypothèse d’une possible relation génétique entre les deux significations (celle du familier et celle du secret).

Par ailleurs, Freud est intrigué par une remarque de Schelling pour qui « serait unheimlich tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (4, p. 222) ; nous verrons plus loin comment il éclaire cette remarque.

Freud conclut que « Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire Unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich » (4, p. 223).

L’évolution de l’ambivalence du mot heimlich (familier/secret) vers la coïncidence avec son antonyme est bien illustrée par l’exemple suivant cité par Freud : « … j’ai par moments la même impression qu’un homme qui chemine dans la nuit et croit à des fantômes, chaque recoin est pour lui heimlich et le fait frissonner » (4, p. 223).

Nous retenons de cette analyse que « Unheimlich » est sémantiquement dérivé de « heimlich » qui constitue pour ainsi dire un mot originaire (Freud a d’ailleurs écrit dès 1910 un article intitulé : « Uber den Gegensinn der Urworte »).

INTERPRETATION PSYCHANALYTIQUE DE L’UNHEIMLICHKEIT

 

(Nous ne distinguons plus ici l’adjectif substantivé : Unheimliche de Unheimlichkeit).

            A partir de plusieurs exemples (non détaillés ici) tirés de la littérature, de la vie courante ou de la clinique, Freud met en évidence un certain nombre de facteurs propres à l’étrangement inquiétant en tant qu’il est une catégorie particulière de l’angoissant : « … avec l’animisme, la magie et la sorcellerie, la toute-puissance des pensées, la relation à la mort, la répétition non intentionnelle et le complexe de castration, nous avons à peu près fait le tour des facteurs qui transforment l’angoissant en étrangement inquiétant » (4, p. 248).

            L’interprétation psychanalytique de l’étrangement inquiétant (quels que soient les facteurs qui viennent d’être mentionnés) est qu’il est le retour (angoissant) d’un refoulé familier : en effet « … si la théorie psychanalytique a raison quand elle affirme qu’un affect qui s’attache à un mouvement émotionnel, de quelque nature qu’il soit, est transformé par le refoulement en angoisse, alors, il faut que se détache parmi les cas de l’angoissant un groupe dont on puisse démontrer que cet angoissant-là est quelque chose de refoulé qui fait retour. Cette espèce de l’angoissant serait justement l’étrangement inquiétant, et dans ce cas, il doit être indifférent qu’il ait été lui-même angoissant à l’origine ou qu’il ait été porté par un autre affect ». (4, p. 245-246).

            Cette interprétation éclaire du même coup l’analyse sémantique du mot « heimlich » : « … si là est réellement la nature secrète (geheim) de l’étrangement inquiétant, nous comprenons que l’usage linguistique fasse passer le Heimlich en son contraire, le Unheimlich, puisque ce Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement » (4, p. 246).

            Freud peut alors interpréter la remarque de Schelling : « La mise en relation avec le refoulement éclaire aussi maintenant pour nous la définition de Schelling selon laquelle l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti » (4, p. 246).

Evoquons pour illustrer ce mécanisme du retour du familier refoulé sous l’aspect de l’étrangement inquiétant un exemple que Freud emprunte à la clinique : « il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. Mais il se trouve que cet étrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale (Heimat) du petit homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord… L’étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez-soi (das Heimische), l’antiquement familier d’autrefois. Mais le préfixe un par lequel commence ce mot est la marque du refoulement » (4, p. 252).

            Pour conclure,  remarquons ceci :

            Selon l’interprétation freudienne l’inquiétante étrangeté est « psychogénétiquement »dérivée de la familiarité. « …l’inquiétante étrangeté est le Heimlich-Heimisch qui a subi un refoulement et qui a fait retour à partir de là… » (4, p. 252) – alors que pour l’analytique heideggerienne la « filiation » semble inverse : « L’être-au-monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein, non l’inverse.  Le pas-chez-soi doit se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus originel » (5, p. 189).

 

Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas tant d’une opposition entre deux conceptions que d’une symétrie résultant de deux approches essentiellement différentes : l’une topique,économique et dynamique,l’autre daseinsanalytique.

Poser  ici la question d’une pensée de l’exil chez FREUD(et du Familier refoulé qui fait retour)qui serait l’envers d’une pensée de l’enracinement(et du Pas-chez -soi originaire qu’il s’agit précisément d’habiter!en poète ou en penseur…)chez HEIDEGGER dépasserait les limites du présent propos.

 

            ANALYSE PHENOMENOLOGIQUE DU HANTER

 

            Nous nous proposons d’aborder ici l’analyse de ce phénomène car il constitue (comme le souligne d’ailleurs Freud dans son article sur l’ Unheimliche, 4, p. 246) une situation où l’inquiétante étrangeté est éprouvée au plus haut point.

Hanter est à entendre ici dans toute sa verbalité ; c’est pourquoi pour désigner le phénomène lui-même nous substantivons ce verbe afin de pouvoir parler du Hanter ou du Se Hanter (« Le Hanter se hante comme l’angoisse s’angoisse »). Nous remarquons d’ailleurs qu’en français le verbe hanter contient toujours de façon explicite ou implicite un « par quelque chose » ayant valeur grammaticale de sujet en fait :

            Exemples : cette maison est hantée par un fantôme i.e : un fantôme hante cette maison ; je suis hanté par des esprits i.e : des esprits me hantent.

            Nous tenons donc pour les besoins de notre analyse, à bien dissocier le Hanter en tant que tel du « quelque chose ». A cet égard, la langue allemande est plus appropriée puisque pour énoncer ce phénomène elle dit : « Es spukt »(la neutralité du « es »exprimant davantage un « il y a »,une ambiance ou une atmosphère indéfinies).

On remarquera également ceci :

Il existe un rapport insigne entre le Hanter, le « es spukt » et l’idée d’un « lieu » : il faut qu’il y ait lieu pour que le Hanter advienne. Ce lieu, sur un plan ontique, peut être un étant intra-mondain telle qu’une maison, ou le Dasein lui-même(ma maison est hantée par un fantome ;ou bien je suis hanté par des esprits ;mais ce qui hante ma demeure me hante également,m’habite effroyablement ;où l’on aperçoit dans le Hanter une forme particulière de l’habitation,et un mode singulier de spatialisation du Dasein .Habiter ou se Hanter c’est y être en tout cas,et de tout son être !).

Cette analyse préliminaire nous permet donc de discerner au sein du phénomène du Hanter pris dans son ensemble :

.le « Hanter en tant que tel »

.le « lieu » où il advient

.le « quelque chose », l’agent du Hanter

Sur un plan linguistique cela revient à distinguer, si nous écrivons : « le fantôme hante la maison », un verbe : « hante », un complément : « maison », un sujet « le fantôme ».

De même que l’angoisse s’angoisse, nous dirons que le Hanter se hante afin d’entendre dans toute sa verbalité le phénomène en tant que tel.

Nous découplons donc le verbe de l’agent (tel qu’un fantôme) et postulons qu’ « il y a d’abord » du Hanter(« es spukt »).

D’où il découle deux temps dans notre approche du phénomène en son ensemble :

1)      Le Hanter en tant que tel

2)      Du Hanter au fantôme

 

LE HANTER EN TANT QUE TEL

 

Le Hanter lorsqu’il advient confronte tout d’abord le Dasein à un terrible sentiment d’inquiétante étrangeté et le plonge dans une indétermination totale « avant » l’instauration d’un quelconque « agent fantomatique ».

De même que dans l’angoisse, nous pouvons affirmer que :

1)      Ce devant-quoi le Hanter se hante n’est pas un étant intérieur au monde : le devant-quoi de mon Hanter n’est pas (encore) un fantôme.

2)      Le devant-quoi de mon Hanter est originairement et foncièrement indéterminé : « Es spukt ». Mon Hanter ne sait devant quoi il se hante.

3)      Tout ce qui est là-devant (Vorhanden) et tout ce qui est « utilisable » (Zuhanden) ne me sont d’aucun secours, car ce qui m’entoure a perdu toute significativité ; mon Dasein hanté est confronté à la non-significativité de son « Umwelt » : la maison où je me trouve a perdu tout sens et je ne puis me cramponner à aucun des étants intra-mondains qui m’entourent.

4)      Le menaçant du devant-quoi de mon Hanter n’est nulle part, ne s’approche d’aucune direction déterminée. J’ai le sentiment d’une terrible et diffuse « omniprésence absente » dans la maison.

5)      Et pourtant il est même déjà là ! Et j’en ai le souffle coupé. Le sol se dérobe sous mes pieds ; où suis-je ? « Es spukt » !

6)      Dans le devant-quoi du Hanter je bute donc sur le « Ce n’est rien (d’étant) et nulle part », ce qui signifie phénoménalement que le devant-quoi du Hanter est le monde en tant que tel : ce devant-quoi le Hanter se hante c’est l’être- au- monde même. Se hanter, c’est donc découvrir directement le monde comme monde. Mais comme dans le Hanter, le monde, ontiquement parlant, semble se réduire à la maison, nous dirions plutôt que se hanter c’est découvrir directement « la maison (que j’habite) comme maison ». De la découvrir ainsi, je n’ai plus le sentiment de l’habiter et m’y sens étranger : tout en y étant, je n’y suis pas.

7)      Ce pour quoi le Hanter se hante n’est pas un genre d’être ni une possibilité déterminée du Dasein hanté puisque la menace dans son indétermination ne peut porter sur tel ou tel pouvoir-être concret factif. Ce pour quoi le Hanter se hante est donc bien aussi l’être-au-monde lui-même.

8)      Mon Umwelt, habituellement si familier, en s’engloutissant dans le non-sens, en se dépouillant de son utilisabilité ne me permet plus d’être sur le mode de la préoccupation : je ne puis plus vaquer à l’étant de mes fourneaux ! Le Hanter enlève à mon Dasein toute possibilité de s’entendre comme le veut le « dévalement ».

9)      En tant que Dasein hanté et dépouillé de mon Umwelt familier, je suis esseulé. Le Dasein hanté découvert comme « solus ispse » par le Hanter n’est pas pour autant coupé du monde puisqu’il est précisément mis en présence du monde comme monde : je ne suis pas pour autant coupé de la maison puisque je suis précisément mis en présence de la « maison comme maison ».

10)   Le Dasein en proie au Hanter se sent – c’est le moins qu’on puisse dire – étranger, plongé dans une indétermination totale, confronté au rien et nulle part.

Il ne se sent pas chez soi (Unzuhause), éprouve un sentiment d’intolérable inquiétante étrangeté. La familiarité habituelle qui ontiquement parlant lui procurait le sentiment du confort du chez-soi s’est totalement désagrégée. L’être-au du Dasein hanté prend le mode existential du pas-chez-soi (Unzuhause). Le Dasein hanté est un Dasein « étran-jeté » dans sa propre maison.

Cette inquiétante étrangeté constitue la caractéristique la plus frappante du Hanter.

11)  (Comme dans l’angoisse) le Dasein peut se sentir en proie au Hanter dans les situations les plus diverses : ontiquement parlant cela peut surgir lorsque précisément l’on ne sent pas ou plus « at home » :  par exemple à l’occasion d’un changement de domicile, ou encore à l’occasion du départ ou du décès d’un conjoint, la maison si familière auparavant peut pour celui ou celle qui reste se dévoiler bizarrement inhospitalière.

12)  Nous pouvons d’ores et déjà avancer qu’ici « l’être au monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein, non l’inverse » et que « le pas-chez-soi doit se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus originel » (5, p. 239). En effet, c’est seulement parce que le Hanter « détermine toujours déjà de façon latente l’être-au-monde que celui-ci peut, dans son être préoccupé et disposé après « le monde » avoir peur » (5, p. 239). Nous allons voir que justement la peur (du fantôme) est ici le Hanter « dévalé » à même le « monde ».

Le Hanter, où le sentiment d’Unheimlichkeit est porté à son acmé, partage donc avec l’angoisse ses caractéristiques essentielles, au point que nous ne voyons plus dans le Hanter qu’une modalité particulière de l’angoisse liée aux circonstances,au contexte particulier d’une situation.

 

DU HANTER AU FANTOME

 

Nous avons vu au paragraphe précédent que le Hanter partage avec l’angoisse les caractéristiques suivantes :

. Un devant-quoi qui n’est pas un étant intérieur au monde

. Un devant-quoi qui ressortit du « rien et nulle part »

. Un devant-quoi menaçant pourtant déjà-là, omniprésent

. Une perte totale de la signifiance de l’Umwelt

. Un esseulement existential du Dasein, incapable d’être sur le mode de la   préoccupation

. Un pas-chez-soi  (Unzuhause) et un sentiment d’inquiétante étrangeté.

Tout se passe alors « comme si » le Dasein hanté en proie à cette insoutenable Unheimlichkeit allait « dévaler » son Hanter à même le « monde » : ici la maison.

Ce dévalement va constituer, dans un premier temps, en l’instauration d’un étant intra-mondain représenté par la figure emblématique du fantôme. Le Dasein hanté est ainsi instantanément « repositionné » à un niveau ontique grâce à la peur du fantôme (« la peur c’est l’angoisse désangoissée par la découverte  d’une cause »). Cette maison et moi-même ne sommes pas hantés par rien, mais par un fantôme.

Tout se passe « comme si » le Dasein hanté effectuait une tentative ultime pour redonner signifiance à son Umwelt.

En effet, les fantômes, les revenants, les esprits… bien qu’ayant une réalité douteuse (c’est pourquoi la plupart du temps ils se «  manifestent » plutôt que d’apparaître) n’en sont pas moins dotés de signification. Le Dasein, son monde sont alors hantés par des esprits et non par rien. Car ,pour ainsi dire, rien  ne semble pire que le rien !

 

En suivant pas-à-pas le paragraphe 30 de Sein und Zeit, voyons dans quelle mesure le fantôme, le redoutable, qui a bien pour caractère d’être menaçant, répond phénoménalement dans sa redoutabilité aux aspects dégagés par Heidegger :

1)      la nocivité : ce qui fait peur ici n’est pas rien : c’est le fantôme et l’on veut bien lui prêter le caractère de la nocivité. Néanmoins, la nature explicite de cette nocivité n’en est pas pour autant complètement élucidée à y regarder de plus près. En effet, ce qui fait peur habituellement est bien connu dans sa dangerosité : j’ai peur devant une vipère, je redoute une prochaine secousse tellurique, j’ai peur du cambrioleur, etc… Le caractère de dangerosité de ces étants est évident, incontesté, vérifiable. Mais le fantôme ? le revenant ?

Pour évaluer leur dangerosité il faudrait au moins avoir connaissance de la façon dont s’est soldée la confrontation d’un Dasein avec un fantôme ! Dispose-t-on de pareille information ? !

Nous voyons finalement que la soi-disante dangerosité de ces fantômes n’est ni évidente, ni incontestée, ni vérifiable !

Ce qui fait peur ne tiendrait-il pas aussi à cette ignorance ? Mais si cette ignorance est un facteur amplificateur de la peur, reposons la question : en quoi un fantôme peut-il bien me nuire ? Les étants intra-mondains « communs » qui font peur nous font craindre au pire la mort, la souffrance physique ou morale ; mais il semble que même le pire dans ce domaine soit encore en dessous de la nocivité présupposée du fantôme. Pire que le pire est-ce possible ?

La nocivité de ce qui fait peur ici semble donc d’une autre nature que la dangerosité la plus extrême. Néanmoins il n’y a pas de doute que ce fantôme soit nocif, car s’il ne l’était pas, il ne pourrait être un devant-quoi qui menace. Puisque nous ne pouvons donner aucun contenu à cette nocivité, nous sommes finalement tentés d’avancer que cette nocivité tient à cette vacuité même. Cette vacuité qui épouvante ne serait-elle pas finalement le néant ? Néant qu’il ne faut bien évidemment pas prendre ici en un sens ontologique puisque, répétons le, le fantôme n’est pas rien, il n’est pas « ce rien et nulle part » devant lequel mon Hanter butait. Mais il semble bien pourtant que le fantôme entretienne un rapport insigne avec le Néant au sens ontologique. Le fantôme apparaît en quelque sorte comme le « représentant ontique du Néant » et sa nocivité résiderait précisément en ce qu’il « conserverait » du Néant, au sens ontologique (révélé dans le Hanter), les indicibles vestiges,la parure muette ...

Mais cela suffit pour que le fantôme puisse assurer pleinement ses fonctions d’agent suscitant la peur.

Voyons maintenant ce qu’il en est des autres aspects phénoménaux de la redoutabilité énoncés au paragraphe 30 de sein und zeit:

2)      « cette nocivité s’exerce dans un rayon déterminé, celui qu’elle est capable d’atteindre » : en effet le fantôme est coutumier du lieu, ç’en est même le locataire privilégié, et sa nocivité est circonscrite par les limites de ce lieu ; un fantôme ne sort jamais de chez lui : il habite une demeure, il la hante et y demeure pour toujours ; « son destin » est irrémédiablement lié à celui du lieu où il exerce sa nocivité.

   « Ainsi déterminée, elle provient elle-même d’un coin déterminé » : en effet, il est d’usage que les fantômes aient leurs quartiers dans un endroit déterminé de la maison hantée.

3)      « Or le coin en question et ce qui en provient est connu comme un endroit qui n’a rien de « rassurant » » : ce  peut être la cave obscure, la chambre d’un défunt, etc… Comme si le Dasein avait réussi à confiner l’inquiétante étrangeté des lieux dans un endroit déterminé, connu donc moins étranger mais qui n’en demeure pas moins très inquiétant.

4)       « le nocif qui exerce sa menace n’est pas encore en tant que tel à une proximité contrôlable, mais il avance » : les fantômes ont pour coutume d’apparaître à certaines heures…

 « alors que cette avancée a lieu, la nocivité diffuse, en quoi elle a le caractère de la menace » : plus l’heure fatidique approche et plus la peur nous étreint.

5)      « …à mesure qu’il gagne en proximité, le nocif menace, il peut frapper mais peut aussi bien ne pas le faire » : c’est du bon vouloir du fantôme d’apparaître ou non…

(Le sens de ce « frapper » resterait à élucider).

« Au fur et à mesure qu’il avance, ce « il peut et pourtant ne le fait toujours pas » va croissant » : les fantômes prennent un malin plaisir à jouer sur cette possibilité ; ils préfèrent d’ailleurs se manifester (bruits, chuintements, hululement)… Par là se révèle leur avancée et s’accentue leur nocivité …

6)      « Il s’ensuit que, tout en venant de plus en plus près, le nocif comporte la claire possibilité d’être évité, ne serait-ce que de justesse » : le Dasein en attente peut toujours s’expulser des lieux (ne serait-ce qu’à minuit moins une), mais, en général, curieusement il ne le fait pas et se maintient dans cette attente…(fascination ? stupeur ?…).

« Ce qui, loin de diminuer et de supprimer l’avoir peur, lui donne plutôt toute sa dimension » : ce d’autant plus que le Dasein, comme fasciné, se maintient dans cette attente.

En résumé, il apparaît que dans la peur du fantôme, les critères phénoménaux du devant-quoi de la peur sont respectés. Il en serait de même pour les revenants, les esprits, etc…

Le fantôme, figure emblématique du Néant, a pour fonction de redonner signifiance au « monde » ; (d’une certaine manière il « rassure » le Dasein confronté à l’insignifiance et à l’Unheimlichkeit de la « maison comme maison »). Le fantôme est un étant dont la fonction est de réintroduire le sens là où tout vacille,où tout l’étant s’engloutit. [Dieu, Etant surplombant tout les étants, signifiant suprême : Fantôme du Monde ?]

 

DE L’ANGOISSE AU NEANT

 

Alors que dans « Sein und Zeit », le Néant se contente de « rôder » autour de l’angoisse, avec « Was ist Metaphysik ? », le Néant est pour la première fois introduit « en priorité », l’angoisse constituant alors l’ « outil » spécifique qui le rend accessible au Dasein.

Cette introduction du néant s’origine d’une question que Heidegger rappellera dans « Zur Seins Frage » : « .. . (dans l’horizon de la représentation scientifique, qui ne connaît que l’étant, ce qui n’est d’aucune façon un étant (à savoir l’Etre) ne peut s’offrir que comme Néant. C’est pourquoi la leçon pose la question de « ce Néant ». Elle ne pose pas arbitrairement ni dans le vague la question « du » Néant, mais celle-ci : ) Qu’en est-il de ce « Tout autre » que tout étant, de ce qui n’est pas un étant ? » (7, p. 242).

Ce « tout autre que tout étant », le Néant, se dévoile dans l’angoisse. Le Néant n’est rien d’étant ni un objet car l’angoisse n’est pas l’acte de concevoir le Néant. « Toutefois, le Néant est révélé par elle et en elle, non pas … que le Néant s’y montre à l’état séparé, « à côté » de l’étant dans son ensemble, lequel est en proie à l’oppression  que l’on ressent  »(6, p. 60), traduction de : « .. . dem Seienden im Ganzen, das in der Unheimlichkeit steht. »

Ainsi donc l’étrangeté connote-t-elle ici l’étant dans son ensemble (qui s’engloutit), ce qui  semble correspondre dans la langue de Sein une Zeit à l’étrangeté de l’être-au-monde en mode propre. Mais l’élément « nouveau » qui est ici nommé est le Néant qui « d’un seul et même coup » se présente avec l’étant dans son ensemble.

« Dans l’angoisse, il y a un mouvement de « recul devant » …, mouvement qui sans doute n’est plus une fuite, mais un repos sous une fascination. Ce « recul devant » prend du Néant son issue. Le Néant n’attire pas à soi ; au contraire, il est essentiellement répulsion. Mais en repoussant, sa répulsion est comme telle l’expulsion qui déclenche le glissement, celle qui renvoie à l’étant qui, dans son ensemble, s’engloutit » (6, p. 61). Le Néant semble donc être doté avant tout d’une « fonction dynamique » par rapport à l’étant dans son ensemble, fonction d’expulsion totalement répulsante et, poursuit Heidegger « … c’est elle dont le Néant obsède le Dasein dans l’angoisse, et qui est comme telle l’essence du Néant : le néantissement (Nitchtung) » (6, p. 61). Ce que nous avons appelé « fonction dynamique » du Néant est donc en fait son essence même ; l’essence du Néant c’est le néantissement (qui n’est bien évidemment ni une négation, laquelle se fonde sur le Néant, ni un anéantissement de l’étant, puisque précisément l’étant ne se « volatilise » pas mais glisse dans tout son ensemble). Ainsi, donc le Néant néantit et ce néantir est son essence même : « Das Nichts selbst nichtet ».

« Le néantir n’est pas un accident fortuit, mais en tant qu’expulsion par répulsion sur l’étant qui glisse dans tout son ensemble, c’est lui qui révèle cet étant dans sa parfaite étrangeté jusqu’alors voilée, qui le révèle comme le radicalement Autre – en face du Néant »  (6, p. 61, 62).

Le néantir est donc ce qui opère dans l’angoisse pour révéler l’Unheimlichkeit de l’étant dans son ensemble. « L’essence de ce Néant qui néantit dès l’origine réside en ce qu’il met tout d’abord le Dasein devant l’étant comme tel » (6, p. 62). L’Unheimlichkeit, l’étrangeté de l’étant que le Dasein éprouve dans l’angoisse s’origine donc d’un Néant qui lui-même est révélé par l’angoisse : « c’est uniquement parce que le Néant nous est révélé dans le fond du Dasein que la complète étrangeté de l’étant peut nous assaillir » (6, p. 70).

Nous retiendrons de ce rapide survol de la conférence de 1929 que ce qui « confère » l’Unheimlichkeit à l’étant dans son ensemble, c’est le Néant, que l’étrangeté de l’étant dans son ensemble « co-advient » avec le Néant.

Mais cette étrangeté de l’étant ne peut-elle être révélée que par l’angoisse ?

Si pour HEIDEGGER en 1929 l’Etonnement est manifestation du neant,il est aussi ,en 1955,avec « Qu’est-ce que la philosophie ? » cette disposition fondamentale ouvrant l’Etre de l’Etant : « Dans l’étonnement, nous sommes en arrêt. C’est comme si nous faisions recul devant l’étant, devant le fait qu’il est, et qu’il est ainsi, et qu’il n’est pas autrement. Mais l’étonnement ne s’épuise pas dans ce retrait devant l’être de l’étant. L’étonnement est, en tant qu’un tel retrait et qu’un tel arrêt, en même temps arraché vers et pour ainsi dire enchaîné par ce devant quoi  il fait retraite. Ainsi l’étonnement est cette disposition dans laquelle et pour laquelle s’ouvre l’être de l’étant » (8, p. 34).

Ainsi dans l’angoisse le mouvement de recul devant …s’origine d’une répulsion suscitée par le Néant alors que dans l’étonnement le mouvement de recul devant … proviendrait d’un éblouissement émanant de l’Etre ?

L’angoissé hanté par le Néant et l’étonné « habité » par l’Etre ? Comme si l’étrangeté de l’étant pouvait se révéler ou bien «en face»du Néant ou bien «en face» de l’Etre selon la disposition du Dasein ? L’Angoisse,l’Etonnement sont,comme encore l’Ennui ou l’ Effroi,ces tonalités fondamentales,ces Grundstimmungen  du Dasein ,la Stimmung étant « un mode existential et fondamental de l’ouverture où apparaissent de façon également originelle(gleichursprünglichen)le monde,l’être-avec et l’existence… ».

Si l’Etre et le Néant,d’un point de vue purement ontologique,semblent le même,en tant que le radicalement Autre de l’Etant,ce serait alors l’être-disposé du Dasein qui permettrait d’apercevoir le jeu de leur différence et de leur insigne complicité : « Et si ce néant qui effraie l’homme et l’ arrache à son train-train habituel comme à ses subterfuges était le même que l’être ?En ce cas,l’être devrait également se montrer comme ce qui effraie et fait tressaillir,comme ce qui nous assaille.Mais c’est là ce que nous sommes bien peu disposés à admettre »(9,p.99).

 

                                 L’ANGOISSE ,LE RIEN ET  LA VAILLANCE

 

Dans une post-face ajoutée en 1943(6)à la conférence de 1929 , HEIDEGGER revient sur les différents malentendus auxquels a donné lieu son propos.Il nous enjoint de ne pas  précipiter le  Rien dans le Nul,tentation nihiliste qui renonce à voir que « ce rien déploie son essence comme l’Etre » .Donc ne pas abandonner « l’énigmatique ambivalence du rien » mais au contraire « nous équiper pour l’unique disponibilité qui est d’éprouver dans le rien la vaste dimension ouverte de ce qui donne à tout étant la garantie d’être ».

L’enjeu est de taille car il s’agit  rien moins que de laisser l’angoisse nous accorder une « épreuve de l’Etre comme de l’autre de tout étant, à supposer que par « angoisse » devant l’angoisse,c'est-à-dire dans la seule anxiété de la peur,nous ne nous dérobions pas devant la voix silencieuse qui nous dispose à l’effroi de l’abîme » .C’est là l’angoisse essentiale qu’il nous faut d’une certaine façon maintenir dans son rapport au Rien .L’écueil serait justement de détacher cette angoisse,de l’isoler et d’en faire un « sentiment » parmi d’autres dans « l’assortiment connu des états d’âme dont la psychologie fait son bien »nous dit HEIDEGGER.

Il ne s’agit bien évidemment pas d’ un plaidoyer  pour l’angoisse mais d’une invitation à ne pas nous dérober face à cette disposition fondamentale du Dasein susceptible d’accorder la faveur d’une ouverture plus authentique au monde et à soi-même .Pour cela il y faut un « clair courage »poursuit HEIDEGGER(le courage n’entre pas dans les catégories de la psychologie ;pour autant,le courage peut être pensé en dehors de toute morale ou psychologie) .Bien plus ,nous pouvons présumer que l’évitement systématique de l’angoisse ne peut qu’ accroitre l’angoisse et du coup la reléguer davantage dans le champ de la pathologie ;c’est alors l’ « angoisse » devant l’angoisse qui « peut s’égarer si loin qu’elle méconnaisse les relations simples dans l’essence de l’angoisse » .

Pour HEIDEGGER ,la Vaillance ,qui est «capable de soutenir le rien »,  trouve précisément son point d’appui dans l’angoisse essentiale .Rien ne serait plus égarant que de voir ici une quelconque « philosophie heroïque » !Pour autant faut-il encore qu’en une époque où règne le  mythe de la  santé parfaite et du bien-être un tel Dire puisse être entendu car l’insoutenable Devant-Quoi de l’angoisse peut s’esquiver plus facilement que l’insoutenable légereté de l’Etre…         

 

BIBLIOGRAPHIE

 

1.                  BEAUFRET J. : «  La pensée du Rien dans l’œuvre de Heidegger. » in « De l’existentialisme à HEIDEGGER » - Ed. VRIN, 1986

2.                  DASTUR F. : Séminaire(non publié) tenu à la Sorbonne en 1986/1987 sur « Etre et Temps »,Paris,1987

3.                  DASTUR F. : « HEIDEGGER et la question du temps » Ed. PUF, 1990

4.                  FREUD S. : « L’inquiétante étrangeté » Folio Ed. Gallimard, 1985

5.                  HEIDEGGER M. : « Etre et temps » Ed. Gallimard, 1986

6.                  HEIDEGGER M. : « Qu’est-ce que la métaphysique ? »  et « post-face » in Questions I. Ed. Gallimard, 1968

7.                  HEIDEGGER M. : « Contribution à la question de l’être » in Questions I Ed. Gallimard 1968

8.                  HEIDEGGER M. : « Qu’est-ce que la philosophie ? » in Questions II Ed. Gallimard, 1968

9.                  HEIDEGGER M. : « Concepts Fondamentaux » Ed. Gallimard, 1985

10.       KIERKEGAARD S. : « Le concept d’angoisse » in Œuvres complètes ;Ed. de l’Orante,Paris 1966