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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2005

MELANCOLIE AU PALAIS

  J.B. GARRE – Professeur des Universités Praticien Hospitalier
Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – CHU 49033 Angers




Caspar David Friedrich
Le moine devant la mer      1808-1810

     Côte à côte, sur la même cimaise, sont accrochés deux grands formats: Le Moine au bord de la mer (1808-1810), de Caspar David Friedrich, et la version berlinoise de L'Ile des morts (1883), d'Arnold Böcklin.

      Un moine tourne le dos au monde, il nous tourne le dos (1) et dérobe son visage, personnage minuscule, errant de l'estran, du territoire de l'éphémère, au bord d'un océan tourmenté, figure de l'entre-deux, entre mer et plage, entre mer et nuages, dans l'indistinction du jour et de la nuit. La barque de Charon emporte, en un dernier voyage, un linceul vers l'île aux cénotaphes: elle s'éloigne de nous et n'a pas encore touché terre, mais le voyage paraît bien sans retour: c'est nous qu'elle quitte.


L'Ile des morts (1883), d'Arnold Böcklin

      Et c'est bien à nous que ces deux icônes de la mélancolie tournent le dos: à nous, trop vus, trop sus, trop connus, trop expérimentés, à notre monde usé, à l'Europe aux anciens parapets. C'est à nous qu'elles disent non. Elles ne se dirigent pas vers  la chute ou vers une catastrophe, qui menaceraient devant elles: la catastrophe a déjà eu lieu, la catastrophe est derrière elles. En essayant de le secourir, le frère de Friedrich s'est noyé. Et le personnage du tableau de Böcklin est déjà mort, mais peut-être l'ignore-t-il encore, il n'est pas encore au terme de la catabase infernale, de son dernier et grand voyage, il n'a pas encore trouvé repos et ultime abri sous les cyprès. Peut-être n'abordera-t-il jamais l'île, incapable de mourir et voué, tel le Juif errant,The Old Mariner ou le Hollandais volant, à une  douloureuse immortalité dont nous savons, avec Cotard, qu'elle représente la pire des damnations et le vrai désastre: pour mourir, avoir enfin accès à cette délivrance, encore faudrait-il avoir vécu. Si nous ne mourons pas, écrit Maurice Blanchot, c'est que nous ne vivons pas non plus, et que nous ne sommes, à l'instar du Juif errant, que des survivants (2). Avons-nous  vécu ?

             Ces deux tableaux appartiennent à l'exposition dense, remarquablement cohérente, et d'une immense richesse, organisée par la Réunion des musées nationaux et les Staatliche Museen zu Berlin, avec le soutien du musée Picasso de Paris, dont le conservateur général et directeur, Jean Clair, a assuré le commissariat. Maître d'oeuvre, en 1993, avec le concours de Jean-Pierre Changeux, d'une précédente exposition, qui avait fait date, sur les rapports des sciences et des arts, L'Ame au corps, Jean Clair a mis dix ans à parachever Mélancolie.

             A travers toute la culture occidentale, court, comme la veine noire du malheur, le thème de la mélancolie. Et, dès les origines (grecques: Homère, le corpus hippocratique, Aristote), le trouble mélancolique est associé aux manifestations du génie. De là, le sous-titre: Génie et folie en Occident. L'exposition elle-même est dédiée par son commissaire principal à Raymond Klibansky, récemment décédé et auteur, avec Erwin Panofsky et Fritz Saxl, du texte fondateur Saturne et la Mélancolie (3), dont une grande partie de l'iconographie (Dürer, Cranach, Cesare Ripa, Domenico Fetti...) est ici reprise et exposée. Aristote (ou le Pseudo-Aristote), dans son Problème XXX, souligne que la maladie affecte électivement les poètes, les philosophes et les héros, en bref les hommes supérieurs, que leurs qualités intellectuelles ou artistiques distinguent comme éminents. L'homme d'exception, et singulièrement, le créateur, oeuvre sous le signe de l'"humeur noire".

            Si elle peut susciter des lectures protéiformes (médecins, théologiens, philosophes, artistes, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens...), l'expérience mélancolique s'incarne avec une constance remarquable dans une posture qui traverse les siècles et qui s'est trouvée emblématisée par Albrecht Dürer, en 1514, dans Melancolia I, méritant son ajout aux trois grands gestes qui, selon André Chastel (4),  ont joué un grand rôle culturel dans notre civilisation: le geste de la prière, manibus junctis; le geste du silence ou signum harpocraticum, le doigt sur les lèvres; et le geste d'admonition (index levé ou pointé) qui est celui de l'Annonciation ou de la Précursion. La posture saturnienne par excellence fait, quant à elle,  reposer la tête, pensive et concentrée, parfois furieuse ou douloureuse, sur l'appui de la main, manifestant un souci inquiet de récollection dans le silence et l'exil. La leçon mélancolique invite à faire retour sur soi, dans le dépouillement et le retranchement, à travailler à s'effacer, cette culture de l'auto-examen méditatif et désabusé s'alimentant à la contemplation des Vanités et autres Memento mori.

            Jean Clair nous offre aujourd'hui une déclinaison de toutes ces postures saturniennes dans l'art, les sciences, les savoirs et l'imaginaire de l'Occident, de l'Antiquité gréco-latine à notre modernité, en passant par les temps forts du dernier Moyen Age, de la Renaissance, de l'âge classique et baroque, des Lumières et du romantisme: mélancolie, acedia, taedium vitae, lypémanie, spleen, nostalgie, Heimweh, regret, ennui, desiderium patriae, mal du siècle, douleur de vivre, vague à l'âme, folie périodique, désespoir, cyclothymie, neurasthénie, mal-être...jusqu'à notre récente (moins d'un siècle) et très insuffisante "dépression".

             Il a eu raison d'imposer Mélancolie en exergue de l'exposition. Il faut maintenir le mot même, si l'on ne veut pas céder à l'insipidité sémantique de la dépression, si l'on veut maintenir l'âcreté et la noirceur intense d'une expérience dont le caractère atroce ne doit être ni affadi ni édulcoré. Comme l'écrit William Styron, dans Face aux ténèbres (5), avec la vérité clinique de celui qui a été lui-même victime, le mot de "dépression", "indifféremment utilisé pour décrire une période de déclin économique ou une ornière dans le sol est un mot parfaitement invertébré pour qualifier une maladie d'une telle gravité." Loin de nous, les dysthymies, les déprimes dérisoires, les troubles de l'adaptation, les états anxio-dépressifs et les plaintes pathétiques du sujet moderne, insuffisant et vide, à la recherche d'une vaine identité, dans son incroyable prétention à "être lui-même" (6). Nous voilà réinstallés dans la franchise et la véridicité d'une psychopathologie première: oui, la mélancolie est folie, déraison, aliénation; oui, elle se manifeste dans la violence, par le carnage, le massacre et le désastre du suicide; oui, Saturne dévore ses enfants; oui, ce sont les artistes qui nous rappellent à cette vérité. Au tragique tableau d'honneur des morts volontaires, combien d'artistes disparus ?  Nerval, Van Gogh, Virginia Woolf, Pavese, Romain Gary, Montherlant, Primo Levi, Jack London, Hemingway, Sylvia Plath, Maïakovski, Malcolm Lowry, Joseph Roth, Walter Benjamin, Stefan Zweig, Paul Celan, Mark Rothko...La mélancolie est un mal; la dépression n'est qu'une maladie.

            Si l'art expose à la mélancolie, il en va de même de la science, des savoirs et de la sagesse. Cette solidarité est illustrée par la reconstitution d'un cabinet de curiosités. Ces chambres d'art et de merveilles, qui apparaissent en Europe à la Renaissance, rassemblent, dans un même espace de deuil et de jubilation (7), des raretés, des antiquités, des lusus naturae, un ensemble hétéroclite et fascinant d'objets, avec leurs incontournables: défense de licorne, bézoard, mandragore, coraux, crocodile, sphères armillaires, astrolabes, monnaies, aberrations tératologiques, embryons en bocaux...Ces objets, dont la collection relaye les anciens trésors des églises et des palais, appartiennent eux-mêmes à deux registres et à deux destins différents: les artificiala vont contribuer à fonder les musées d'art, cependant que les naturalia vont être à l'origine des museums d'histoire naturelle. L'espace saturnien du Kunstkammer ou du studiolo leur permet de co-exister, sans que le caractère hybride de leur double appartenance, scientifique et esthétique, prête à débat ou polémique.

             L'exposition s'achève sur une dernière salle qui convoque, outre l'expressionnisme d'Edvard Munch, de George Grosz et d'Otto Dix, outre la métaphysique inquiète de Giorgio de  Chirico et d'Edward Hopper, les oeuvres stupéfiantes d'artistes contemporains: Sans titre (Big man), figure moderne de la déréliction, géant de résine, nu et seul dans son coin, édifié par Ron Mueck, héritier moderne des céroplasticiens; et, d'Anselm Kiefer: un immense jet saturnien, une nouvelle nef pour Charon le nocher, un Messerschmidt mercuriel, plombé par le polyèdre de la mélancolie dürerienne. A l'ultime étape du parcours, un tombeau de marbre noir, et, de nouveau, le polyèdre, élevé par Claudio Parmiggiani comme une stèle funéraire et un monument à la Mélancolie.

            Le monde ne vaut rien, et nous-mêmes, pas grand chose: le pessimisme salutaire (saturnien ?) de Freud est bien connu. Avons-nous réellement vécu ? Le mélancolique semble détenir le vrai de l'homme normal et l'expérience mélancolique délivre un point de vue, qui a sa dignité, sur le monde et sur soi. Mais, pourquoi, s'interroge Freud dans Deuil et mélancolie, faut-il commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité?           

(1) G. Banu L'Homme de dos. Peinture, théâtre. Adam Biro, 2001. 

(2) M. Blanchot De Kafka à Kafka. Ed. Gallimard, 1994. Voir également la remarquable étude de J. Starobinski, "L'immortalité mélancolique", Le Temps de la réflexion, 1982, 231-251.               

(3) R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl Saturne et la mélancolie. Etudes historiques et philosophiques. Nature, religion, médecine et art. Ed. Gallimard, 1989.

(4) A. Chastel Le Geste dans l'art. Liana Levi, 2001.

(5) W. Styron Face aux ténèbres. Chronique d'une folie. Ed. Gallimard, 2005.

(6) A. Ehrenberg La fatigue d'être soi. Dépression et société. Ed. Odile Jacob, 1999.

(7) P. Mauriès Cabinets de curiosités. Ed. Gallimard, 2002.

            Mélancolie, génie et folie en Occident. Jusqu'au 16 janvier 2006, Galeries nationales du Grand Palais, Paris. Au catalogue établi sous la direction de Jean Clair, éd. Gallimard / RMN,  outre ses propres contributions, les signatures prestigieuses de Jean Starobinski, Marc Fumaroli, Yves Bonnefoy, Philippe Comar, Jackie Pigeaud, Yves Hersant, Laura Bossi...