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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2003

LE  PATIENT  OBESE  ET  LE  PSYCHIATRE

 

J.B. GARRÉ*, B. GOHIER**, P. RITZ***, J.L. TERRA****

 

*Professeur des Universités-Praticien Hospitalier, Chef du Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – C.H.U. Angers

**Praticien Hospitalier, Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – C.H.U. Angers

***Professeur des Universités-Praticien Hospitalier - C.H.U. Angers

****Professeur des Universités-Praticien Hospitalier – C.H.S. Bron

 

 

 

Enjeu de santé publique, l’obésité, définie par un indice de masse corporelle (IMC) supérieur ou égal à 30 kg/m², concerne 9 % de la population française et sa prévalence augmente régulièrement et rapidement, surtout chez les enfants et les adolescents. Son déterminisme mal connu rassemble sur un mode polyfactoriel des éléments hétérogènes, impliquant génétique et environnement, habitudes nutritionnelles et déterminants psychosociaux, maladies endocrino-métaboliques et causes iatrogènes.

La place et le traitement de troubles identifiés du comportement alimentaire (TCA), boulimie, conduites de grignotage ou hyperphagie, restent mal précisés, d’autant que certains, comme des échappements compulsifs d’allure boulimique, peuvent se développer sur un mode iatrogénique ou secondairement à des comportements de restriction durable : toutes difficultés d’approche qui nous invitent à une meilleure sémiologie et nous suggèrent une véritable analyse clinique des séquences du comportement alimentaire et de ses perturbations, auxquelles il n’est pas sûr que nous soyons réellement formés.

Les conséquences et les complications des états d’obésité, tant somatiques que psychologiques et sociales, paraissent mieux connues et les psychiatres, à l’instar des autres médecins, davantage informés et sensibles aux risques d’altération de la qualité de vie, d’exclusion sociale et d’isolement, de perte de l’estime de soi et d’invalidation progressive. Mais face à une pathologie dont les mécanismes biopsychosociaux font évoquer une stratégie élargie et une approche pluridisciplinaire, quelle sera la part du psychiatre ? du psychologue ? du psychothérapeute ? Quelles réponses pouvons-nous apporter aux demandes croissantes de traitement chirurgical des obésités massives par gastroplastie ? Le psychiatre a-t-il une place dans les réseaux qui se construisent autour des patients atteints d’obésité ? Quels modes d’évaluation et de prise en charge spécialisées pouvons-nous proposer ?

 

         


 

L’obésité se définit comme un excès de masse grasse, qui peut être à l’origine, selon son importance, d’une augmentation significative de la morbidité et de la mortalité. Elle est habituellement mesurée de manière indirecte et conventionnelle par le rapport : Poids (kg)   ou indice de masse corporelle (IMC). Le tableau 1 permet

                Taille (m²)

de classer les différents types de surpoids et d’obésités.

Tableau 1

IMC ET RISQUE DE COMORBIDITÉ

 

CLASSIFICATION

 

IMC en Kg / m²

RISQUE

DE COMORBIDITÉ

MAIGREUR

 

< 18,5

 

 

NORMALITE

 

18,5 – 24,9

 

SURPOIDS

 

25 – 29,9

Modérément augmenté

OBÉSITÉ

 

³ 30

Nettement augmenté

               CLASSE I

 

30 – 34,9

Obésité modérée ou commune

 

               CLASSE II

35 – 39,9

Obésité sévère

 

               CLASSE III

 

³ 40

Obésité massive ou morbide

 

 

Deux enquêtes réalisées à trois ans d’intervalle, en 1997 et en 2000, par l’Institut Roche de l’obésité en collaboration avec l’Inserm et la Sofres, auprès de 27000 personnes de plus de 15 ans montrent une augmentation rapide et alarmante de la prévalence de l’obésité : depuis 1997, la population a grossi en moyenne de 0,8 kg et le tour de taille, qui est un bon marqueur de l’adiposité abdominale ainsi que du risque cardiovasculaire, a augmenté de 1,6 cm, soit en 2000, 655000 obèses de plus, et 534000 personnes en surpoids (tableau 2). On considère qu’environ 9,3% des Français sont aujourd’hui obèses (8,2% en 1997). Cette augmentation rapide porte sur toutes les catégories socio-professionnelles, atteint surtout les classes jeunes et s’observe parallèlement dans de nombreux pays, en particulier anglo-saxons. Alors que l’obésité commune intéresse davantage les hommes que les femmes, l’obésité morbide (IMC ≥ 40) représente un phénomène davantage féminin et ne concerne qu’une faible fraction de l’ensemble des états d’obésité (0,3 à 0,5%).

 

Tableau 2

 

 

IMC

 

FEMMES

%

HOMMES

%

TOTAL

%

SURPOIDS

25-29,9

22,3

35,3

28,5

 

OBÉSITÉ

³ 30

7,9

8,4

8,2

 

SURPOIDS

+

OBÉSITÉ

 

> 25

 

30,2

 

43,7

 

36,7

 

 

ENQUÊTE SOFRES-OBEPI –

1997

 

 

IMC

FEMMES

%

HOMMES

%

TOTAL

%

SURPOIDS

 

25-29,9

22,7

36,7

29,7

OBÉSITÉ

 

³ 30

8,9

9,6

9,3

SURPOIDS

+

OBÉSITÉ

 

> 25

 

31,6

 

46,3

 

39

 

 

ENQUÊTE SOFRES-OBEPI –

2000

 

 

L’obésité est par ailleurs associée à un risque documenté de mortalité (il existe une relation directe entre élévation de l’IMC et mortalité) et de morbidité. Les principales complications somatiques sont d’ordre cardiovasculaire (hypertension artérielle, insuffisance coronarienne…), respiratoire (insuffisance respiratoire, syndrome d'apnée du sommeil…), locomotrice (dorsalgies, gonarthrose…), endocrino-métabolique (insulino-résistance, diabète de type II, dyslipidémie…) et cutané.  Les complications psychosociales ne sont pas moins fréquentes : discrimination et exclusion, préjudice, repli et isolement,  perte de la confiance en soi et de l’estime de soi, altération de l’image du corps. La vie affective et émotionnelle est la plupart du temps dominée par des sentiments d’allure dépressive ou franchement anxio-dépressifs, qui confinent parfois à la haine dépressive de soi (« Je hais mon corps, je me dégoûte, je ne peux plus me voir,  je ne peux plus regarder dans le miroir ce corps que je déteste, j’ai cessé d’exister à partir du cou… »).

L’ensemble se traduit par une altération globale de la qualité de vie, qui touche tous les plans et tous les fonctionnements du sujet : conjugal, familial, professionnel, interpersonnel et social, qui peut mener progressivement à de véritables invalidations et qui survient dans une ambiance culturelle sinon hostile aux gros, du moins peu propice à la pratique de la tolérance et où l’obèse continue d’endurer son martyre, selon l’expression forte et juste d’Henri Béraud.

A ce tableau plutôt sombre, encore convient-il d’ajouter les situations de désarroi et de détresse psychologiques induites par les très fréquents échecs de tentatives itératives d’amaigrissement. Si celles-ci sont réputées à juste titre retentir sur l’humeur dans un sens dépressif et anxieux, il est moins connu qu’elles sont tout autant susceptibles d’entraîner de novo des troubles surajoutés du comportement alimentaire, à type d’échappements compulsifs, parfois pseudo-boulimiques, survenant sur fond de restriction prolongée, pénible et frustrante. L’effet yo-yo , les variations en accordéon du statut pondéral et au final l’incapacité désespérante à contrôler la conduite alimentaire viennent alors négativer encore, assombrir et dévaluer un peu plus l’image et l’estime que le sujet a de lui-même : «  Non seulement je suis gros, obèse, une masse de chair haïssable, un monstre ou un tas informe, mais encore je suis incapable de perdre du poids, je n’ai aucune volonté et donc, je ne vaux rien… ».

Attentifs depuis une à deux décennies à ces vécus intenses de haine et de mépris de soi, nutritionnistes et diététiciens interrogent de plus en plus leurs pratiques et en viennent à se demander, comme Michelle Le Barzic, si, en se conformant mécaniquement à des régimes standards (1200 calories/24h), les médecins à tout coup n’ont pas prescrit l’échec à l’obèse et s’il ne conviendrait pas, plutôt que de viser des objectifs pondéraux irréalistes ou non personnalisés, d’apprendre au patient à faire la paix avec lui-même, à assouplir le regard critique qu’il porte sur lui  et à retrouver confiance et estime. Dans un certain nombre de cas, spécialement quand l’obésité se présente comme une solution plus qu’un problème, l’abstention peut constituer une mesure de prudence.

 


Face à une telle pathologie souvent chronique et invalidante, dont le déterminisme reste mal connu et rassemble des paramètres très disparates (gènes, métabolisme ou comportement : grossit-on à cause de nos ancêtres ou à cause de la télévision ?), quelle peut être la place du psychiatre ? Pour schématiser, une intervention spécifique du psychiatre peut se légitimer soit au niveau de causes ou de facteurs causaux identifiés, soit au niveau des conséquences psychologiques de l’obésité ; et déjà, pour éviter de confondre les deux registres et distinguer, par exemple, un trouble dépressif de survenue consécutive au surpoids et à l’obésité, d’un trouble dépressif primaire, à l’origine de perturbations profondes de l’alimentation,  à type d’hyperphagie, de grignotage ou d’accès boulimiques. Un raisonnement clinique comparable permettrait avec un peu plus de difficulté de faire la part de troubles secondaires  ou primaires de la personnalité.

 

Le psychiatre peut à bon droit se voir directement concerné par une catégorie très particulière d’obésités, qui ne représente qu’une fraction de l’ensemble et qu’il voit en général se constituer peu à peu sous ses yeux quand il prescrit des psychotropes : neuroleptiques et anti-psychotiques, anti-dépresseurs surtout tricycliques, thymo-régulateurs, en général toutes les molécules susceptibles de bloquer les récepteurs D2 de la dopamine, 5HT de la sérotonine et H1 de l’histamine. Sans doute gérons-nous médicalement assez mal ces obésités iatrogènes, où intervient également la sédentarité et qui constituent parfois un obstacle très sérieux à une bonne compliance.

 

Le psychiatre serait également familier des désordres des conduites alimentaires, dont plusieurs peuvent être rendus responsables de certaines obésités. Mais il n’est pas sûr que leur richesse et leur diversité se réduisent aux deux entités cliniques traditionnellement individualisées (anorexie et boulimie). Si nous nous référons aux deux classifications internationales qui comportent un chapitre d’aide critériologique au diagnostic de TCA, la classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement (CIM-10) inscrit les troubles de l’alimentation au sein de la section des syndromes comportementaux associés à des perturbations physiologiques et à des facteurs physiques (tableau 3). De même que dans le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV), deux et seulement deux diagnostics spécifiques importants sont retenus : l’anorexie mentale et la boulimie.

 

 

Tableau 3

Source : Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement. Descriptions Cliniques et Directives pour le Diagnostic. CIM-10/ICD-10. Masson, 1992.

 

F50 – F59

Syndromes comportementaux associés à des perturbations physiologiques et à des facteurs physiques

 

F50 Troubles de l’alimentation

 

            F50.0            Anorexie mentale

            F50.1            Anorexie mentale atypique

            F50.2            Boulimie (bulimia nervosa)

            F50.3            Boulimie atypique

            F50.4            Hyperphagie associée à d’autres perturbations psychologiques

            F50.5            Vomissements associés à d’autres perturbations psychologiques

            F50.8            Autres troubles de l’alimentation

            F50.9            Trouble de l’alimentation, sans précision

 

L’hyperphagie associée à d’autres perturbations psychologiques concerne des conduites hyperphagiques avec obésité, consécutives à des événements stressants (deuil, accidents, maladie ou intervention chirurgicale, événements existentiels éprouvants) et d’allure nettement psychogène. Il est remarquable que l’obésité simple, si elle est incluse dans la classification internationale des maladies en tant qu’affection médicale générale, ne figure pas au chapitre des troubles mentaux et du comportement, ni dans le DSM-IV, car il n’a jamais été établi, en dépit de nombreuses recherches menées dans les années 1970-80, qu’un syndrome psychologique ou comportemental particulier et spécifique, ni même un type donné de personnalité lui soient régulièrement associés. A l’évidence, les classifications et les nosographies actuellement disponibles ne rendent compte que très partiellement et très imparfaitement d’une réalité clinique autrement riche et diverse, et dont le nuancier sémiologique reste encore largement à décrire.

 

Si le psychiatre doit sans conteste apporter son expertise en matière de TCA, sa position au sein du réseau et face à une pathologie comportementale qui appelle une médecine du comportement, gagnerait à être mieux définie. L’analyse sémiologique du comportement et de la séquence alimentaires repose sur un certain nombre d’éléments que résume le tableau 4. Mais qui va poser les questions ? Qui va ouvrir le nuancier : le psychiatre, le psychologue, l’endocrinologue, le nutritionniste, la diététicienne, le médecin généraliste ?

 

 

Tableau 4

 

Eléments d’analyse du comportement et de la séquence alimentaires

 

Ü Analyse prandiale et extra-prandiale

Ü Phases pré-ingestives, ingestives et post-ingestives (faim, appétit, satiété et

    leurs modulations)

Ü Rythme et nombre de prises

Ü Lieux, contexte relationnel et durée des repas

Ü Quantité et qualité des prises alimentaires

Ü Préférences et envies alimentaires

Ü Régimes, interdits, habitudes familiales, culturelles ou religieuses

Ü Notion de techniques de contrôle de la prise de poids : vomissements provoqués,

    exercice physique intensif, jeûne, anorexigènes, laxatifs, diurétiques, lavements…

Ü Médicaments satiétogènes ou inducteurs de prise pondérale

Ü Addiction à une substance psycho-active (alcool, toxiques, médicaments)

 

Si chaque intervenant du réseau doit faire valoir sa lecture, il nous semble que revient au psychiatre une fonction de plein droit, surtout si l’on considère que l’analyse sémiologique doit être complétée par une évaluation psychopathologique générale qui ne peut être menée au mieux que par un professionnel de la santé mentale et qui sera plus particulièrement attentive à quatre types de troubles :

n      l’existence éventuelle de troubles de l’humeur, surtout dépressifs ;

n      la présence de troubles anxieux ;

n      la recherche d’un trouble addictif, qu’il s’agisse d’une dépendance à une substance ou d’une addiction comportementale ;

n      la sémiologie de la conscience et de l’image du corps doit enfin être systématiquement explorée et en particulier, l’influence excessive du poids et de la morphologie corporelle sur l’estime affective de soi.

Une étude de la personnalité doit également être tentée et l’histoire de l’obésité située dans la biographie du sujet, avec un intérêt attentif accordé à la demande du patient vis-à-vis de son poids, toutes démarches incombant au psychiatre.

 

Quant à l’approche thérapeutique, et pour conclure ces réflexions cursives, que l’on nous permette de mettre en tension deux citations. La première est empruntée à un colloque sur le corps de l’obèse où le Pr G. Darcourt , évoquant la relation obèse-médecin, tenait en 1975 ce propos désabusé : « Le traitement de la plupart des obèses nécessite une formation psychothérapique au-delà de celle qu’on peut attendre chez un praticien. Faut-il donc que les médecins adressent les obèses à des psychothérapeutes (à supposer qu’ils existent en nombre suffisant et qu’ils soient suffisamment compétents) ? Pourtant c’est au médecin que les patients confient leur corps trop gros, et les médecins se sentent vocation pour s’occuper de ces corps malades. Nous ne savons pas quelle est la solution de ce problème. »

A un quart de siècle de là, en 1998, un Guide pratique pour le diagnostic, la prévention, le traitement des obésités en France, rédigé sous la direction d’A. Basdevant et préfigurant une conférence de consensus diligentée sur ce thème par l’ANAES, expose clairement, mais sans en définir les moyens, les objectifs psychologiques d’une prise en charge de qualité de l’obèse :

« -Réduire les perturbations de l’image du corps, de l’estime de soi, ainsi que l’anxiété ou la dépression,

   -limiter les effets de la restriction alimentaire chronique (dépression, impulsivité),

   -améliorer la capacité de faire face aux situations conflictuelles à l’origine de désordre alimentaire,

   -aider à réduire la difficulté qu’éprouvent certains individus à identifier les effets des émotions sur leur comportement, en particulier alimentaire,

   -intervenir, si possible, pour réduire les difficultés professionnelles et sociales, causes ou conséquences de l’état d’obésité (le rôle des travailleurs sociaux est ici important). »