Un préliminaire indispensable à l’examen de l’utilisation
de la notion de preuve dans la discipline psychiatrique réside probablement
dans la construction du champ sémantique de la notion elle-même ou tout au
moins dans un essai de délimitation différentielle.
S’il est habituel dans la terminologie courante d’entendre
par preuve, l’instrument de l’établissement de la vérité d’une
proposition, c’est-à-dire ce qui démontre ou ce qui est probant, ou encore
au sens mathématique, la désignation d’un procédé qui vient valider l’exactitude
d’un calcul ou vérifier la justesse d’une solution, les usages qui
peuvent être faits de la notion de preuve dans le langage médical et plus
spécifiquement psychiatrique emportent avec eux un halo sémantique qu’il
conviendrait de clarifier.
Entendue essentiellement comme preuve diagnostique, les
occurrences de la preuve dans le langage médical définissent un nuage de
signifiants sans délimitation clairement établie. Quels rapports entre
preuve et :
la notion d’indices significatifs,
la notion de signes plus ou moins pathognomoniques ou
de symptômes évocateurs,
l’appel à des arguments positifs ou négatifs,
la notion de critères ou de critériologie,
le recours à des présomptions,
la recherche de témoins ou de marqueurs plus ou
moins fiables…
Ce travail essentiellement terminologique devrait être
complété par une définition du type de preuve requise ainsi que du niveau
de preuve exigible. Par type de preuve, il conviendrait de savoir si l’on se
situe dans le champ clinique ou encore dans le champ paraclinique qui est
essentiellement celui des examens complémentaires, de la biologie et de l’imagerie.
Par niveaux de preuve, on entend essentiellement les différences auxquelles
nous introduit le recours aux recommandations professionnelles et aux
conférences de consensus entre des preuves de grade A, B ou C (preuves de
niveau scientifique plus ou moins élevé en référence essentiellement à
des essais comparatifs randomisés de forte puissance ou à des méta-analyses
d’essais contrôlés randomisés).
Si l’on considère qu’en matière de preuve, la
médecine clinique se présente volontiers comme le parent pauvre au sein de
la constellation des sciences dites exactes ou dures ou fondamentales, au sein
même de l’univers des disciplines médicales la psychiatrie est parfois
stigmatisée comme le paradigme même d’une discipline « molle », peu
scientifique et peu rigoureuse, fonctionnant volontiers sinon exclusivement à
l’empiricité, se situant trop loin du corps et en particulier trop loin de
la preuve biologique et qui est d’ailleurs finalement assez peu recherchée
par les étudiants, car considérée, du moins en France, comme une discipline
peu noble ou en tout cas « pas assez médicale ».
Le savoir qu’elle délivrerait serait un savoir plutôt
affaibli, pas très bien portant, en déficit de preuves objectives, car
fonctionnant plutôt à l’intuition, au contact, au subjectif, à l’empathie,
si ce n’est au feeling. La connaissance en psychiatrie, reposant
principalement sur les qualités d’un entretien purement clinique, serait
presque de l’ordre de la co-naissance claudélienne. Trop riche en
intériorité et en déficit d’extériorité, la discipline psychiatrique
produirait des spécialistes qui seraient les moins scientifiques d’entre
les médecins, mais paradoxalement peut-être les plus cliniciens parce que
restés les plus proches de la relation clinique. Après tout, n’est-ce pas
Tellenbach qui allait jusqu’à parler, pour désigner le climat de la
rencontre en psychiatrie, de diagnostic atmosphérique ou
climatologique ?
Si l’on considère naïvement la construction
psychiatrique du diagnostic d’une maladie mentale, les preuves étayantes
sont remarquables par leur disparité et leur hétérogénéité, puisqu’elles
font certes appel aux méthodes classiques de la médecine clinique, mais
aussi aux concepts et aux pratiques propres de la psychiatrie et de la
psychologie ; qu’elles ont parfois recours aux différentes versions de la
psychopathologie, de la psychanalyse et de la métapsychologie ; que les
méthodes statistiques de l’épidémiologie ne sont pas ignorées, de même
que les modélisations des sciences cognitives et des neurosciences ainsi que
certains arguments empruntés à des disciplines biologiques ou mixtes comme
la génétique, la biologie moléculaire ou la neuropsychopharmacologie.
C’est donc un certain degré de confusion conceptuelle à
tout le moins qui apparaît quand il s’agit de construire un diagnostic et d’en
apporter les preuves . Comme l’écrit sur un mode un peu polémique Daniel
Marcelli : entre le gène, la synapse et le signifiant, qui va l’emporter ?
Je reste pour ma part très frappé par la confusion des niveaux qui animent
nos discussions cliniques les plus élémentaires entre :
des éléments qui relèvent de la sémiologie basale ;
des éléments qui relèvent à proprement parler d’une
dimension et d’une réflexion psychopathologiques ;
des éléments empruntés au psycho-sociologisme
ambiant ;
et des éléments qui relèvent de considérations «
scientifiques » volontiers biologisantes et la plupart du temps largement
conjecturales.
A cela, au moins deux raisons :
1°) en psychiatrie davantage qu’en médecine, une
attention particulière est accordée à la subjectivité, au point de vue
personnel du patient, à sa vie intime, émotive, affective, à ses affects
et à ses désirs. Les symptômes y sont peu ou pas quantifiables, et
surtout d’un ordre qualitatif. Le clinicien psychiatre ne peut pas tout à
fait mesurer, en dépit de l’existence d’échelles de référence et d’une
psychopathologie quantitative à vocation métrologique, l’angoisse ou le
délire comme on enregistre un souffle cardiaque ou comme on mesure au
mètre ruban une amyotrophie. En psychiatrie, le matériel sémiologique a
et garde un caractère fondamentalement subjectif qui nous impose de faire d’abord
crédit à un patient dont on peut considérer que c’est lui qui
apporte la preuve.
Deux exemples de pratique courante :
l’insomnie (mais il pourrait s’agir d’une
asthénie ou de céphalées) est d’abord une plainte, c’est-à-dire
un discours. La définition la plus classique d’une nuit de bon
sommeil, proposée par Hartmann, c’est une nuit après laquelle le
sujet affirme qu’il a bien dormi et qu’il se sent bien. A l’opposé,
le mauvais dormeur, c’est celui qui, au réveil, exprime une
impression d’avoir trop peu et mal dormi, d’avoir mal récupéré,
d’être en méforme physique et intellectuelle. En matière de
dyssomnie, l’expérience est d’abord celle d’un sujet dont la
nuit n’est dévaluée qu’au regard du jour.
De plus, on sait bien que le récit plaintif : «
Je dors mal », cette doléance subjective, peut entrer en
contradiction avec les constatations objectives d’un enregistrement
polygraphique. Dans ce cas particulier de discordance entre le
subjectif et l’objectif, certains parlent de fausses insomnies ou
encore d’hypochondrie du sommeil voire d’hypnagnosie selon le
terme de Jouvet. Pour nous, il nous faut admettre que ce patient a
cependant mal dormi, selon ses propres critères, qui sont a priori
ceux qu’il faut respecter, puisque l’insomnie n’est pas autre
chose que ce que l’insomniaque nous dit de son sommeil, les façons
dont il le dit et les raisons pour lesquelles il en vient à s’en
plaindre et qui peuvent recouvrir toutes sortes de raisons, puisque la
plainte insomniaque peut véhiculer tout autre chose que le caractère
insatisfaisant du sommeil nocturne : le caractère insatisfaisant de
la vie sentimentale ou sexuelle ou affective, voire le caractère
insatisfaisant de la vie tout court du patient. L’insomnie est donc
d’abord un élément du discours morbide, une plainte, et non pas le
symptôme d’une lésion ou d’un trouble quantifiables. En la
matière, ce n’est pas l’hypnogramme qui compte d’abord.
Pour prendre un autre exemple courant, dans l’évaluation
des problèmes d’alcool, qu’il s’agisse d’abus, de
conduites à risque ou de dépendance, le diagnostic ne va pas tant
reposer sur la constatation de stigmates physiques (l’érythrose
faciale, le vieillissement prématuré, le sub-ictère conjonctival
etc…) ni sur les gamma GT ou la macrocytose, mais bien sur la parole
de l’alcoolique et en particulier sur le sentiment d’un risque
pris et d’un danger par rapport à la consommation d’alcool, a
fortiori sur l’éprouvé d’un sentiment de perte plus ou moins
partielle de liberté vis à vis du toxique. Ce qui compte ici, ce n’est
pas la mesure seule, le nombre de verres, ni l’examen physique seul,
ni la biologie seule, mais d’abord la prise en compte d’un
discours singulier et d’un point de vue singulier.
2°) De plus, et dans la mesure où l’examen
psychiatrique est très largement fondé sur l’entretien clinique qui
constitue sa pièce maîtresse, le diagnostic en psychiatrie reste
essentiellement clinique et très peu, voire pas du tout, paraclinique. Le
signe psychiatrique est d’abord relationnel et il vient s’exprimer dans
une relation qui implique l’interlocuteur. Il est partagé et interactif. Il
a un pied, si l’on peut dire, chez le patient et un pied chez l’interlocuteur.
Il n’est jamais strictement unilatéral ou monovalent. Dans certaines
configurations pathologiques de troubles de la personnalité, et en
particulier dans le cas de personnalités suggestibles, il prend de manière
caricaturale cet aspect de co-production, de co-construction et d’inter-action.
C’est dire que si la preuve est d’abord chez le patient, elle est aussi
dans la relation établie avec le patient et à l’ intersection d’une
rencontre. En tous les cas, il existe une implication obligatoire de la
personne de l'interlocuteur médecin dans la relation, qui rend utopique l’idée
d’une observation psychiatrique qui serait purement neutre, impartiale,
objective et complète, comme pourrait l’être l’observation au microscope
d’une bactérie. Cette prise en considération du subjectif comme du
relationnel n’exclut bien évidemment pas un souci minimal et exigible de
rigueur.
La psychiatrie rejoint par ailleurs la médecine et partage
avec elle un fonctionnement qui les exclut d’un régime strictement
scientifique, si l’on veut bien prendre garde qu’il ne s’agit pas d’une
science à proprement parler, mais d’un art si l’on veut, d’une pratique
en tous les cas, finalisés par l’acte thérapeutique. Etre médecin, c’est
d’abord donner des soins. La médecine (et donc la psychiatrie) se constitue
par et pour la thérapeutique. Au point même que, la plupart du temps,
nous pouvons soigner sans comprendre. Nous pouvons nous situer dans l’agir
thérapeutique sans détenir toujours les clefs d’intelligibilité qui nous
rendraient de part en part transparente la nature pathologique d’une entité
clinique. En tant que psychiatre, nous savons tous à peu près ce qu’il
faut faire pour équilibrer un trouble bipolaire, mais nous ne pouvons pas
dire que nous comprenons parfaitement la nature de la maladie
maniaco-dépressive. De même, nous savons tous à peu près ce qu’il
conviendrait de mettre en œuvre et en pratique pour obtenir une rémission
clinique chez un schizophrène paranoïde, mais nous ignorons tout ou presque
tout de la nature même de la schizophrénie. Cette ignorance ne désarme pas
le thérapeute.
La psychiatrie a cependant voulu échapper aux reproches de
non-scientificité et de subjectivité (« Qu’est ce qui me prouve que … ?
Que votre patient est bien déprimé… ? Que c’est un délirant… ? Qu’il
est totalement halluciné… ? ») en essayant de mettre au point des outils
diagnostiques fiables. Quel que soit le médecin, le praticien devrait
parvenir aux mêmes conclusions s’il a recours à un bon instrument
diagnostique. Mais cela ne signifie pas pour autant que la pathologie du
malade soit objectivée, au sens d’une maladie infectieuse ou cutanée. Le
système DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dont la
dernière édition date de 1994, mis au point et internationalement diffusé
par l’American Psychiatric Association) est, comme le remarque Philippe
Pignarre, avant tout un outil pour établir un consensus. Il a contribué, en
mettant à plat les problèmes de terminologie, à uniformiser
considérablement les pratiques des psychiatres dans le monde et en
particulier leurs manières d’aborder, d’examiner et d’observer leurs
patients. L’utilisation du système DSM présuppose que les praticiens
posent les mêmes questions, recourant à des entretiens structurés ou
semi-structurés mais en tout cas standardisés, pour aboutir aux mêmes
conclusions. Mais rien ne nous garantit que tous ces praticiens, désormais
unifiés par la machine à consensus que représente le système DSM, s’ils
aboutissent au même diagnostic, aboutissent toujours et de nécessité
au bon diagnostic.
De plus la méthodologie utilisée à la base de l’élaboration
du système DSM ne laisse pas d’être critiquable. On sait qu’elle a
recours à deux grands types de critères diagnostiques :
- des critères homothétiques, obligatoires pour le
diagnostic, mais non obligatoirement suffisants
- et des critères polythétiques : comme par exemple 4
critères sur un total de 8, mais 4 critères substituables, par exemple n’importe
lesquels des 8 variables considérées.
Or il n’est pas sûr que ce principe de substitution ne
constitue pas un facteur d’appauvrissement de la clinique. De plus que
faut-il penser d’une méthodologie qui recourt au référendum ? C’est
ainsi que l’homosexualité est sortie il y a plusieurs années du DSM,
principalement pour des raisons politiques et sous la pression de groupes de lobbying,
à l’issue d’un vote ? La preuve serait-elle donc administrée par
la majorité des suffrages ? Enfin, les entretiens standardisés, utilisés
pour améliorer la fidélité inter-juges et les taux de concordance
inter-cotateurs, sont peut-être utiles dans ce but, mais il n’est pas
certain qu’ils améliorent la validité de la procédure diagnostique (le
même diagnostic, mais non nécessairement le bon). En tout cas, il est
certain que ce que ces entretiens n’ améliorent pas, c’est la prise en
charge et la thérapeutique, c’est-à-dire l’établissement du contact et
la qualité de la relation établie et maintenue avec le patient…
Je voudrais enfin faire un sort à la notion de preuve
noble, telle qu’elle est communément reçue dans notre communauté
psychiatrique, c’est-à-dire la preuve biologique. A la différence
du reste de la médecine et dans un scandale dont nul ne songe à s’étonner,
les psychiatres évoluent dans une ère qui est restée pré-pastorienne : pas
de laboratoire de routine, pas d’imagerie de routine, pas de biologie de
routine de la schizophrénie ou de la dépression par exemple. Certes, il
existe des laboratoires et une recherche neurobiologiques et nous prescrivons
des molécules, mais dans la pratique quotidienne, nous sommes cruellement
privés d’examens complémentaires paracliniques. Nous pouvons
éventuellement recourir à ces derniers : par exemple, demander un dosage d’hormones
thyroïdiennes en cas de suspicion d’état dépressif ou un scanner
cérébral en cas de suspicion d’entrée dans une démence, mais ces examens
nous permettront d’exclure des diagnostics différentiels sans jamais
pouvoir étayer fondamentalement des diagnostics positifs. Il est temps pour
les psychiatres de reconnaître qu’ils ne disposent pas de marqueurs
biologiques fiables et que tout leur reste à faire dans le champ immense des
corrélations bio-cliniques.
Comme le suggère avec pertinence et non sans humour
Philippe Pignarre, la psychiatrie biologique, qui constitue dans les années
2000 la référence prévalente, se définit à la fois par une absence de
témoins fiables et par un fonctionnement qui laisse accroire que ces témoins
fiables existent, existeraient ou existeront. Pour le dire encore plus
crûment, les hypothèses neurobiologiques contemporaines, devenues nos
vulgates ou nos credo, comme par exemple l’hypothèse dopaminergique de la
schizophrénie ou l’hypothèse sérotoninergique de la dépression, ne sont
d’aucune utilité diagnostique pour le clinicien. Elles éclairent certes
sur la nature et le mode d’action des molécules qui sont mises à notre
disposition pour traiter la schizophrénie ou la dépression, mais elles ne
nous éclairent pas sur la nature même du trouble, sauf à inférer des
raisonnements à rebours à partir du mode d’action des psychotropes
considérés.
Suivons et poussons le paradoxe plus loin avec Philippe
Pignarre, mais aussi David Healy, Ian Hacking ou Mikkel Borch-Jacobsen : nos
systèmes diagnostiques fonctionnent en auto-référence et notre clinique ne
cesse d’être modelée et reconfigurée par le médicament psychotrope,
permettant d’avancer que celui qui est déprimé, c’est celui qui prend du
Prozac® et que la dépression, c’est ce qui guérit sous antidépresseur,
ou encore avec M. Borch-Jacobsen, que la dépression moderne n’est qu’un
effet latéral et secondaire des antidépresseurs.
Ce mouvement n’est-il pas cependant susceptible de
rencontrer des points de butée ? Si l’on prend un peu de recul au plan
historique, et assez curieusement, force est de reconnaître que la
psychiatrie, lorsqu’elle rencontre des preuves biologiques pour une
pathologie donnée, cesse d’être la discipline de référence pour la
maladie considérée. Les exemples en sont multiples. L’exemple princeps
est sûrement celui de la paralysie générale progressive qui a pour
particularité d’associer des troubles mentaux, caractérisés par un
affaiblissement cognitif progressif et des productions délirantes
particulières de tonalité maniaque ou hypo-maniaque, à des troubles
somatiques dans un contexte évolutif caractérisé par l’évolution létale
dans un tableau progressif de démence. Bayle en 1822 est le premier à
découvrir des lésions méningo-encéphalitiques caractéristiques de l’affection.
Les travaux de Fournier et de Régis en 1870, de Noguchi vers 1890 et de
Marinesco vers 1894, établissent, à la suite de la découverte du treponema
pallidum, agent infectieux spécifique de la syphilis, par Schaudinn en
1905, la nature syphilitique de cette affection. La fameuse « P.G. » cesse
alors d’être une pathologie psychiatrique (peuplant les asiles et les
maisons de santé) pour devenir une maladie neurologique et infectieuse. On
peut aussi penser à la maladie de Parkinson, initialement considérée au
début du XIXème siècle comme appartenant à la classe des névroses
pinéliennes, ou aux démences séniles de type Alzheimer. Si nous apprenions
un jour que la schizophrénie se ramène à un déficit pré-frontal d’origine
virale, cette grande maladie psychiatrique deviendrait-elle alors la
propriété des infectiologues ? L’absence de marqueurs fiables
participerait-elle, comme le suggère encore Philippe Pignarre, de la
définition intrinsèque de la psychiatrie ? L’absence de preuves stables
participerait-elle de la définition intrinsèque de la psychiatrie ?
Concluons avec Ian Hacking et la notion qu’il propose de
« maladie mentale transitoire » : pour désigner un type de pathologie, qui
serait assez spécifique de la psychiatrie, susceptible d’apparaître à un
endroit et à une époque donnée avant de disparaître peu à peu, pour
parfois se répandre ou encore réapparaître de temps à autre. On pense bien
sûr aux aléas et aux métamorphoses de l’hystérie à la fin du XIXème
siècle en Occident ; on peut penser aussi aujourd’hui à l’épidémie
nord-américaine de doubles et de personnalités multiples, ou encore au
syndrome de la guerre du Golfe, ou encore à ces entités mal stabilisées
intitulées « syndrome de fatigue chronique », « syndrome pré-menstruel
», « fibromyalgie » ou dans le champ pédopsychiatrique, « syndrome d’hyperactivité
avec déficit de l’attention »…
Pour faire une maladie mentale, comme le propose M.
Borch-Jacobsen, il faut être plusieurs, à la différence de ce qui est
habituellement observé en médecine : il faut des malades ; il faut des
médecins, en l’occurrence des psychiatres ; enfin, il faut des institutions
et une culture ambiante. Les malades ne sont pas purement passifs et ils
interagissent avec les théories psychiatriques ainsi qu’avec les pratiques
psychothérapiques et chimiothérapiques qui leur sont proposées, soit en les
adoptant, soit en les refusant, soit encore en les modifiant. Les malades en
psychiatrie et en psychopathologie participent à la construction des
pathologies dont ils souffrent, y compris au plan diagnostique. A un moment
donné, se produit quelque chose comme une forme d’accord négocié entre
les malades, les praticiens et la culture du moment, cet accord négocié
aboutissant à une forme de consensus sur le paradigme psychopathologique en
question, ce consensus étant lui-même susceptible de révision, de refonte,
de dénonciation ou de renégociation. A un moment donné, la communauté, d’une
manière la plupart du temps implicite, tombe d’accord sur un paradigme
psychopathologique qui permet de définir la manière de tomber malade et les
manières de se traiter, par exemple les caractéristiques d’un état
dépressif dans les années 2000 ainsi que les caractéristiques de sa prise
en charge thérapeutique. Tout ceci relativise considérablement la dimension
de pure extériorité de la notion de preuve, en particulier de preuve
diagnostique d’une entité clinique en psychiatrie.
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
M. BORCH-JACOBSEN
. Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression. Les
Empêcheurs de penser en rond, 2002.
I. HACKING
▪ L’âme réécrite. Essai sur la personnalité multiple
et les troubles de la mémoire. Les Empêcheurs de penser en rond,
1998.
▪ Les fous voyageurs. Les Empêcheurs de penser en
rond, 2002
D. HEALY
Le temps de la dépression. Les Empêcheurs de penser
en rond, 2002.
P. PIGNARRE
▪ Puissance des psychotropes, pouvoir
des patients. PUF, 1999.
▪ Comment la dépression est devenue une
épidémie. La Découverte, 2001.