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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2003

J.B. GARRE – Professeur des Universités Praticien Hospitalier

Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – CHU 49033 Angers


Séminaire du Département de Sciences Humaines et Sociales

La médecine entre science et non science : la question de la preuve

Faculté de Médecine d’Angers

3 mai 2003

 

QUELQUES REMARQUES SUR L’USAGE DE LA NOTION DE PREUVE EN PSYCHIATRIE

 

 

Un préliminaire indispensable à l’examen de l’utilisation de la notion de preuve dans la discipline psychiatrique réside probablement dans la construction du champ sémantique de la notion elle-même ou tout au moins dans un essai de délimitation différentielle.

 

S’il est habituel dans la terminologie courante d’entendre par preuve, l’instrument de l’établissement de la vérité d’une proposition, c’est-à-dire ce qui démontre ou ce qui est probant, ou encore au sens mathématique, la désignation d’un procédé qui vient valider l’exactitude d’un calcul ou vérifier la justesse d’une solution, les usages qui peuvent être faits de la notion de preuve dans le langage médical et plus spécifiquement psychiatrique emportent avec eux un halo sémantique qu’il conviendrait de clarifier.

 

Entendue essentiellement comme preuve diagnostique, les occurrences de la preuve dans le langage médical définissent un nuage de signifiants sans délimitation clairement établie. Quels rapports entre preuve et :

 

la notion d’indices significatifs,

la notion de signes plus ou moins pathognomoniques ou de symptômes évocateurs,

l’appel à des arguments positifs ou négatifs,

la notion de critères ou de critériologie,

le recours à des présomptions,

la recherche de témoins ou de marqueurs plus ou moins fiables…

 

Ce travail essentiellement terminologique devrait être complété par une définition du type de preuve requise ainsi que du niveau de preuve exigible. Par type de preuve, il conviendrait de savoir si l’on se situe dans le champ clinique ou encore dans le champ paraclinique qui est essentiellement celui des examens complémentaires, de la biologie et de l’imagerie. Par niveaux de preuve, on entend essentiellement les différences auxquelles nous introduit le recours aux recommandations professionnelles et aux conférences de consensus entre des preuves de grade A, B ou C (preuves de niveau scientifique plus ou moins élevé en référence essentiellement à des essais comparatifs randomisés de forte puissance ou à des méta-analyses d’essais contrôlés randomisés).


 

Si l’on considère qu’en matière de preuve, la médecine clinique se présente volontiers comme le parent pauvre au sein de la constellation des sciences dites exactes ou dures ou fondamentales, au sein même de l’univers des disciplines médicales la psychiatrie est parfois stigmatisée comme le paradigme même d’une discipline « molle », peu scientifique et peu rigoureuse, fonctionnant volontiers sinon exclusivement à l’empiricité, se situant trop loin du corps et en particulier trop loin de la preuve biologique et qui est d’ailleurs finalement assez peu recherchée par les étudiants, car considérée, du moins en France, comme une discipline peu noble ou en tout cas « pas assez médicale ».

 

Le savoir qu’elle délivrerait serait un savoir plutôt affaibli, pas très bien portant, en déficit de preuves objectives, car fonctionnant plutôt à l’intuition, au contact, au subjectif, à l’empathie, si ce n’est au feeling. La connaissance en psychiatrie, reposant principalement sur les qualités d’un entretien purement clinique, serait presque de l’ordre de la co-naissance claudélienne. Trop riche en intériorité et en déficit d’extériorité, la discipline psychiatrique produirait des spécialistes qui seraient les moins scientifiques d’entre les médecins, mais paradoxalement peut-être les plus cliniciens parce que restés les plus proches de la relation clinique. Après tout, n’est-ce pas Tellenbach qui allait jusqu’à parler, pour désigner le climat de la rencontre en psychiatrie, de diagnostic atmosphérique ou climatologique ?


 

Si l’on considère naïvement la construction psychiatrique du diagnostic d’une maladie mentale, les preuves étayantes sont remarquables par leur disparité et leur hétérogénéité, puisqu’elles font certes appel aux méthodes classiques de la médecine clinique, mais aussi aux concepts et aux pratiques propres de la psychiatrie et de la psychologie ; qu’elles ont parfois recours aux différentes versions de la psychopathologie, de la psychanalyse et de la métapsychologie ; que les méthodes statistiques de l’épidémiologie ne sont pas ignorées, de même que les modélisations des sciences cognitives et des neurosciences ainsi que certains arguments empruntés à des disciplines biologiques ou mixtes comme la génétique, la biologie moléculaire ou la neuropsychopharmacologie.

 

C’est donc un certain degré de confusion conceptuelle à tout le moins qui apparaît quand il s’agit de construire un diagnostic et d’en apporter les preuves . Comme l’écrit sur un mode un peu polémique Daniel Marcelli : entre le gène, la synapse et le signifiant, qui va l’emporter ? Je reste pour ma part très frappé par la confusion des niveaux qui animent nos discussions cliniques les plus élémentaires entre :

des éléments qui relèvent de la sémiologie basale ;

des éléments qui relèvent à proprement parler d’une dimension et d’une réflexion psychopathologiques ;

des éléments empruntés au psycho-sociologisme ambiant ;

et des éléments qui relèvent de considérations « scientifiques » volontiers biologisantes et la plupart du temps largement conjecturales.

 

A cela, au moins deux raisons :

 

1°) en psychiatrie davantage qu’en médecine, une attention particulière est accordée à la subjectivité, au point de vue personnel du patient, à sa vie intime, émotive, affective, à ses affects et à ses désirs. Les symptômes y sont peu ou pas quantifiables, et surtout d’un ordre qualitatif. Le clinicien psychiatre ne peut pas tout à fait mesurer, en dépit de l’existence d’échelles de référence et d’une psychopathologie quantitative à vocation métrologique, l’angoisse ou le délire comme on enregistre un souffle cardiaque ou comme on mesure au mètre ruban une amyotrophie. En psychiatrie, le matériel sémiologique a et garde un caractère fondamentalement subjectif qui nous impose de faire d’abord crédit à un patient dont on peut considérer que c’est lui qui apporte la preuve.

 

Deux exemples de pratique courante :

l’insomnie (mais il pourrait s’agir d’une asthénie ou de céphalées) est d’abord une plainte, c’est-à-dire un discours. La définition la plus classique d’une nuit de bon sommeil, proposée par Hartmann, c’est une nuit après laquelle le sujet affirme qu’il a bien dormi et qu’il se sent bien. A l’opposé, le mauvais dormeur, c’est celui qui, au réveil, exprime une impression d’avoir trop peu et mal dormi, d’avoir mal récupéré, d’être en méforme physique et intellectuelle. En matière de dyssomnie, l’expérience est d’abord celle d’un sujet dont la nuit n’est dévaluée qu’au regard du jour.

De plus, on sait bien que le récit plaintif : « Je dors mal », cette doléance subjective, peut entrer en contradiction avec les constatations objectives d’un enregistrement polygraphique. Dans ce cas particulier de discordance entre le subjectif et l’objectif, certains parlent de fausses insomnies ou encore d’hypochondrie du sommeil voire d’hypnagnosie selon le terme de Jouvet. Pour nous, il nous faut admettre que ce patient a cependant mal dormi, selon ses propres critères, qui sont a priori ceux qu’il faut respecter, puisque l’insomnie n’est pas autre chose que ce que l’insomniaque nous dit de son sommeil, les façons dont il le dit et les raisons pour lesquelles il en vient à s’en plaindre et qui peuvent recouvrir toutes sortes de raisons, puisque la plainte insomniaque peut véhiculer tout autre chose que le caractère insatisfaisant du sommeil nocturne : le caractère insatisfaisant de la vie sentimentale ou sexuelle ou affective, voire le caractère insatisfaisant de la vie tout court du patient. L’insomnie est donc d’abord un élément du discours morbide, une plainte, et non pas le symptôme d’une lésion ou d’un trouble quantifiables. En la matière, ce n’est pas l’hypnogramme qui compte d’abord.

Pour prendre un autre exemple courant, dans l’évaluation des problèmes d’alcool, qu’il s’agisse d’abus, de conduites à risque ou de dépendance, le diagnostic ne va pas tant reposer sur la constatation de stigmates physiques (l’érythrose faciale, le vieillissement prématuré, le sub-ictère conjonctival etc…) ni sur les gamma GT ou la macrocytose, mais bien sur la parole de l’alcoolique et en particulier sur le sentiment d’un risque pris et d’un danger par rapport à la consommation d’alcool, a fortiori sur l’éprouvé d’un sentiment de perte plus ou moins partielle de liberté vis à vis du toxique. Ce qui compte ici, ce n’est pas la mesure seule, le nombre de verres, ni l’examen physique seul, ni la biologie seule, mais d’abord la prise en compte d’un discours singulier et d’un point de vue singulier.

2°) De plus, et dans la mesure où l’examen psychiatrique est très largement fondé sur l’entretien clinique qui constitue sa pièce maîtresse, le diagnostic en psychiatrie reste essentiellement clinique et très peu, voire pas du tout, paraclinique. Le signe psychiatrique est d’abord relationnel et il vient s’exprimer dans une relation qui implique l’interlocuteur. Il est partagé et interactif. Il a un pied, si l’on peut dire, chez le patient et un pied chez l’interlocuteur. Il n’est jamais strictement unilatéral ou monovalent. Dans certaines configurations pathologiques de troubles de la personnalité, et en particulier dans le cas de personnalités suggestibles, il prend de manière caricaturale cet aspect de co-production, de co-construction et d’inter-action. C’est dire que si la preuve est d’abord chez le patient, elle est aussi dans la relation établie avec le patient et à l’ intersection d’une rencontre. En tous les cas, il existe une implication obligatoire de la personne de l'interlocuteur médecin dans la relation, qui rend utopique l’idée d’une observation psychiatrique qui serait purement neutre, impartiale, objective et complète, comme pourrait l’être l’observation au microscope d’une bactérie. Cette prise en considération du subjectif comme du relationnel n’exclut bien évidemment pas un souci minimal et exigible de rigueur.

 

La psychiatrie rejoint par ailleurs la médecine et partage avec elle un fonctionnement qui les exclut d’un régime strictement scientifique, si l’on veut bien prendre garde qu’il ne s’agit pas d’une science à proprement parler, mais d’un art si l’on veut, d’une pratique en tous les cas, finalisés par l’acte thérapeutique. Etre médecin, c’est d’abord donner des soins. La médecine (et donc la psychiatrie) se constitue par et pour la thérapeutique. Au point même que, la plupart du temps, nous pouvons soigner sans comprendre. Nous pouvons nous situer dans l’agir thérapeutique sans détenir toujours les clefs d’intelligibilité qui nous rendraient de part en part transparente la nature pathologique d’une entité clinique. En tant que psychiatre, nous savons tous à peu près ce qu’il faut faire pour équilibrer un trouble bipolaire, mais nous ne pouvons pas dire que nous comprenons parfaitement la nature de la maladie maniaco-dépressive. De même, nous savons tous à peu près ce qu’il conviendrait de mettre en œuvre et en pratique pour obtenir une rémission clinique chez un schizophrène paranoïde, mais nous ignorons tout ou presque tout de la nature même de la schizophrénie. Cette ignorance ne désarme pas le thérapeute.


 

La psychiatrie a cependant voulu échapper aux reproches de non-scientificité et de subjectivité (« Qu’est ce qui me prouve que … ? Que votre patient est bien déprimé… ? Que c’est un délirant… ? Qu’il est totalement halluciné… ? ») en essayant de mettre au point des outils diagnostiques fiables. Quel que soit le médecin, le praticien devrait parvenir aux mêmes conclusions s’il a recours à un bon instrument diagnostique. Mais cela ne signifie pas pour autant que la pathologie du malade soit objectivée, au sens d’une maladie infectieuse ou cutanée. Le système DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dont la dernière édition date de 1994, mis au point et internationalement diffusé par l’American Psychiatric Association) est, comme le remarque Philippe Pignarre, avant tout un outil pour établir un consensus. Il a contribué, en mettant à plat les problèmes de terminologie, à uniformiser considérablement les pratiques des psychiatres dans le monde et en particulier leurs manières d’aborder, d’examiner et d’observer leurs patients. L’utilisation du système DSM présuppose que les praticiens posent les mêmes questions, recourant à des entretiens structurés ou semi-structurés mais en tout cas standardisés, pour aboutir aux mêmes conclusions. Mais rien ne nous garantit que tous ces praticiens, désormais unifiés par la machine à consensus que représente le système DSM, s’ils aboutissent au même diagnostic, aboutissent toujours et de nécessité au bon diagnostic.

 

De plus la méthodologie utilisée à la base de l’élaboration du système DSM ne laisse pas d’être critiquable. On sait qu’elle a recours à deux grands types de critères diagnostiques :

- des critères homothétiques, obligatoires pour le diagnostic, mais non obligatoirement suffisants

- et des critères polythétiques : comme par exemple 4 critères sur un total de 8, mais 4 critères substituables, par exemple n’importe lesquels des 8 variables considérées.

 

Or il n’est pas sûr que ce principe de substitution ne constitue pas un facteur d’appauvrissement de la clinique. De plus que faut-il penser d’une méthodologie qui recourt au référendum ? C’est ainsi que l’homosexualité est sortie il y a plusieurs années du DSM, principalement pour des raisons politiques et sous la pression de groupes de lobbying, à l’issue d’un vote ? La preuve serait-elle donc administrée par la majorité des suffrages ? Enfin, les entretiens standardisés, utilisés pour améliorer la fidélité inter-juges et les taux de concordance inter-cotateurs, sont peut-être utiles dans ce but, mais il n’est pas certain qu’ils améliorent la validité de la procédure diagnostique (le même diagnostic, mais non nécessairement le bon). En tout cas, il est certain que ce que ces entretiens n’ améliorent pas, c’est la prise en charge et la thérapeutique, c’est-à-dire l’établissement du contact et la qualité de la relation établie et maintenue avec le patient…

 

Je voudrais enfin faire un sort à la notion de preuve noble, telle qu’elle est communément reçue dans notre communauté psychiatrique, c’est-à-dire la preuve biologique. A la différence du reste de la médecine et dans un scandale dont nul ne songe à s’étonner, les psychiatres évoluent dans une ère qui est restée pré-pastorienne : pas de laboratoire de routine, pas d’imagerie de routine, pas de biologie de routine de la schizophrénie ou de la dépression par exemple. Certes, il existe des laboratoires et une recherche neurobiologiques et nous prescrivons des molécules, mais dans la pratique quotidienne, nous sommes cruellement privés d’examens complémentaires paracliniques. Nous pouvons éventuellement recourir à ces derniers : par exemple, demander un dosage d’hormones thyroïdiennes en cas de suspicion d’état dépressif ou un scanner cérébral en cas de suspicion d’entrée dans une démence, mais ces examens nous permettront d’exclure des diagnostics différentiels sans jamais pouvoir étayer fondamentalement des diagnostics positifs. Il est temps pour les psychiatres de reconnaître qu’ils ne disposent pas de marqueurs biologiques fiables et que tout leur reste à faire dans le champ immense des corrélations bio-cliniques.

 

Comme le suggère avec pertinence et non sans humour Philippe Pignarre, la psychiatrie biologique, qui constitue dans les années 2000 la référence prévalente, se définit à la fois par une absence de témoins fiables et par un fonctionnement qui laisse accroire que ces témoins fiables existent, existeraient ou existeront. Pour le dire encore plus crûment, les hypothèses neurobiologiques contemporaines, devenues nos vulgates ou nos credo, comme par exemple l’hypothèse dopaminergique de la schizophrénie ou l’hypothèse sérotoninergique de la dépression, ne sont d’aucune utilité diagnostique pour le clinicien. Elles éclairent certes sur la nature et le mode d’action des molécules qui sont mises à notre disposition pour traiter la schizophrénie ou la dépression, mais elles ne nous éclairent pas sur la nature même du trouble, sauf à inférer des raisonnements à rebours à partir du mode d’action des psychotropes considérés.

 

Suivons et poussons le paradoxe plus loin avec Philippe Pignarre, mais aussi David Healy, Ian Hacking ou Mikkel Borch-Jacobsen : nos systèmes diagnostiques fonctionnent en auto-référence et notre clinique ne cesse d’être modelée et reconfigurée par le médicament psychotrope, permettant d’avancer que celui qui est déprimé, c’est celui qui prend du Prozac® et que la dépression, c’est ce qui guérit sous antidépresseur, ou encore avec M. Borch-Jacobsen, que la dépression moderne n’est qu’un effet latéral et secondaire des antidépresseurs.

 

Ce mouvement n’est-il pas cependant susceptible de rencontrer des points de butée ? Si l’on prend un peu de recul au plan historique, et assez curieusement, force est de reconnaître que la psychiatrie, lorsqu’elle rencontre des preuves biologiques pour une pathologie donnée, cesse d’être la discipline de référence pour la maladie considérée. Les exemples en sont multiples. L’exemple princeps est sûrement celui de la paralysie générale progressive qui a pour particularité d’associer des troubles mentaux, caractérisés par un affaiblissement cognitif progressif et des productions délirantes particulières de tonalité maniaque ou hypo-maniaque, à des troubles somatiques dans un contexte évolutif caractérisé par l’évolution létale dans un tableau progressif de démence. Bayle en 1822 est le premier à découvrir des lésions méningo-encéphalitiques caractéristiques de l’affection. Les travaux de Fournier et de Régis en 1870, de Noguchi vers 1890 et de Marinesco vers 1894, établissent, à la suite de la découverte du treponema pallidum, agent infectieux spécifique de la syphilis, par Schaudinn en 1905, la nature syphilitique de cette affection. La fameuse « P.G. » cesse alors d’être une pathologie psychiatrique (peuplant les asiles et les maisons de santé) pour devenir une maladie neurologique et infectieuse. On peut aussi penser à la maladie de Parkinson, initialement considérée au début du XIXème siècle comme appartenant à la classe des névroses pinéliennes, ou aux démences séniles de type Alzheimer. Si nous apprenions un jour que la schizophrénie se ramène à un déficit pré-frontal d’origine virale, cette grande maladie psychiatrique deviendrait-elle alors la propriété des infectiologues ? L’absence de marqueurs fiables participerait-elle, comme le suggère encore Philippe Pignarre, de la définition intrinsèque de la psychiatrie ? L’absence de preuves stables participerait-elle de la définition intrinsèque de la psychiatrie ?


Concluons avec Ian Hacking et la notion qu’il propose de « maladie mentale transitoire » : pour désigner un type de pathologie, qui serait assez spécifique de la psychiatrie, susceptible d’apparaître à un endroit et à une époque donnée avant de disparaître peu à peu, pour parfois se répandre ou encore réapparaître de temps à autre. On pense bien sûr aux aléas et aux métamorphoses de l’hystérie à la fin du XIXème siècle en Occident ; on peut penser aussi aujourd’hui à l’épidémie nord-américaine de doubles et de personnalités multiples, ou encore au syndrome de la guerre du Golfe, ou encore à ces entités mal stabilisées intitulées « syndrome de fatigue chronique », « syndrome pré-menstruel », « fibromyalgie » ou dans le champ pédopsychiatrique, « syndrome d’hyperactivité avec déficit de l’attention »…

 

Pour faire une maladie mentale, comme le propose M. Borch-Jacobsen, il faut être plusieurs, à la différence de ce qui est habituellement observé en médecine : il faut des malades ; il faut des médecins, en l’occurrence des psychiatres ; enfin, il faut des institutions et une culture ambiante. Les malades ne sont pas purement passifs et ils interagissent avec les théories psychiatriques ainsi qu’avec les pratiques psychothérapiques et chimiothérapiques qui leur sont proposées, soit en les adoptant, soit en les refusant, soit encore en les modifiant. Les malades en psychiatrie et en psychopathologie participent à la construction des pathologies dont ils souffrent, y compris au plan diagnostique. A un moment donné, se produit quelque chose comme une forme d’accord négocié entre les malades, les praticiens et la culture du moment, cet accord négocié aboutissant à une forme de consensus sur le paradigme psychopathologique en question, ce consensus étant lui-même susceptible de révision, de refonte, de dénonciation ou de renégociation. A un moment donné, la communauté, d’une manière la plupart du temps implicite, tombe d’accord sur un paradigme psychopathologique qui permet de définir la manière de tomber malade et les manières de se traiter, par exemple les caractéristiques d’un état dépressif dans les années 2000 ainsi que les caractéristiques de sa prise en charge thérapeutique. Tout ceci relativise considérablement la dimension de pure extériorité de la notion de preuve, en particulier de preuve diagnostique d’une entité clinique en psychiatrie.

 

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

                    M. BORCH-JACOBSEN

. Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.

I. HACKING

L’âme réécrite. Essai sur la personnalité multiple et les troubles de la mémoire. Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

Les fous voyageurs. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002

D. HEALY

Le temps de la dépression. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.

P. PIGNARRE

Puissance des psychotropes, pouvoir des patients. PUF, 1999.

Comment la dépression est devenue une épidémie. La Découverte, 2001.