Bruno VERRECCHIA*, Bénédicte GOHIER**, Jean-Louis GOEB***,
Karine RANNOU-DUBAS****, Jean-Bernard GARRE*****
* Praticien Hospitalier, Service Universitaire de Pédopsychiatrie
(Professeur A.Lazartigues)
– CHU Brest
** Praticien Hospitalier, Service de Psychiatrie et de
Psychologie Médicale ( Professeur J.B. Garré)
– CHU Angers
*** Chef de Clinique-Assistant, Service de
Psychiatrie et de Psychologie Médicale (Professeur J.B. Garré) – CHU
Angers
**** Chef de Clinique-Assistant, Service de
Psychiatrie et de Psychologie Médicale
( Professeur J.B. Garré) – CHU Angers
***** Professeur des Universités-Praticien
Hospitalier - Chef de Service, Service de Psychiatrie et de Psychologie
Médicale – CHU Angers
Les problématiques soulevées par les psychoses
collectives, les phénomènes de panique et les suicides de masse sont
souvent liées.
En effet, les suicides de masse (suicides collectifs à
grande échelle) sont fréquemment associés aux psychoses collectives,
suicides parfois accompagnés d’homicides.
Les psychoses collectives présentent un fort potentiel
évolutif suicidogène et criminogène.
Quant aux paniques collectives, elles sont quelquefois
associées à des suicides.
Ces problématiques posent des questions médico-légales,
criminologiques et victimologiques particulièrement complexes. Pour les
aborder une approche pluridisciplinaire tant fondamentale qu’appliquée,
dans un but prospectif et préventif, est nécessaire.
De plus, l’évolution des médias et des nouveaux médias,
l’avènement d’un cyber-monde de plus en plus affranchi et dérégulé,
la perte du libre rapport à la Technique, le bouleversement de l’espace
ontologique de l’homme et de l’Etre-ensemble, constituent le terreau
propice à l’émergence de nouvelles formes de psychoses collectives
d’une ampleur encore insoupçonnée.
Enfin, la contamination et l’utilisation des nouveaux médias
par des communautés virtuelles fonctionnant sur un mode psychotique ou idéaliste
passionné peuvent être source d’actes terroristes d’un nouveau type (cybersectes,
cyberterrorisme).
Psychoses collectives - Histoire du concept
La notion de " psychose collective "
peut recouvrir des phénomènes très divers dans leur nature, leurs
manifestations, leur origine et leur étendue. Ces phénomènes peuvent être
envisagés sous différents angles : sociologique, clinique et
psychiatrique, criminologique.
Les psychoses collectives sont, selon Georges HEUYER, qui
publia d’importants travaux dès les années 50, " des
troubles mentaux au sens le plus général. Elles sont des délires quand
les acteurs sont en nombre limité et localisés dans une famille, une
maison, un quartier. Sans être délirantes, elles ont un caractère
passionnel dans une foule ou un groupement et les acteurs n’ont pas la
conscience de leur état pathologique. …La propagande utilise tous les
moyens actuellement multiples et puissants : presse, radio, télévision.
La conviction unilatérale du droit s’établit pour atteindre le but par
tous les moyens, y compris la violence et le meurtre. C’est un délire
d’action. Sous toutes leurs formes les psychoses collectives peuvent être
une cause de troubles dans la vie d’une famille et même dans la paix
d’une nation.. "
C’est LEGRAND DU SAULLE qui, le premier, en 1871, décrit
le délire à deux ou trois personnages.
LASEGUE et FALRET décrivent quant à eux, en 1877, la
folie à deux ou folie communiquée.
BAILLARGER en 1860 décrit des cas de " folie
communiquée ".
REGIS en 1880 distingue les délires communiqués des délires
simultanés (dans ce dernier cas il y a ici ni sujet actif ni sujet passif).
DE CLERAMBAULT en 1942 reprendra cette distinction.
HAMON , dans un rapport publié en 1955, établit
une première typologie des psychoses collectives.
HEUYER et LHERMITTE en 1954 insistent sur " la
création de sectes religieuses autour d’un personnage délirant et adroit "
et sur " le penchant des hommes pour les choses
extraordinaires, expliquant le succès des guérisseurs et des sectes ".
Georges HEUYER dans son grand ouvrage sur les psychoses
collectives distingue : la folie à deux, les délires familiaux, les
psychoses collectives de maison, de quartier, les guérisseurs, les
psychoses collectives des foules, et les psychoses collectives de
l’honneur.
Karl JASPERS parlait " d’aliénation induite "
ou " d’épidémie psychique " en rapport avec les phénomènes
de suggestion : " il y a propagation de crises hystériques,
de tendances au suicide, de convictions erronées... Dans la propagation, un
rôle d’autant plus grand est joué par la conscience de la foule, le
sentiment de la communauté, qu’il y a plus d’individus contaminés. Un
cas particulièrement intéressant est celui où un individu atteint d’un
processus paranoïaque contamine par ses idées une foule de sujets… ".
Aujourd’hui la nosographie des troubles mentaux parle
de " Trouble psychotique partagé (folie à deux) ",
selon le DSM IV (classification américaine) ou de " Trouble délirant
induit " selon la CIM 10 (classification OMS) ; celui-ci est
défini comme " un trouble délirant rare, partagé par deux ou
parfois plusieurs personnes très étroitement liées sur le plan émotionnel.
Un seul des partenaires présente un trouble psychotique authentique :
les idées délirantes sont induites chez l’autre (les autres) personne(s)
et sont habituellement abandonnées en cas de séparation. La pathologie
psychotique du partenaire dominant est habituellement – mais pas toujours,
ni obligatoirement – de type schizophrénique. Les idées délirantes,
primaires ou induites, sont habituellement chroniques et à thème de persécution
ou de grandeur. Dans la plupart des cas, le trouble est lié à un contexte
particulier, dans la mesure où il survient chez des sujets qui ont établi
une relation d’une intensité inhabituelle et sont isolés pour des
raisons linguistiques, culturelles ou géographiques. Le sujet chez qui les
idées délirantes sont induites se trouve habituellement dans une situation
de dépendance ou de subordination par rapport au partenaire présentant le
trouble psychotique primaire ".
Remarquons qu’aujourd’hui avec l’accessibilité aux
nouveaux médias (type Internet) l’isolement géographique n’est plus du
tout requis ; grâce à la téléprésence on peut être parfaitement
isolé au sein d’une communauté virtuelle !
Toutes ces descriptions mettent en évidence un ou
quelques sujets actifs, dominants, délirants inducteurs contaminant des éléments
passifs. Quentin DEBRAY a décrit le " couple insécable "
que forment idéaliste passionné psychotique et idéaliste passionné névrotique.
Psychologie des foules
Dans l’un des essais de psychanalyse de 1921 intitulé
" psychologie des foules et analyse du moi " FREUD tente
d’expliciter les mécanismes psychologiques et psychopathologiques qui
sous-tendent les comportements de masse.
FREUD adopte délibérément une approche " phénoménologique "
sans se soucier d’une définition a priori, et remarque en premier lieu ce
" fait surprenant " : un individu au sein d’une
foule, d’une multitude peut dans certaines conditions sentir, penser et
agir d’une façon toute différente que ne l’aurait laissé présager la
compréhension psychologique de cet individu isolé. D’où la notion de
" foule psychologique ".
FREUD se réfère alors aux travaux de LE BON auteur de
" Psychologie des foules " (1895), un remarquable traité
sur cette question.
LE BON décrit " l’âme collective des foules " :
" le fait le plus frappant présenté par une foule
psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la
composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre
de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul
fait qu’ils sont transformés en foule les dotent d’une sorte d’âme
collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout
à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun
d’eux isolément ".
L’individu en foule est en proie à la contagion.
Cette contagion paraît sous-tendue par la suggestibilité, laquelle peut
confiner à l’état de fascination hypnotique.
Un autre trait caractéristique de l’individu en foule
est la tendance à la régression,
LE BON évoque également les " meneurs des
foules ". Ce meneur des foules, traduit en allemand par " führer ",
fait figure de " gourou ", de maître incontesté. La
foule en effet " est un troupeau docile qui ne saurait vivre
sans maître ". Ce meneur doit être doté de qualités
personnelles : charisme, prestige, volonté affirmée… Le meneur par
son " charme magnétique " fascine, suspend le sens
critique et suscite ainsi l’adhésion. Ce leader charismatique correspond
assez bien à ce qu’aujourd’hui la nosographie décrit sous
l’appellation " personnalité narcissique " (DSM IV),
caractérisée par le besoin d’être admiré, par une hypertrophie du Moi,
par l’utilisation d’autrui pour parvenir à ses propres fins, … mais
il peut s’agir aussi parfois d’authentiques paranoïaques délirants, ou
tout simplement d’escrocs présentant divers traits de personnalité
pathologique.
FREUD, tout en reprenant l’analyse de LE BON, la
critique et la complète. Il rapporte d’autres évaluations de la vie
psychique collective et fait remarquer tout d’abord qu’il serait
judicieux de distinguer deux types de foules : les foules du genre éphémère
(type " LE BON ") et des foules ou groupements sociaux
stables, " les foules du premier genre étant en quelque sorte
superposées à ces dernières comme les vagues courtes mais hautes le sont
aux longues houles de la mer ".
Et FREUD de rapporter les travaux de Mc DOUGALL dans son
livre " the group mind " qui distingue la foule sans
aucune organisation bien affirmée, foule agrégat (crowd), foule simple au
sein de laquelle règnent l’exaltation de l’affectivité et la contagion
des sentiments avec induction émotionnelle réciproque entre les individus,
foule très " excitable ", impulsive, passionnée,
versatile, inconséquente, irrésolue… ", et la " foule
hautement organisée ".
FREUD résume ainsi la diversité morphologique des
foules : " il y a des foules très passagères et
d’autres éminemment durables ; il en est d’homogènes qui se
composent d’individus semblables et de non homogènes ; il y a des
foules naturelles et des foules artificielles dont la cohésion requiert une
contrainte extérieure ; des foules primitives et des foules structurées
hautement organisées. " Il distingue essentiellement les
foules sans meneur et celles avec meneur.
Psychoses collectives, sectes et manipulation mentale
Trois remarques s’imposent :
- la manipulation mentale n’est pas spécifique aux sectes ; la
" soumission librement consentie " (R.V. JOULE et
J.L. BEAUVOIS), les processus d’influence sont à l’œuvre à tous
les niveaux du social : " tout le monde manipule tout
le monde " et " toute communication est un
malentendu " a-t-on pu dire ! Ce qu’il importe
surtout de considérer c’est, non pas tant le processus en tant que
tel que sa finalité.
- les psychoses collectives recouvrent un champ beaucoup plus vaste
que les sectes qui par ailleurs, ne se structurent pas systématiquement
en psychoses collectives.
- la manipulation mentale est un concept insuffisant pour rendre
compte du phénomène sectaire. Elle est une technique comportementale
ou cognitivo-comportementale qui ne permet pas à elle seule de
comprendre les aspects psychodynamiques du phénomène.
Ce qui est proposé au sein d’une secte est proprement
l’inverse de ce à quoi invite la démarche analytique : la secte
fournit un " prêt-à-porter spirituel " permettant au
sujet de faire l’économie de ses propres questionnements. L’adepte est
assujetti : il y a régression et dépendance à l’égard du " gourou "
figure emblématique de son Idéal du Moi : " une telle
foule primaire est une somme d’individus qui ont mis un seul et même
objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence dans leur
moi identifiés les uns aux autres " (FREUD). Le sujet se
dissout dans la secte (comme l’alcoolique dans l’alcool, le toxicomane
dans la drogue) et s’aliène dans un " Idéal de groupe ".
La parole du Maître tient lieu de Vérité pour le sujet qui règle d’un
coup la question de son Désir au profit de l’Autre : " on
pense pour moi ". Le sujet se " débarrasse "
ainsi de l’angoisse de castration. C’est le retour au nirvana originaire
d’avant le langage. Au manque-à-être du sujet, la secte répond :
plus de Division, plus de Question, plus de Désir, plus de Castration, plus
de Singularité : mais le Phallus à adorer. Dans le monde déchaîné
de la Technique, le Nom-du-Père banni fait retour, le Symbolique resurgit,
mais le retour au Père annoncé des sectes s’avère, à l’acmé de la
jouissance, mortifère et suicidaire. Ainsi en témoigne cette lettre laissée
avant le " transit vers Sirius " par l’Ordre du Temple
Solaire : " il était nécessaire qu’un groupe
d’hommes, de femmes, d’enfants, ayant été auparavant préparés, aient
dû traverser les vicissitudes de ces dernières années dans la Loi et le
Service afin que l’expérience acquise puisse donner pleinement ses fruits
pour enrichir la conscience du retour au Père ".
Suicides collectifs et suicides de masse
Le terme de " suicides de masse " est
en général réservé à des suicides collectifs impliquant un grand nombre
de sujets. Le terme de " suicide collectif " peut avoir
plusieurs significations selon les auteurs : pour certains il s’agit
d’un suicide réalisé par plusieurs personnes après accord préalable.
Pour HEUYER cette notion d’accord préalable ne semble pas indispensable
car, même lorsqu’il existe entre les suicidés ce type de pacte, tous les
sujets ne jouent pas un rôle identique, certains étant passifs d’autres
actifs. La mort peut avoir lieu simultanément ou successivement. D’autre
part, celui qui agit n’est pas forcément celui qui conseille et, dans
certains cas, il n’y a pas d’accord préalable lorsque des enfants en
bas âge sont impliqués. Pour HEUYER il doit exister une intervention des
différents sujets les uns sur les autres ; si deux individus se
donnent la mort, chacun par des moyens personnels, il s’agit alors d’un
suicide simultané et non collectif. HEUYER semble fonder cette distinction
sur des raisons médico-légales : en effet s’il y a un échec
partiel du suicide collectif et que l’un des suicidés survit on se trouve
alors devant un homicide et il y a une action judiciaire, ce qui n’est pas
le cas en cas de suicides simultanés. Il faut également mettre à part le
suicide indirect dans lequel un sujet tue pour être ensuite condamné à
mourir, et le suicide post-agressionnel réalisé après un meurtre (dans le
suicide indirect, le suicide est le but et l’homicide le moyen d’y
parvenir alors que dans le suicide post-agressionnel l’homicide est le but
et le suicide serait une tentative d’éviter les conséquences pénales ou
morales). Pour HEUYER le suicide collectif est " une conduite
unique mais complexe qui intègre le fait " homicide " et
le fait " suicide " ". Mentionnons pour
mémoire ici le suicide " altruiste ", terme ambigu désignant
un homicide commis par un sujet présentant des troubles psychiatriques
graves envers un être cher à qui il veut épargner d’intolérables
souffrances (qu’on observe le plus souvent dans les pathologies mélancoliques
délirantes mais aussi parfois dans les délires de persécution), les
pactes suicidaires de couple (recherche de fusion dans la mort dans un
contexte de processus passionnel), le suicide " cosmique "
selon SCHOPENHAUER qui considère que se tuer c’est trop croire en
soi-même et que la seule véritable négation de l’être consiste à ne
pas avoir d’enfants, visant ainsi à l’extinction de l’humanité….
Différentes typologies de suicides collectifs ont été
proposées, les critères discriminants pouvant être de type
psychopathologique (imitation, contagion, mécanismes délirants…) ou
socioculturel.
Nous retiendrons surtout 5 types de suicides collectifs :
- Suicide collectif associé à une psychose collective avec pacte de
mort unanime, pacte de mort qui suppose l’association de quatre éléments :
un même motif, un même raisonnement, une préméditation (ritualisation,
testament….), une identification à l’autre. Ce fut le cas notamment
du suicide collectif de la secte : " Heaven’s Gate "
que nous étudierons un peu plus loin.
- Suicide collectif associé à une psychose collective sans pacte de
mort unanime. Ce type de suicide collectif est souvent associé à
des homicides et peut impliquer des enfants.
- Suicide collectif par imitation, souvent sous-tendu par un mécanisme
de contagion hystérique dans un climat hyperémotionnel et de
surinformation médiatique. Par exemple, lors du décès accidentel de
Lady Diana plusieurs pakistanais se suicidèrent. On se souvient également
de la vague de suicides de couples observée à la suite de la tragédie
passionnelle de Mayerling où l’Archiduc Rodolphe et Marie Vetsera se
donnèrent la mort ; la presse s’en était fait abondamment l’écho.
- Suicide collectif associé à une panique collective déclenchée
par une situation ou un évènement réel ou fictif dans un contexte éventuel
d’amplification médiatique (cf chapître infra).
- Suicide collectif par résolution collective sans délire associé, survenant
généralement dans un contexte où un groupe se trouve confronté à une
situation désespérée. Par exemple DURKHEIM rapporte que, lors de la
guerre des juifs contre les romains, pendant l’assaut de Jérusalem, 40
juifs réfugiés dans un souterrain décidèrent de se donner la mort et
s’entretuèrent. Font partie de cette catégorie les suicides
d’honneur, les suicides collectifs des combattants, certains
suicides politiques ou terroristes.
(Remarque : cette classification ne prend pas en
compte les suicides à deux ou familiaux ; par ailleurs, certains
suicides collectifs peuvent ressortir de plusieurs types).
Paniques collectives
Selon Louis CROCQ la panique est définie : " comme
une peur intense déclenchée par la survenue d’un danger réel ou
imaginaire ressentie simultanément par tous les individus d’un groupe,
d’une foule ou d’une population, caractérisée par la régression des
consciences à un niveau archaïque, impulsif et grégaire et se traduisant
par des comportements collectifs soit de sidération stuporeuse soit plus
souvent de fuite éperdue, d’agitation désordonnée, de violence et même
de suicide (suicides collectifs) ".
Les suicides collectifs peuvent donc constituer une
variante de la panique ; CROCQ rapporte par exemple les suicides de
soldats et de civils de la garnison de Saipan à l’approche des troupes américaines
en mars 1945, la propagande japonaise ayant décrit l’armée américaine
comme une horde de sauvages cruels et sans pitié.
On peut d’ailleurs se poser la question de la
participation d’un tel phénomène lors de la tragédie de Waco, et lors
du suicide de masse du Temple du Peuple.
Les phénomènes de panique sont parfois en rapport avec
des craintes irrationnelles : par exemple lors d’une émission
radiophonique américaine avec Orson WELLES ayant évoqué le débarquement
de martiens près de New York le 30 octobre 1938 tout le New Jersey a été
pris de panique, il y a eu des mouvements de fuite, des embouteillages
monstrueux, refuge dans les églises, saturation des lignes téléphoniques,
propositions d’engagements massifs de jeunes dans l’armée et la
police…. Près de 2 millions de personnes ont été touchées !
Un point important nous semble être la nécessité de
prendre en compte le facteur panique dans la génèse de certains suicides
collectifs : la panique induite dans certains contextes peut déclencher
ou amplifier les comportements suicidaires et meurtriers, peut précipiter
un groupe d’individus prédisposés par des croyances apocalyptiques dans
le passage à l’acte, et ce d’autant plus facilement que ceux-ci auront
déjà été préparés par la répétition antérieure de simulacres
suicidaires. D’où l’importance capitale des stratégies mises en place
dans certaines situations de crise type Waco.
Un autre point important est de ne pas sous-estimer
l’influence des médias dans le déclenchement de tels phénomènes.
Un cas d'école : Heaven's Gate (Porte du Paradis)
Le suicide collectif de cette secte constitue un cas d’école
exemplaire de psychose collective avec pacte de mort unanime.
Les faits : le 26 mars 1997 il est découvert
dans une somptueuse villa de San Diégo en Californie 39 cadavres répartis
dans différentes chambres, les corps sont couchés tous vêtus de la même
manière : uniforme unisexe pantalon noir, chaussures de sport, badge
au bras : " Heaven’s gate away team (équipe de départ de
la porte du paradis) " ; les corps sont recouverts d’un
linceul pourpre certains ont la tête dans un sac en plastique ; ils
ont une carte d’identité, un billet de cinq dollars, les bagages sont au
pied du lit avec un stick de protection pour les lèvres et des lunettes de
soleil.
A l’autopsie on met en évidence un suicide en vagues
successives avec assistance mutuelle. Parmi les hommes, 8 ont été castrés,
les cheveux sont coupés courts, la cause du décès est rapportée à une
ingestion massive de barbituriques (pudding au phénobarbital) et de vodka
associée plus ou moins à une asphyxie.
On retrouve un testament collectif et individuel sur vidéo
cassette, lequel témoigne d’un consentement au suicide avec pacte de
mort.
Le dernier message diffusé sur différents sites
internet est explicite : " Heaven’s Gate, comment et
quand la porte du royaume physique au-dessus des hommes peut être
franchie… Les religions organisées sont des tueuses d’âmes… Aliens
des OVNI et de l’espace. Le bon émerge du mauvais. Dernier avertissement
pour de possibles survivants "
Les idées prévalentes : il s’agit d’un
dogme composite avec des sources bibliques et cosmologiques : Jésus
faisait partie d’une équipe d’extra-terrestres envoyée sur terre pour
dire aux terriens qu’ils pouvaient pénétrer dans le vrai monde mais les
humains sous le contrôle des lucifériens ont tué leurs visiteurs. La
terre est depuis aux mains des Aliens. Cette secte encore appelée " Métamorphose
Humaine Individuelle " fut créée dans les années 70 par un
certain APPLEWHITE et une certaine NETTLES surnommés " The Two "
ou encore " Bo et Peep, Ti et Do, l’Amiral et le Capitaine…. ".
APPLEWHITE et NETTLES font partie de cette équipe d’extra-terrestres
incarnée dans des " containers " à forme humaine dans
les années 1940 (date de leur naissance) le groupe a été envoyé sur
terre pour retrouver les brebis égarées.
Le Gourou : APPLEWHITE est né dans le Texas et
a été tenté, dans un premier temps, par la vocation de son père Prédicateur
presbytérien, puis s’est dirigé vers la musique. Il se marie et devient
père de deux enfants dans les années 70. Il est considéré comme un homme
religieux et reconnu dans le milieu catholique. On évoque à son sujet une
homosexualité mal assumée et divers déboires professionnels. Dans ses antécédents
psychiatriques il aurait été dépressif et aurait souffert
d’hallucinations auditives. Suite à un problème cardiaque qui a failli
lui coûter la vie, il rencontre NETTLES son infirmière et se persuade
qu’il a survécu pour accomplir une mission.
On peut supposer qu’il y a eu alors embryon d’un délire
à deux où chacun des deux protagonistes est investi d’une mission.
La vie du groupe : aseptisée chaste monacale
avec surveillance réciproque, coupure totale avec la famille d’origine.
Le simulacre du grand départ est répété. Il s’agira de quitter son
enveloppe charnelle le moment venu. En même temps, les membres du groupe mènent
une vie professionnelle en créant une société de services pour les
entreprises de San Diégo et font preuve de compétences dans le domaine du
monde virtuel. La journée, lever avant l’aube, contemplation du ciel,
repas sommaire, sodas. Une grande partie du temps est consacrée à envoyer
des emails prémonitoires.
Le dénouement : Mars 1997 la Comète Hale Bopp
commence à briller dans le ciel : c’est le signal " alerte
rouge " annonçant le prochain départ. Elle est le vaisseau du
" royaume au-dessus des hommes ", la secte enregistre
alors son testament vidéo qu’elle adresse à un ex-adepte. Puis, le
suicide collectif est enclenché par vagues successives avec assistance
mutuelle.
Le testament : nous avons consulté cet
enregistrement qui représente un témoignage clinique précieux permettant
de mettre en évidence très clairement la trame délirante de cette
psychose collective. En voici quelques extraits significatifs :
Adepte : " le I signifie qu’on salue
un jeune membre du royaume de Dieu "
" Do est le plus extraordinaire, le plus noble,
le plus objectif des êtres non-humains que j’ai pu rencontrer "
" … dans notre civilisation particulière….
Il commence a y avoir une prise de conscience de l’existence de créatures
venues d’ailleurs, d’un peu partout dans l’espace. Certains disent des
extra-terrestres… "
Le Gourou : " pas de comportement de
mammifères chez nous. Tous célibataires. Il n’y a pas de relations
hommes-femmes chez nous, pas de sexualité, pas de sensualité ! cela
nous dégoûte, beaucoup d’entre nous ont fait le nécessaire pour que
leur véhicule terrestre ne fonctionne plus dans ce sens "
Adepte : " … je connais les avantages
que m’a apporté la castration, cela m’a permis d’élever ma
conscience, de me rapprocher de mes maîtres " et cet adepte
d’évoquer " la prochaine étape " qui " n’est
rien d’autre qu’une nouvelle opération clinique ".
(La mort est cette prochaine étape.)
" Je vais me débarrasser de cette dépouille
qui ne vaut rien, ne sert à rien. C’est une chenille qui abandonne sa chrysalide.
Elle est morte et on obtient une nouvelle créature. Cela ne sert à rien de
se dire " Oh mon Dieu la chrysalide est là et j’y suis encore
attaché ". Ce que je fais c’est ça : déposer ma
chrysalide et m’épanouir dans le monde supra-humain. ".
Le Gourou : " je sais que les médias
vont en faire des gorges chaudes, qu’ils vont nous comparer aux Davidiens
de Waco et à l’ordre du Temple Solaire basé au Canada et en Suisse…
Ils étaient assez loin de la vérité… ".
Un adepte : " je vous recommande
particulièrement si vous trouvez le livre " porte du paradis "
sur internet d’y aller. Consultez le, étudiez le cela vous fera beaucoup
de bien ".
Pour préparer leur transfert vers la comète Hale Bopp
ils s’étaient munis de lunettes de soleil afin de ne pas être éblouis
et de sticks labiaux pour se protéger les lèvres…. Selon Marshall
APPLEWHITE un vaisseau spatial les attendait derrière cette comète….
Commentaires :
- Le corps : celui-ci n’est qu’un " véhicule ",
un " container ", une enveloppe fortuite et
provisoire, une " chrysalide " qu’il faudra quitter
le moment venu pour le " transit ". C’est un corps
asexué, aseptisé, purifié par une logique délirante d’idéal ascétique.
Ce corps sans chair (au sens phénoménologique de " Leib ")
n’est plus qu’un organisme (au sens de " Körper ")
permettant momentanément un séjour terrestre.
- Finitude et singularité : plus que d’un refoulement ou
d’un déni, pourrait-on parler de " forclusion " de
la mort ? Le sujet n’habitant pas son corps, revêtu d’une " chrysalide ",
ne peut finir. Si " la mort comme fin du Dasein est la
possibilité la plus propre, sans relation, certaine et comme telle indéterminée,
indépassable du Dasein " (HEIDEGGER), ici elle est esquivée
comme telle sous la forme d’un " transit ", d’une
" opération clinique ". Les sujets préparant leur
embarquement vers la comète constituent un même convoi où chacun est
l’autre, convoi de clones dépossédés du mourir propre qui fonde la
singularité de tout mortel car " son mourir, tout Dasein doit nécessairement
à chaque fois le prendre lui-même sur soi. La mort, pour autant
qu’elle " soit ", est à chaque fois essentiellement
la mienne " (HEIDEGGER).
- L’autre : l’autre n’existe pas, seul existe le Maître,
le Gourou, car lui seul détient la Parole, le Verbe. On observe une téléprésence
désincarnée sur le WEB, où l’autre est son clone, comme une démultiplication
Kaléidoscopique d’entités imaginaires s’attestant réciproquement
dans un climat de surveillance paranoïaque et d’utopie de transparence
absolue.
- Le langage :
- L’utilisation d’un néo-langage (" le I signifie…. ")
a plusieurs fonctions :
- Labeliser la secte en la dotant de néologismes spécifiques et
par là renforcer son identité, sa singularité, par différenciation
avec la langue commune.
- Valoriser la doctrine propre au groupe par l’emploi de
nouveaux signifiants censés correspondre à des concepts novateurs
auxquels n’a pas accès le commun des mortels
- Isoler davantage l’adepte du monde extérieur en lui
inculquant une nouvelle langue.
- Manipuler l’adepte en l’aliénant dans les rets d’une
nouvelle sémantique
- Accroître la cohésion interne du groupe en procurant aux
membres le sentiment d’une intense communication.
- La communication s’effectue essentiellement via Internet
qui constitue pour le groupe une sorte d’interface entre les
extra-humains et les terriens. Grâce à leur téléprésence
les membres du groupe peuvent communiquer entre eux sur un mode d’asepsie
totale. Ce média a manifestement joué un rôle essentiel dans la mécanique
délirante technico-informatique du groupe.
- Statut de la Vérité : la Vérité c’est celle du Père,
de l’AUTRE, incarnée dans la parole du Maître délirant. La Vérité
singulière du sujet s’efface au profit d’une VERITE originaire, anténatale,
suprahumaine et cosmique qui n’admet ni le doute ni la contradiction. Le
sujet qui peut avoir accès à cette Vérité là est nécessairement
d’essence extra-humaine. C’est une VERITE-certitude qui occulte tout
questionnement, Vérité initiale et ultime clôturée sur elle-même, Tautologie
absolue et définitive.
Rôle des médias
Question : Les médias sont-ils suicidogènes,
criminogènes ?
Outre les médias classiques, il faut prendre en compte
également les nouveaux médias ainsi définis par WOLTON :
" par nouveaux médias on désigne généralement les médias
issus du rapprochement entre les techniques de l’informatique, des télécommunications
et de l’audiovisuel. C’est la numérisation de l’information qui rend
cette convergence possible. La plupart du temps il s’agit de supports en réseau
(ordinateurs, terminal téléphonique ou téléviseurs) mais il peut
s’agir de médias autonomes comme les CD ROM. "
La contagion du suicide facilitée par les médias a déjà
été évoquée dès 1875 par Paul MOREAU (de Tours) fils, dans sa thèse :
" de la contagion du suicide (à propos de l’épidémie
actuelle) " : en effet, en 1874, on observa une vague
importante de suicides et Paul MOREAU évoque à cette époque déjà le rôle
possible de la presse. Il cite Appiano BUONAFEDE : " au
temps où nous vivons, le crime (ajoutons le suicide) a obtenu une publicité
scandaleuse. …Nous sommes convaincus que cette publicité du crime que le
théâtre, les journaux, les mauvais livres sont autant de causes
secondaires du suicide. " Et MOREAU d’ajouter : " loin
de nous la pensée que les journalistes le font avec le coupable dessein de
corrompre les masses ! mais s’ils ne savent ce qu’ils font, avouons
au moins que leur inconcevable insouciance nous est bien funeste ! car
qui pourrait nous dire le nombre de crimes dont la première pensée a surgi
dans des têtes exaltées à la simple lecture de ces faits si adroitement
racontés ? Et qui oserait affirmer que ces faits divulgués avec tant
de soins n’aient été la cause inconnue de tant de morts chez des
malheureux qui ne voulaient que faire retentir leur nom à
tout prix ?... " Et MOREAU de citer ESQUIROL :
" tel individu poursuivi par des revers ou par quelque
chagrin ne se serait pas tué s’il n’avait pas lu dans son journal le
suicide d’un ami ou d’une connaissance ". MOREAU attribue
à la presse un rôle de propagation et de facteur favorisant tout en
reconnaissant que la véritable cause du passage à l’acte reste liée aux
prédispositions de l’individu. Et MOREAU de Tours a cette conclusion
saisissante : " le suicide pathologique a son
contre-poison : le silence. Il suffirait donc de n’en
point parler ou tout au moins de n’en parler qu’avec une extrême réserve
pour en faire justice…. ".
E. DURKHEIM, dans son analyse des facteurs extra-sociaux
du suicide s’est interrogé sur l’incidence du facteur psychologique
" imitation " et sur le rôle amplificateur éventuel
des journaux sur ce phénomène : " il n’est pas douteux
que l’idée de suicide ne se communique contagieusement "
ainsi qu’on l’observe par exemple en milieu pénitentiaire ; pour
autant " s’il est certain que le suicide est contagieux
d’individu à individu, jamais on ne voit l’imitation le propager de
manière à affecter le taux social des suicides ". L’auteur
considérait alors que la presse ne jouait pas un rôle significatif (au
regard de l’analyse sociologique du moins). Mais les conclusions de
DURKHEIM se situe à une époque sans commune mesure avec la nôtre au
regard de l’importance des médias.
Aujourd’hui, l’implosion des médias et des nouveaux
médias est susceptible d’amplifier considérablement les phénomènes
d’imitation, de contagion ou de psychose collective.
L’Internet, entité indestructible, incontrôlable et
planétaire, peut permettre la constitution de méga-foules virtuelles
ubiquitaires (mais pourtant bien réelles) délirantes, hystériques ou
paniquées, car il n’est pas nécessaire que des individus soient
physiquement rassemblés pour constituer une foule animée d’une âme
collective.
La prophétie d’HEUYER sur le bel avenir des psychoses
collectives se trouve aujourd’hui confirmée de façon éclatante :
" les psychoses collectives sont anciennes comme le monde. Sous
nos yeux elles se renouvellent sans cesse. Elles prennent, avec la complicité
des moyens modernes de diffusion des formes pittoresques qui paraissent
bénignes mais qui peuvent être dangereuses pour la santé mentale des
collectivités ". Il importe donc que cette dangerosité
soit repérée bien en amont du dénouement suicidaire ce qui suppose la
contribution d’expertises psychiatriques et criminologiques.
Conclusion
L’un des fondateurs de la cybernétique N. WIENER déclarait :
" vivre actif signifie vivre avec l’information appropriée "
et encore : " voir le monde entier et donner des ordres au
monde entier, c’est presque la même chose que d’être partout ".
Le cybermonde de ce XXIe siècle a probablement bien dépassé ses espérances.
M. Mc LUHAN ne prévoyait-il pas, dès 1967, que : " les médias
électroniques nous projetteraient dans un monde flou et fou de simultanéité
générale où l’information se déverserait sur nous instantanément,
continuement "
Aujourd’hui, le Dispositif Mondial de l’Information
et de la Communication constitue le creuset de nouvelles formes cliniques de
psychoses collectives et de suicides de masse dans un contexte de " teratologie
télévisuelle " (I. RAMONET) et de surexposition du " Victimologique ".
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