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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2003


 

LE SUICIDE

* J.B. GARRÉ

** B. GOHIER

 

* Professeur des Universités-Praticien Hospitalier, Chef du Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale au C.H.U. d’Angers

** Chef de clinique des universités-Assistant des hôpitaux au C.H.U. d’Angers

 


Le suicide est devenu en France depuis une à deux décennies une priorité de santé publique qui fait désormais l’objet de programmes nationaux, régionaux et départementaux de prévention, dont les thématiques vont de la définition d’actions d’information et de formation, à des programmes d’amélioration de la qualité de l’accueil et de la prise en charge des suicidants dans les soins qui leurs sont apportés tant dans le milieu hospitalier général que par la médecine générale. Les objectifs principaux de ces différentes actions visent en général à approfondir l’étude des phénomènes suicidaires dans leurs multiples aspects, mais aussi à permettre d’acquérir une compétence pour la prise en charge médicale, psychologique et sociale des suicidants et enfin à développer la connaissance des mesures de prévention du suicide et des comportements autodestructeurs. Toutes ces actions mises en œuvre (journées nationales de prévention du suicide, conférences de consensus sur la prise en charge du patient suicidaire et du suicidant, programmes nationaux et régionaux de santé…) se manifestent comme les témoins directs d’une perception nouvelle et d’une meilleure visibilité par la communauté du phénomène suicidaire vis-à-vis duquel le corps social change progressivement de culture, au point qu’il devient de plus en plus difficile de continuer à l’évoquer comme un phénomène tabou et au point de penser que ce changement dans la perception et la réception du phénomène, en particulier par les intervenants sanitaires et sociaux, est probablement susceptible d’entraîner une meilleure prise en charge et de meilleures stratégies préventives.

 

Les chiffres, déduits des certificats de décès et en dépit d’une sous-estimation qui reste constante, de l’ordre de 20 % environ, sont connus : environ 12 000 suicides par an en France, constituant la troisième cause de mortalité. Malgré un léger et récent tassement dans les dernières incidences disponibles, le suicide reste un problème majeur de santé publique, surtout si l’on considère qu’il représente la première cause de mortalité chez le sujet de 30 ans et que depuis 1982 le nombre de décès par suicide est largement supérieur à celui des décès par accidents de la route. Toutes les tranches d’âge ne sont pas également atteintes et s’il est vrai que le suicide augmente avec l’âge, il faut rapporter les taux observés aux autres causes de mortalité dans les tranches d’âge considérées. En d’autres termes, si un sujet âgé a davantage de risques a priori de décéder qu’un sujet jeune, parmi ces risques, le suicide existe certes, mais constitue une cause qui se situe derrière les décès par tumeurs ou pathologie cardio-vasculaire. Au rebours, si un sujet jeune a peu de risques a priori de mourir, parmi ces risques, le suicide existe et constitue même la deuxième cause de mortalité après les accidents de la voie publique pour la tranche d’âge 15-25 ans. Frappant surtout les hommes, son augmentation est préoccupante chez les adolescents et les jeunes adultes.

 

Si la mortalité suicidaire est relativement bien connue et documentée en France, il n’existe aucun dénombrement précis des tentatives de suicide qui seraient dix fois plus nombreuses que les suicides, soit entre 120 000 et 140 000 tentatives d’autolyse par an en France, aux 2/3 féminines, dont l’immense majorité sont le fait d’une intoxication en général médicamenteuse, souvent associée à une prise d’alcool et dont environ 20 à 30 % ne feraient pas l’objet d’une hospitalisation. L’impression générale que retirent tous les intervenants en suicidologie est celle d’une augmentation progressive du phénomène de la tentative de suicide, sachant que près d’une tentative sur deux est déjà une récidive et que le risque de suicide abouti augmente avec le nombre de récidives : 1 % des primo-suicidants décèdent par suicide dans l’année qui suit, certaines études prospectives rapportant des taux de 10 % de décès par suicide au bout de 10 ans. L’épidémiologie démontre clairement que le suicide constitue un réel problème de santé publique dans la plupart des pays économiquement développés et en particulier en France, où la mortalité suicidaire la situe dans le premier tiers des pays industrialisés.

 

En amont même des considérations épidémiologiques indispensables à la connaissance du phénomène, l’absence de réflexion organisée sur sa définition nous paraît remarquable et empêche une authentique problématisation, tout se passant parfois comme si les intervenants, pour la plupart issus du monde médical, recevaient et acceptaient la définition du passage à l’acte suicidaire des suicidants eux-mêmes ou de leur entourage, alors même que la tentative de suicide constitue un diagnostic au sens vrai du terme et mérite à ce titre un travail d’élucidation et d’élaboration. Si les termes de suicide, suicidaire et suicidant sont désormais entrés dans la terminologie de la langue courante, il n’existe pas de consensus international sur la définition du mot suicide qui continue de prêter à interprétation, la définition la plus usuelle décrivant le suicide comme l’acte de se tuer d’une manière habituellement consciente, en prenant la mort comme une fin. L’Organisation Mondiale de la Santé définit la tentative de suicide comme un acte à l’issue non mortelle " dans lequel un individu adopte délibérément un comportement inhabituel qui, en l’absence d’intervention d’autres personnes, lui sera dommageable ". Dans le même acte, le suicidant peut également ingérer une substance en quantité supérieure aux posologies habituellement prescrites ou généralement admises, visant " à causer des changements désirés par l’intermédiaire des conséquences physiques effectives ou attendues " de son geste. Propositions étonnantes qui évacuent de la tentative elle-même toute intentionnalité suicidaire et qui l’inscrivent même au service d’un changement désiré, c’est-à-dire au service de la vie, paradoxe confirmé par la clinique quotidienne. Un certain niveau de vigilance et de conscience est requis, mais sans plus de précisions : peut-on parler de suicide chez un patient au fonctionnement cognitif altéré comme chez un confus ou un pré-dément, voire dans certains états psychotiques aigus où peut coexister une note d’obtusion intellectuelle et d’hypovigilance ? La volonté de se tuer doit par ailleurs exister, mais cette volonté est très souvent ambiguë. Le suicidant à son réveil explique : " Je n’ai pas voulu mourir, mais m’endormir et oublier momentanément mes difficultés… Je n’arrivais pas à dormir, alors j’ai doublé ou triplé mon traitement… ". Il faut savoir accepter qu’un suicidant veuille à la fois mourir et dans le même temps ne pas mourir, ce qui rend partiellement compte des choix préférentiels pour les psychotropes et au sein de la classe générique des psychotropes, pour les substances sédo-hypnogènes, susceptibles de délivrer la paix, l’oubli, le sommeil et la tranquillisation. La définition même du mot renvoie également à la représentation de la mort, en particulier chez le jeune enfant dont les représentations sont fréquemment ambivalentes et pour lequel aucun suicide n’est enregistré par convention avant l’âge de 10 ans dans certaines statistiques. C’est enfin le problème classique des équivalents suicidaires, de ces suicides lents, ralentis ou différés comme on les observe dans les conduites addictives de type alcoolique ou toxicomaniaque, mais aussi dans certaines anorexies mentales, dans les syndromes de glissement avec altération de l’état général chez les personnes âgées ou encore dans l’adoption en particulier par les adolescents de conduites à risques, qu’il s’agisse d’ordalies adolescentes, de certains accidents de la circulation ou de la pratique de sports à hauts risques dans un but de défi.

 

Ce travail diagnostique préalable et indispensable nous paraît rarement explicité dans les études suicidologiques et il gagnerait à être développé. De plus, les situations suicidologiques sont par nature plurielles, comportant de nombreux aspects d’ordre médical, mais aussi psychologique, psychopathologique, psychiatrique, social, culturel, situationnel voire existentiel. Et l’on ne rencontre guère de situation-type qui pourrait se prêter à codification ou protocolisation. Une grande hétérogénéité règne dans le domaine de la prise en charge et de la prévention ; de l’examen de la littérature il ne ressort pas de consensus quant à des protocoles validés de prise en charge. Peu d’aménagements spécifiques existent et si quelques expériences peuvent inspirer un intérêt certain, elles n’ont fait ni école ni modèle. La possibilité même d’émettre des normes standardisées en suicidologie nous paraît, sinon rester hypothétique, du moins devoir être interrogée : en effet, s’il paraît possible de faire émerger certains consensus ou de privilégier certaines procédures –comme par exemple, la nécessité aujourd’hui reconnue d’une évaluation spécialisée par un personnel psychiatrique entraîné de tout suicidant-, l’impossibilité de fond à protocoliser des situations-types nous paraît tenir à au moins trois raisons, dont une réflexion attentive doit tenir compte à titre de préliminaires indispensables.

1 – C’est vraiment dans le domaine de la suicidologie que l’on peut mesurer le mieux la distance qui peut séparer un paramétrage épidémiologique de la prise en charge d’un cas singulier. Si l’épidémiologie, surtout prospective, permet d’identifier dans une certaine mesure des facteurs de risque, la connaissance approfondie de ces derniers ne peut servir de base unique à un guide de recommandations. Il est certes utile de connaître les épidémiologies contrastées de la tentative de suicide (une population à prédominance féminine, plutôt jeune et urbaine, avec un recours préférentiel aux médicaments) et du suicide (une population à prédominance masculine, plutôt âgée et rurale, recourant préférentiellement à la pendaison). Il est tout aussi utile de connaître les magnitudes estimées de l’augmentation du risque suicidaire en fonction des grandes pathologies mentales dont il est démontré qu’elles peuvent être suicidogènes, comme les états dépressifs où le risque est multiplié par 30 par rapport à la population générale, les conduites addictives et en particulier les états d’alcoolo-dépendance où le risque est multiplié par 20 ou les états psychotiques de type schizophrénique où le risque est multiplié également par 20 et où le suicide représente la première cause de mort chez le jeune schizophrène. Il est non moins utile de savoir qu’à la suite d’une première tentative de suicide, si une récidive ou un suicide réussi doit se produire, il surviendra dans les 6 à 12 mois qui suivent le geste, définissant une période sensible de vulnérabilité, sans définir les modalités pratiques d’une conduite à tenir univoque.

 

La connaissance épidémiologique est donc nécessaire à une bonne évaluation et à une meilleure orientation, mais elle est insuffisante à définir seule une prise en charge cliniquement individualisée et à guider fermement une décision dans des situations suicidologiques où la variété et la pluralité dominent. Nous savons bien par ailleurs que davantage que la notion d’un ou de plusieurs facteurs de risque individualisés, c’est leur cumul qui permet d’attirer l’attention sur des cas de figure à haut risque. Il convient également d’insister sur la distinction que certaines lectures hâtives du phénomène suicidaire effacent imprudemment entre facteurs de risque et causes : le bord ou le risque du facteur de risque, c’est la cause ou encore : la tentation permanente de la lecture statistique en termes de facteurs de risque, c’est une lecture causaliste, abusive, mais toujours tentante. En dernier ressort, c’est toujours le jugement clinique, éventuellement instruit auprès des leçons de l’épidémiologie, qui l’emporte. Cette première limite est donc celle d’un écart épidémio-clinique qui paraît irréductible entre ce qui peut s’écrire d’une dimension collective spécifique du phénomène, en majuscules en quelque sorte : les majuscules du fait sociologique et épidémiologique, de ces constances et de ces courants suicidogènes dont parlait Durkheim et qui traversent une collectivité –et d’autre part, la minuscule du cas individuel.

 

2- Une deuxième considération qui nous paraît devoir guider toute réflexion prudente sur le phénomène suicidaire tient à sa définition possible comme un " fait social total ", pour reprendre une expression que le neveu d’Emile Durkheim, Marcel Mauss, réservait à la description des phénomènes sociaux de don et d’échange. Un " fait social total ", qui appelle de multiples lectures : médicales, psychiatriques, psychanalytiques mais aussi sociales, épidémiologiques, mais également religieuses, juridiques, éthiques, philosophiques, pédagogiques, anthropologiques, voire esthétiques, littéraires ou historiques. Un " fait social total " aux multiples entrées possibles, au sens où on pourrait y retrouver en quelque sorte la quasi totalité des préoccupations ou des signifiants d’un groupe culturel et de ses institutions à un moment donné de leur évolution, sans qu’une lecture puisse prétendre à l’exclusivité du monopole d’intelligibilité d’un phénomène foncièrement inter, trans ou pluri-disciplinaire. Par son caractère intrinsèquement multifactoriel ainsi que par les aspects qu’il revêt de double, voire de triple urgence : somatique et toxicologique, mais aussi psychologique, psychopathologique et souvent sociale, le phénomène suicidaire oblige à la liaison, oblige à la collégialité, oblige au dialogue inter-disciplinaire et oblige au réseau. De cette considération découlent des difficultés prévisibles quant à la coordination et à la fédération des actions préventives, tant les acteurs susceptibles d’intervenir sont nombreux et ne travaillent pas toujours nécessairement en inter-dépendance : entourage familial, milieu professionnel, médecins, psychiatres, psychologues, infirmiers, assistants sociaux, éducateurs, services de premiers secours, personnels des établissements de santé, personnels enseignants des établissements scolaires, milieu pénitentiaire, associations d’accueil et d’écoute…

 

3- Rappelons enfin avec force, avec P.B. Schneider, que le suicide et la tentative de suicide ne sont pas des maladies, tout au plus des troubles du comportement. Il n’existe pas de virus du suicide comme il existait un virus de la variole ou comme il y a un virus du sida ou un prion de l’ESB, toutes maladies infectieuses vis-à-vis desquelles on peut construire des stratégies préventives voire espérer des programmes d’éradication. Ce qui veut dire que le modèle infectiologique de la prévention n’est sûrement pas transposable tel quel à la suicidologie. Nous disons spontanément et comme naturellement : prévention du suicide, et nous sommes déjà à notre insu dans un ordre implicite de causalité. A la limite, et si l’on accepte que le suicide concerne également le désir et la liberté de l’individu, que serait un groupe humain d’où serait totalement exclue et éradiquée la possibilité même d’une mort volontaire ?

 

Les différents niveaux préventifs classiques rapportés en suicidologie rassemblent par ailleurs des moyens hétérogènes dont l’efficacité n’est pas toujours démontrable. Les stratégies de prévention primaire, qui visent à diminuer l’incidence du taux d’une affection ou d’un comportement dans une population non sélectionnée, par des mesures qui s’adressent à l’ensemble de cette population, comprennent ainsi tout le champ de la santé et de l’hygiène mentales. Pour viser à diminuer l’incidence du phénomène suicidaire, il serait en effet souhaitable d’augmenter d’une manière générale le niveau de santé y compris mentale de la population générale, mais ce vœu reste bien évidemment pieux, de même que nombre de mesures très générales d’ordre supra-collectif qui viseraient par exemple à améliorer le niveau économique de la population et à lutter contre le chômage… Au titre des mêmes mesures primaires, les actions d’information et de formation sont probablement plus intéressantes, mais là encore leur évaluation reste malaisée. D’une manière générale, il paraît davantage souhaitable de parler du phénomène suicidaire plutôt que de le taire, avec les risques de le circonscrire comme un tabou et un non-dit incitatif, mais s’il faut en parler à qui s’adresser ? Au tout-venant de la population ? A des publics pré-sélectionnés, proches du terrain ? Et surtout que faut-il dire et comment faut-il en parler ? Dans le même registre, l’efficacité préventive d’une intervention sur les moyens et la " technologie " suicidaires a pu être mise en évidence : accès aux médicaments et aux produits toxiques, conditionnement médicamenteux, réglementation des armes à feu, détoxication du gaz de chauffage ou des gaz d’échappement des véhicules automobiles, " traitement " et protection de certains lieux incitatifs par mimétisme et à risque comme certains ponts ou certaines éminences, protection accrue autour des trains et des rames de métro… On peut inclure dans ce même registre de prévention primaire les propositions d’aide offertes par les groupements associatifs dont le prototype en France est représenté depuis presque un demi siècle par S.O.S. Amitié. Si là encore, l’évaluation reste problématique, il faut noter que les services d’écoute anonyme tendent à se compléter par une aide sur le terrain et que ces associations gardent un rôle social inconstestable, validé dans les mœurs, même si difficilement validé par les chiffres. La prévention primaire inclut enfin le registre juridique, puisqu’une loi promulguée par le législateur en 1987 et quasiment formatée dans les suites de l’affaire Suicide, mode d’emploi, réprime l’incitation au suicide.

 

Les circonstances et les stratégies changent avec les mesures de prévention secondaire : ce deuxième niveau présuppose l’acquis de connaissances cliniques et épidémiologiques permettant de définir les caractéristiques socio-démographiques et psychopathologiques de groupes à risque voire à haut risque de vulnérabilité suicidaire. La problématique préventive se déplace alors le long d’un autre axe : une fois acquis que les patients alcoolo-dépendants par exemple, ou les psychotiques chroniques ou encore les déprimés ont un risque augmenté de morbidité et de mortalité suicidaires, le problème est alors d’améliorer le dépistage précoce, la prise en charge et la prévention de l’alcoolisme, de la schizophrénie et des troubles thymiques. Si environ 15 % des déprimés décèdent par suicide et si 1 malade maniaco-dépressif sur 7 meurt par suicide, 10 % des suicides étant le fait de malades maniaco-dépressifs, alors même que moins de 1 % de la population générale souffre de cette maladie, il a été montré que des programmes de formation des médecins généralistes au dépistage et au traitement de la dépression avaient pour impact une diminution du taux de suicides, en particulier chez les femmes. La formation des médecins généralistes à la dépression et au risque suicidaire améliore incontestablement la qualité du diagnostic et des traitements en médecine de ville, mais ces efforts pédagogiques pour être durablement efficaces ne sauraient être ponctuels et doivent être régulièrement renouvelés.

 

Les mesures de prévention tertiaire doivent être conçues comme une post-vention et non plus une ante-vention : une tentative de suicide a été réalisée, le patient réanimé et les objectifs sont alors de prévenir la récidive de tentative de suicide chez le suicidant ainsi que les suicides réussis ultérieurs, par la prise en charge d’une pathologie psychiatrique spécifiée, par la gestion d’une situation de crise ou par une action sur les facteurs environnementaux évoqués à l’origine du geste. L’hospitalisation systématique de tout suicidant en milieu hospitalier général paraît recommandable à la plupart des intervenants, tant au plan somatique que psychologique. D’un point de vue strictement somatique, certains toxiques absorbés lors d’une tentative d’autolyse peuvent en effet avoir un effet retardé ; il est souvent difficile de connaître avec précision la nature des produits employés et certains toxiques peuvent s’avérer potentiellement très dangereux, imposant en tous les cas une surveillance clinique et biologique en milieu hospitalier général. D’un point de vue psychologique, une proposition d’hospitalisation systématique trouve également sa justification en première intention, où une évaluation psychopathologique et psychosociale du suicidant par un personnel psychiatrique entraîné doit : permettre une meilleure observation, complétée par la prise de contact systématique avec l’entourage ainsi qu’avec le médecin traitant du patient ; autoriser la gestion d’une crise ou la résolution d’un conflit ; permettre d’aménager une coupure souvent souhaitable avec le milieu ambiant et favoriser une éventuelle mobilisation de l’entourage bénéfique aux patients ; permettre enfin la mise en route si besoin du traitement psychiatrique d’une pathologie mentale avérée et identifiée. Il vaut donc mieux hospitaliser un suicidant que de ne pas l’hospitaliser, même si l’on considère que 20 à 30 % des tentatives d’autolyse restent ambulatoires et ne donnent pas lieu à une prise en charge hospitalière. Si un minimum d’évaluation et d’analyse de la situation n’est pas réalisé, tout risque en effet de se passer comme si rien ne s’était passé, alors même qu’un acte a été posé. De ce point de vue, il convient sans doute de lutter contre la pente très souvent adoptée par les patients eux-mêmes ou leur entourage à une minimisation, une banalisation, voire un effacement total du geste suicidaire. Un temps hospitalier donne les moyens de cette reconnaissance minimale.

 

Une intoxication volontaire médicamenteuse associée dans un quart des cas à une alcoolisation aiguë étant à l’origine de la tentative de suicide dans plus de 90 % des cas, une double évaluation se révèle nécessaire : évaluation et surveillance dans le cadre d’une prise en charge somatique immédiate, évaluation, observation et orientation dans le cadre d’une prise en charge psychologique. Il paraît important de souligner cette notion de triple urgence : somatique, psychologique et sociale, qui conditionne un accueil en urgence, avec des degrés de gravité très variables ainsi qu’une intrication des pathologies et des évaluations. Les principes d’une unité de lieu d’accueil et d’équipe paraissent devoir être retenus, répondant à cette nécessité de faire face à une double urgence psychiatrique et somatique, de garantir la qualité des soins, mais aussi de regrouper sur un seul site hospitalier patients et équipe unifiée. Un service d’accueil des urgences paraît la structure la plus adaptée, disposant d’une garde médicale, d’un personnel paramédical suffisant pour la surveillance et s'étant doté d’une présence psychiatrique médicale et paramédicale. Par vocation, une telle structure d’accueil doit être distinguée des unités d’hospitalisation de courte durée où la durée de séjour ne peut excéder 24 heures maximum. Une durée moyenne d’hospitalisation de 3 jours paraît devoir être recommandée à tout suicidant adulte et une durée supérieure, aux alentours de 7 jours, pour les adolescents, quelle que soit la gravité de leur geste et de leur état somatique : si, dans l’immense majorité des cas, la gravité somatique est faible, il est difficile voire impossible d’établir une corrélation stricte entre le choix des moyens employés et l’intentionnalité suicidaire. Cette hospitalisation minimale de quelques jours, en première intention, de tout suicidant, paraît également pouvoir être recommandée quel que soit l’état psychologique initialement observé. L’équipe doit être pluridisciplinaire, comportant urgentistes, psychiatres formés à l’approche des conduites et des comportements suicidaires, psychologues, infirmiers, assistants sociaux ; elle doit être également formée et informée des données actuelles en matière de prise en charge de suicidants et comporter d’une manière clairement désignée un référent médical et un référent psychiatre assurant la responsabilité continue de la prise en charge des patients.

 

L’objectif général de prévention des récidives et des décès suicidaires dépend largement de l’optimisation du suivi proposé au suicidant, donc de la qualité des décisions d’orientation, donc de la qualité de l’accueil et du séjour hospitalier initial en milieu général qui constitue un temps important et privilégié d’évaluation et d’orientation. Cet objectif présuppose donc une bonne connaissance du patient et une analyse approfondie de sa situation, ce qui souligne la nécessité d’un temps et d’une disponibilité suffisants. Plusieurs entretiens et plusieurs évaluations sont sûrement préférables ; il paraît également recommandé de prendre contact avec l’entourage du patient : professionnel, familial, avec offre d’accompagnement individuel ou collectif, et de se donner les moyens de joindre son médecin traitant, toutes ces démarches étant consommatrices de temps et une rotation trop rapide des lits dans les services d’urgence et de réanimation entrant en contradiction avec un travail d’évaluation suicidologique de qualité.

 

Outre des données en rapport avec les antécédents personnels et familiaux, médicaux et psychiatriques, en particulier d’ordre suicidologique, l’état de santé actuel, les modifications récentes du comportement, le mode de vie et l’histoire personnelle, la situation familiale, professionnelle et sociale, l’évaluation de l’intentionnalité suicidaire, qui peut être attentive à la description même du geste, constitue un temps important de l’examen. L’expérience montre qu’elle peut également reposer sur les réponses données par le patient à des questions simples portant sur l’appréciation de la léthalité du geste par le patient, l’intention affirmée de se donner vraiment la mort et non pas seulement de vouloir dormir et oublier, enfin la position du patient vis-à-vis de son geste au moment de l’entretien, c’est-à-dire le fait d’être désolé ou non d’avoir survécu. Parmi les critères d’urgence, aucun n’est absolu, mais on peut retenir les repères suivants : une détermination suicidaire nettement affirmée, en sachant faire la part des réticences, des minimisations, de présentations faussement rassurantes ; la notion de préparatifs ou de précautions déjà prises ; l’existence d’une pathologie dépressive franche et en particulier un diagnostic de dépression psychotique ; une angoisse intense, peu ou non maîtrisable par le patient ; des idées délirantes ou un syndrome hallucinatoire ; la notion d’une restriction récente des activités et une discontinuité comportementale à type de désinvestissement et d’isolement progressif, d’alcoolisations inhabituelles, de violences physiques, de refus alimentaire ou de fugues.

 

L’appréciation de la signification du geste est toujours délicate et renvoie à l’évaluation du désir de mort. Parfois, la symbolique d’appel est claire et l’adresse clairement désignée : il convient alors d’estimer si l’appel a été entendu et quelles sont les capacités de mobilisation de l’entourage. Ailleurs, la dimension relationnelle est moins évidente et l’acte ne semble avoir d’autre fonction que de véhiculer une intense et aveugle volonté d’autodestruction, renvoyant à des contextes psychopathologiques d’ordre dépressif, psychotique ou psychopathique.

 

Cette évaluation psychologique doit être complétée par une rencontre avec l’entourage familial qui est essentielle, en particulier s’il s’agit d’un mineur. Il importe d’évaluer également la qualité de l’entourage : attentif et sensibilisé au risque ou au contraire hostile et rejetant voire absent. L’entourage peut contribuer à faciliter l’acceptation de l’hospitalisation. Une prise de contact avec le médecin traitant et le psychiatre traitant est également indispensable.

 

L’existence dans les antécédents de tentatives d’autolyse ou de suicide dans la famille constitue un facteur démontré de risques de récidive, le risque de suicide croissant avec le nombre des récidives, de même que l’existence d’une pathologie psychiatrique avérée que doit permettre d’identifier ce temps d’évaluation. Une pathologie psychiatrique avérée justifiant des mesures spécifiques de prise en charge peut être rencontrée en particulier dans : les états dépressifs, les psychoses aiguës de type bouffée délirante aiguë, les psychoses chroniques, en particulier les schizophrénies tout au long de leur évolution, les troubles psychopathiques de la personnalité à type de personnalité anti-sociale, impulsive, instable ou limite, les conduites addictives, en particulier la dépendance à l’alcool et les troubles névrotiques graves de la personnalité.

 

Il n’en reste pas moins que dans un pourcentage variable, mais important de cas où la tentative de suicide tend à fonctionner comme un moyen de régulation psychosociale des conflits relationnels et affectifs, aucun diagnostic psychiatrique à proprement parler ne peut être porté, sans que le risque soit moindre pour autant. On a alors affaire le plus souvent à des troubles de l’adaptation, à des difficultés émotionnelles liées à une situation de détresse ou de crise psychosociale d’ordre réactionnel (deuil, chômage, problèmes financiers ou professionnels…) ou relationnel (conflit conjugal, sentimental ou familial). Dans ces situations de crise voire de détresse psychosociale, il importe à l’examinateur de faire la part des facteurs purement situationnels et contextuels et des facteurs de personnalité. Dans ce cadre, une aide psychosociale peut être définie.

 

Au terme de ce délai de quelques jours d’observation, d’évaluation et d’action psychothérapique, deux possibilités peuvent se présenter : soit la sortie paraît possible et une orientation doit être construite ; soit l’hospitalisation paraît devoir être prolongée au-delà de ce délai. Cette nécessité d’une prolongation de l’hospitalisation impose alors un transfert dans une autre unité : dans certains cas l’hospitalisation en milieu psychiatrique s’impose, qu’il s’agisse d’un épisode dépressif majeur, d’une psychose aiguë ou chronique, avec recours éventuel, en l’absence de consentement, à une hospitalisation à la demande d’un tiers. Ailleurs, le transfert peut s’envisager dans une autre unité médicale, à la condition qu’il s’agisse d’une unité formée à l’accueil et à l’approche des patients suicidants, comme par exemple une unité d’alcoologie-toxicomanie ou une unité pédiatrique de prise en charge des adolescents. Un problème non résolu réside dans la compliance aux soins et dans les difficultés de responsabilité médicale qui en découlent : évaluation de la capacité à consentir du patient, indication d’une hospitalisation sous contrainte. La fréquence et la complexité de ces problèmes nous paraissent plaider en faveur d’une unité d’urgence spécifique et compétente, intégrée à un service d’accueil des urgences en milieu hospitalier général, au fonctionnement mixte d’ordre médico-psychiatrique.

 

Quant à l’orientation, il importe d’optimiser le suivi. D’une manière générale, le principe d’une réévaluation à brève échéance à proposer et à programmer paraît intéressant à retenir. Relais et transfert doivent donc être organisés par des intervenants qui ont une bonne connaissance du terrain et qui ont déjà pu constituer un réseau. Idéalement, une fois le principe d’une sortie acquis, le patient suicidant ne devrait pas quitter le service d’accueil sans un rendez-vous organisé, dans un délai proche (8 à 10 jours maximum après la tentative de suicide), ni sans des renseignements précis comportant les coordonnées du service d’accueil, une information sur la possibilité d’accéder 24 heures/24 au service d’accueil et d’urgence, ainsi qu’une liste de lieux ressources accessibles localement.

 

Le suivi ambulatoire et le rendez-vous peuvent être organisés en fonction des possibilités du réseau : soit avec le médecin traitant qui doit être prévenu de la nécessité d’une prise en charge, soit avec le psychiatre traitant ou avec un psychiatre libéral là encore après prise de contact et en accord avec le médecin traitant prévenu ; soit avec le psychiatre qui a rencontré le patient pendant son séjour et qui décide de le prendre en charge ; soit par des structures psychiatriques publiques du dispositif sectoriel d’accueil, avec un rôle privilégié dévolu aux centres médico-psychologiques ou aux centres de jour. Il importe également d’insister sur des modalités pratiques simples de transmission qui, si elles ne sont pas respectées, exposent à la non-observance. La rédaction d’un courrier est indispensable, comportant un compte-rendu d’observation médicale ainsi qu’un compte-rendu d’observation psychiatrique. Ce courrier doit être adressé au médecin traitant et au psychiatre traitant et comporter non seulement des données médicales fournies par l’hospitalisation, mais aussi un essai de définition et d’approche de la problématique du geste suicidaire ainsi que des propositions claires de suivi.

 

Dans cette approche, le médecin généraliste nous paraît se trouver au cœur du dispositif et sa participation se situer à toutes les étapes de la prévention : qu’il s’agisse de la prévention proprement dite, concernant les patients suicidaires, de l’intervention auprès des suicidants ou également de la post-vention et nous pensons en particulier au travail indispensable d’assistance auprès des familles endeuillées par un suicide. D’où la nécessité d’une formation spécifique pour les médecins et l’ensemble des intervenants, tant continue qu’initiale. Les souhaits des intervenants paraissent d’ailleurs aller dans le sens d’un meilleur repérage des conduites suicidaires, mais aussi d’une participation plus active de l’entourage et des professionnels du secteur médico-social dans les prises en charge, incluant les paramédicaux de proximité, les travailleurs sociaux et les associations d’accueil et d’écoute. L’allongement du temps d’écoute et le travail en réseau nécessitent une plus grande disponibilité qu’il faudrait valoriser. Peu de structures conformes au modèle idéal que nous avons décrit existent à l’heure actuelle en France, mais la plupart des hôpitaux dotés de structures d’urgence travaillent sur la thématique de l’accueil des suicidaires et des suicidants, qui est désormais reconnue et valorisée en particulier par les décideurs hospitaliers. Un effort particulier semble à faire en direction de l’information et le développement de réseaux formels et informels est une des tâches à laquelle les professionnels de santé doivent s’atteler, permettant à des intervenants issus de diverses structures ou de diverses catégories, aux cultures professionnelles ou sociales souvent différentes, d’élaborer et de mettre en œuvre une prise en charge globale, cohérente et continue, dans le cadre de l’optimisation des liens entre les acteurs et du travail en réseau à un niveau essentiellement local.

 

Il reste que l’augmentation alarmante des tentatives de suicide dites réactionnelles ou situationnelles ne cesse de nous interroger, nous laissant le sentiment d’un double droit que le sujet met en avant : droit individuel à l’oubli, au sommeil, à la banalité, au compréhensible ; mais aussi un droit social à la réanimation, par où ces tentatives s’inscrivent dans un circuit où le lien social, loin d’être complètement évacué, est au contraire maintenu ou revendiqué. Par opposition à une époque peut-être révolue où le suicide était d’abord vécu par la communauté sociale comme un opprobre, une faute ou une déviance stigmatisable, ces tentatives réactionnelles, qui sont sans doute le symptôme d’une anomie généralisée dans le langage de Durkheim, font incontestablement signe en direction des multiples crises et des détentes contemporaines du lien social. Elles ne sont pas dépourvues d’une activité fonctionnelle coûteuse de régulation des conflits psychosociaux et affectifs, qui porte un témoignage accablant contre l’incapacité de nos groupes sociaux à en faire l’économie.