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SERVICE de PSYCHIATRIE et de PSYCHOLOGIE MEDICALE

CHU ANGERS

 


Avertissement : toute référence à cet article doit faire mention de son auteur et du site de la "Psychiatrie Angevine"
Copyright SERVICE DE PSYCHIATRIE ET DE PSYCHOLOGIE MEDICALE CHU ANGERS 2002

Suicide, silence, secret

  J.B. GARRE – Professeur des Universités Praticien Hospitalier

Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale – CHU 49033 Angers


45èmes Journées de la

Société de Psychologie Médicale et de Psychiatrie de Liaison de Langue Française

 

34èmes Journées du Groupement d’Etudes et de Prévention du Suicide

 

« Secrets, confidences, responsabilités »

Palais des congrès, le Quartz, Brest, 12, 13 et 14 septembre 2002


Résumé

         Le suicide a cessé depuis dix à vingt ans d’être l’objet d’un tabou absolu. L’auteur se propose d’examiner les conditions de ce changement et, en s’appuyant sur l’histoire du suicide, d’en dégager les conséquences pour notre temps.

Mots clefs

Suicide. Silence. Secret. Histoire du suicide.

Suicide, silence, secret

 

Summary

            The suicide stopped since ten–twenty years being the object of an absolute taboo. The author suggests examining the conditions of this change and, by leaning on the history of the suicide, to loosen the consequences of it for our time

 Key words

  Suicide. Silence. Secret. History of suicide.

 


La vérité, comme la lumière, aveugle.
 Le mensonge, au contraire, est un beau
crépuscule, qui met chaque objet en valeur.

A.Camus, La chute.

 Nous nous proposons d’essayer d’articuler entre eux les trois termes de suicide, de silence et de secret, en situant notre propos entre deux images. La première image (figure 1) est sous vos yeux : c’est l’illustration qui a été choisie pour l’annonce de ces Journées de la Société de Psychologie Médicale et du Groupement d’Etudes et de Prévention du Suicide, où notre attention est retenue par la représentation au premier plan d’un homme jeune, le doigt sur les lèvres.


 Figure 1

Le choix de cette représentation dédie notre réunion à une divinité peu connue, un petit dieu du panthéon égyptien, adopté par les Grecs et les Romains, qui  en firent le dieu du Silence et qui lui donnèrent le nom d’Harpocrate (figure 2). Nos Journées s’en trouvent donc placées sous le signe d’Harpocrate, dont le geste constitue, selon André Chastel (2000), à côté du geste de la prière (bras écartés ou mains jointes de l’orant) et du geste de l’Annonciation et de la Précursion (admonition par l’index de l’ange ou de Jean Baptiste), un des trois grands gestes qui ont joué un rôle important dans notre culture. Cette figuration classique du Silence (signum harpocraticum ou signum silentii) se retrouve par exemple dans nos cloîtres (figure 3) et nos cimetières, où elle appartient à la statuaire funèbre.


                                         Figure 2 : Statue du dieu Harpocrate. Bronze, Musée du Louvre, Paris.

On peut y lire une double sémantique : un sens passif (« je me tais », « je fais silence ») et un sens actif (« taisez-vous », « il faut faire silence »). Ce petit dieu rappelle en quelque sorte qu’il convient de contenir la parole et que, si l’on souhaite recevoir dans les meilleures dispositions la leçon intime qui se substitue aux mots pour s’adresser au cœur, il faut ménager un silence intérieur, propice à la récollection de soi : effacer tout bruitage parasite pour mieux se concentrer sur les vérités intérieures et cachées.


Figure 3 : Fra Angelico, Saint Pierre martyr. Couvent San Marco, Florence.

Mais cette figure dessine aussi une posture mélancolique, une pose de l’iconographie saturnienne : le vrai sage ne parle pas, ou peu, ou à bon escient. Il faut aussi faire silence pour se donner accès à la connaissance méditative et désabusée de soi.

Et c’est enfin, rejoignant notre débat sur le suicide, un silence gardé sur le dernier mot, sur le mot de l’énigme : nous ne saurons jamais. Celui qui a choisi de se taire, celui qui a choisi, selon le mot de Mallarmé, de « s’isoler pour sculpter son propre tombeau » et de faire définitivement silence, impose aussi dans le même geste le silence aux autres, nous signifiant qu’il faut parfois se taire et accepter que le secret soit gardé et réservé.

 


Or, si nous considérons maintenant les modifications récentes, apportées depuis une à deux décennies, à la réception du phénomène suicidaire en France et dans les pays économiquement et culturellement comparables, nous observons un mouvement clairement antithétique de cette leçon harpocratique qui nous dit la nécessité d’une réserve et la bienfaisance du secret. Nous rencontrons une pente inverse, une incitation, voire une injonction, à parler, un plaidoyer ardent pour la parole et pour la production de discours. Si quelque chose a désormais changé en suicidologie, c’est peut-être d’abord cela : progressivement le suicide a cessé ou cesse d’être un phénomène tabou et l’objet d’un silence angoissé, craintif ou coupable.

 

Priorisé dans les thématiques de santé publique, inscrit dans de nombreux programmes nationaux, régionaux et départementaux de prévention, le suicide se voit dorénavant reconnu et concerné par le discours. Comme le proposent, par exemple, les messages retenus par le Comité Départemental de Prévention du Suicide du Maine-et-Loire, il faut « oser en parler », car « parler, c’est agir ». Toutes les actions récemment mises en œuvre, qu’il s’agisse de l’institution de Journées nationales de prévention du suicide, de la définition de recommandations professionnelles, de la tenue de conférences de consensus, de l’établissement de programmes nationaux et régionaux de santé ou des nombreuses initiatives émanant des champs sanitaires, sociaux et associatifs, peuvent être lues comme les témoins directs d’une meilleure visibilité et d’une perception nouvelle par la communauté du phénomène suicidaire, qu’il devient de plus en plus difficile de caractériser strictement comme un phénomène tabou, c’est-à-dire comme un objet innommable, intangible et indicible.

 

Si, d’une manière générale, il nous paraît désormais à tous préférable d’en parler et potentiellement dommageable de le taire, avec les risques que nous y voyons de le circonscrire par notre silence comme un non-dit incitatif, s’il faut donc en parler, nous ne savons pas encore très bien comment en parler : A qui s’adresser ? Au tout-venant de la population ? Aux médias ? A des publics présélectionnés, proches du terrain ? Et surtout que faut-il dire et comment ?

 

De plus, si, vis-à-vis du suicide, nous avons progressivement changé de culture, si le corps social est passé d’une culture du silence à une culture, sinon de la transparence, au moins de l’information et de la communication, il faut bien reconnaître que cette transformation s’est effectuée à un rythme assez lent. Il nous a fallu plus de dix ans pour apprendre à poser sans crainte d’une incitation la question de l’idéation et de l’intention suicidaires : avez-vous pensé à vous donner la mort ? Pensez-vous au suicide ? -- Nous commençons à peine, depuis la conférence de consensus d’octobre 2000 sur la reconnaissance et la prise en charge de la crise suicidaire, à oser poser la question du moyen, du scénario et de la planification : avez-vous un plan ? Un projet et un moyen précis ? Si oui, comment ? où ? et quand ?

 

Incidemment, la levée du tabou et la stimulation à la parole ne sont pas sans susciter parfois un certain degré d’embarras dans l’approche clinique du suicidaire et du suicidant : évoquer le désir de mort d’un patient, en parler sans ambages avec lui sont sûrement recommandables. Recommandable encore, d’identifier et de valider la souffrance de l’autre. Recommandable enfin, d’aller jusqu’à reconnaître et pouvoir comprendre que l’intensité de sa détresse peut l’amener à désirer la mort…Mais sans aller jusqu’à valider le choix et le projet suicidaires eux-mêmes, a fortiori sans aller jusqu’à faire alliance, plus ou moins implicitement, avec ce choix et ce plan. De la reconnaissance dans et par la parole à l’approbation et à l’aval, de l’attestation et de la validation à la légitimation et à l’autorisation donnée, la distance n’est pas toujours grande et la frontière peut manquer de netteté.


Mais, au fond, pourquoi ne pas se taire ? Pourquoi faudrait-il céder à cette obligation qui nous est faite de parler et d’écrire ? Pourquoi aveuglément obéir à cet impératif que nous dicte une modernité avide d’exotérisme et intolérante à l’arcane ? Pourquoi nous rendre à cette mise en demeure de produire à l’infini du discours et de la parole, au lieu de lui préférer le retrait dans l’effacement, l’anonymat, le silence et l’exil ?

La question n’est pas si paradoxale qu’elle n’ait jamais été ouverte. Considérons par exemple le traité récemment réédité (2001) de l’abbé Dinouart, au titre merveilleusement inactuel : L’art de se taire (1771). Les premières lignes témoignent d’une toute autre exigence : « Jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence. »  Ce traité, et bien d’autres textes de l’âge classique, nous donne les principes d’un gouvernement et d’une discipline de soi conformes à un idéal traditionnel de contenance, de maîtrise et de possession de soi dans la retenue et la prudence. La parole est un bien précieux qui ne doit être risqué qu’avec discernement et qui comporte toujours le danger d’une dépossession et de perte de soi :

 Jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence : hors de là, il

semble se répandre, pour ainsi dire, hors de lui-même et se dissiper par le discours ; de sorte qu’il est moins à soi qu’aux autres .

Pourquoi ne pas se taire ? Pourquoi vaudrait-il mieux dire que de ne pas dire ? Pourquoi notre temps a-t-il choisi, singulièrement en matière de suicide, de préférer le récit à l’absence de parole et au maintien du secret ? Parmi les réponses possibles (toutes traditionnelles depuis Freud) : le récit serait pacifiant ; il apporterait la lumière (parler dans le noir, écrit Freud, dissout l’angoisse de l’obscurité) et la sérénité ; il exorciserait les démons de la peur et de la culpabilité ; il rétablirait la continuité d’une histoire, là précisément où le fil de l’existence était menacé d’une coupure incompréhensible. La narration autorise de plus un échange et un partage, même si elle peut faire l’objet de versions polémiques et à raison même des possibilités qu’elle ouvre d’être pluralisée et contestée, même si nous appliquons en conscience la règle que se donne Freud et qu’il respecte, tout au moins en public, en 1919 après le suicide de Victor Tausk : De mortuis nil nisi bene [dicendum].

A l’égard du mort lui-même nous nous comportons d’une façon très singulière : nous nous abstenons de toute critique à son endroit, nous lui pardonnons ses injustices, nous ordonnons : «  de mortuis nil nisi bene », et nous trouvons naturel que, dans l’oraison funèbre qu’on prononce sur sa tombe et dans l’inscription qu’on fait graver sur son monument funéraire, on ne fasse ressortir que ses qualités. Le respect du mort, respect dont celui-ci n’a cependant plus nul besoin, nous apparaît comme supérieur à la vérité, et à beaucoup d’entre nous comme supérieur même à la considération que nous devons aux vivants. 

Se souvenir, mémorer et se remémorer, voire commémorer, seraient dans tous les cas préférables au refoulement plus ou moins amnésique qui emporte toujours avec lui le risque de retours mortifères.

Après tout, la psychothérapie s’est instruite, au moins partiellement et en la laïcisant, auprès de l’ancienne notion religieuse de cura animarum, de cure d’âmes, c’est-à-dire de traitement par la confession de secrets présumés pathogènes. H.F. Ellenberger (1994, 1995) a, l’un des premiers, restitué l’histoire de cette notion, dont la laïcisation médicale paraît due au médecin viennois Moritz Benedikt (1835-1920), auquel Breuer et Freud reconnaissent leur dette dans leur Communication préliminaire de 1893. Par la suite, la notion de secret pathogène fut progressivement absorbée dans les notions de réminiscences traumatiques, de refoulement et de sentiments de culpabilité inconsciente, Oskar Pfister contribuant à maintenir un lien entre pratique psychanalytique et cure pastorale traditionnelle.

Il est vrai également que l’idéal freudien originaire est un idéal de dé-masquage, de dé-mystification, de dé-cryptage et de dé-voilement, même si le voile en question a souvent la transparence du voile de Poppée, même si le secret, telle la lettre dans la nouvelle de Poe, n’est pas un secret de la profondeur ou de l’invisible, mais un secret de surface, et même si nous savons bien que l’injonction de tout dire constitue une injonction paradoxale à l’impossible.

Bien plus, à notre insu et alors que nous croyions nous avancer masqués et armés de duplicité, nous voilà exposés, lisibles, transparents, livrés à un terrifiant panoptique. Freud encore, dans Dora :

 Quand je m’imposai de ramener au jour tout ce que les hommes cachent, sans utiliser pour ce faire la contrainte qu’exerce l’hypnose et en me servant simplement de ce qu’ils disent et laissent entrevoir, je croyais cette tâche plus malaisée qu’elle n’est réellement. Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre constate que les mortels ne peuvent cacher aucun secret. Celui dont les lèvres se taisent bavarde avec le bout des doigts ; il se trahit par tous les pores. C’est pourquoi la tâche de rendre conscientes les parties les plus dissimulées de l’âme est parfaitement réalisable.

 Intuition profonde, qui n’avait pas échappé au moraliste des Caractères :

Des gens vous promettent le secret et ils le révèlent eux-mêmes et à leur insu ; ils ne remuent pas les lèvres, et on les entend ; on lit sur leur front et dans leurs yeux ; on voit au travers de leurs poitrines ; ils sont transparents. 

D’une manière globale, la mise en récit, la narrativité, l’exposition discursive, auxquelles nous ne sommes donc pas en mesure d’échapper, en dépit et peut-être à raison de leur caractère nécessairement construit, subjectif, incertain, aléatoire, peu validable, seraient thérapeutiques parce qu’elles apporteraient l’immense bienfait du sens : là où l’énigme ou l’absurde persistaient, là, un peu de sens, un peu d’ordre, un peu de cohérence peuvent s’introduire et nous introduire, nous par exemple les survivants d’un suicide, à un minimum d’intelligibilité, même si nous en savons l’illusoire, et parce que nous avons besoin de réaffirmer ces valeurs pour pouvoir tenir et durer.

A la question lancinante et insupportable du : pourquoi ? bien souvent, la seule réponse acceptable et efficace est celle du récit, de la mise en mots, du commentaire narratif, c’est-à-dire les réponses à la question du : comment ? Pourquoi cela est-il arrivé ? devient : Comment cela s’est-il passé ? Comment a-t-il fait ? Comment était-il, lui ? et Comment étiez-vous, vous ? La contextualisation narrative permet l’accès à la représentation et à l’histoire. Une vie brisée par un

suicide cesse pour partie d’incarner le tragique aveugle et sidérant d’un trauma, pour se transformer en destinée accessible au regret et au souvenir.

 

Si l’on peut donc considérer qu’il vaut mieux en parler que de se taire, il resterait cependant à tenter de comprendre pourquoi le suicide a fait l’objet d’une mise séculaire au secret et au silence. Un bref détour par l’histoire du mot suicide, qui n’apparaît dans la langue française qu’en 1734, sous la plume de l’abbé Prévost, peut nous éclairer sur un tel ensevelissement cryptique (tableau 1).

Tableau 1 : Evolution schématique des conceptions concernant le suicide

FIN DE L'ANTIQUITE

GRECO-LATINE

 

--> LÈSE-MAJESTÉ

-->DIVINE
= SACRILÈGE

-->HUMAINE
= CRIME

 

-->       XVIIIè(1734) -->     XIXè

-->SYMPTOME DU SUJET

-->SYMPTOME  DE LA COLLECTIVITE

 

LE SUICIDE EST UN MAL (CONCEPTION CRIMINOLOGIQUE)
HOMICIDE DE SOI-MEME

LE SUICIDE DEVIENT UN SYMPTOME
(CONCEPTION VICTIMOLOGIQUE)

Jusqu’à l’époque des Lumières, le suicide est en effet toujours désigné par des périphrases (s’occire soi-même, se défaire, se dépêcher, s’homicider, être homicide de soi, se tuer, se détruire, se meurtrir…) qui, toutes, désignent le suicide comme un crime, même si particulier, puisque l’auteur en est dans le même temps la victime. De la fin de l’antiquité gréco-latine jusqu’au XVIIIème siècle, c’est en effet une condamnation radicale qui prévaut, principalement avec le christianisme, et qui est surtout formulée au nom des deux commandements : « Tu ne tueras point » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Un crime, donc une affaire d’une exceptionnelle gravité, à un double titre. Crime de lèse-majesté divine, le suicide est un sacrilège, un péché mortel qui vaut l’enfer et la damnation, une victoire de Satan. De là, le refus de la sépulture en terre consacrée, le retranchement de la communauté des morts et des vivants, la mise au ban de celui qui a choisi de s’exclure, l’excommunication des suicidants, tout au moins sous réserve de la constatation d’un motif pathologique, « folie », « fureur » ou « frénésie » suicidaires.

Mais aussi crime de lèse-majesté humaine et donc crime au sens pénal, relevant de la haute justice d’un souverain outragé par l’acte de celui qui a prétendu se soustraire à sa loi et à ses pouvoirs et qui va faire valoir sa vindicte par des supplices dont Michel Foucault (1975, 1976) a démontré le nécessaire éclat : procès fait au cadavre, châtiment public de la dépouille et confiscation des biens du suicidé.

Trois ponctuations de cette tradition longue et tenace de répression : un texte juridique, une observation à valeur ethnographique et un extrait de roman.

La première illustration est représentée par un fragment des Lois, où Platon, après avoir codifié les châtiments qu’il convient d’appliquer au parricide et à l’infanticide, envisage le cas du suicide :

Quant à celui qui tue ce qu’il a de plus absolument familier, et, comme on dit, de plus chéri, quelle peine doit-il subir ? Je veux dire l’homme qui se tue lui-même, qui se dépouille par violence de la part de vie que lui a donnée le destin, sans que la cité l’y ait obligé par décision de justice, sans que l’y ait contraint, tombée sur lui, la douleur excessive d’une infortune sans issue, sans que le sort lui ait imposé une honte désespérée, sous laquelle vivre est impossible ; l’homme qui, simplement par lâcheté, par couardise et manque absolu de virilité, s’inflige à lui-même une punition injuste. Quels sont, par ailleurs, en son cas, les rites à observer en ce qui concerne les purifications et la sépulture, le dieu le sait, et les plus proches parents devront s’en instruire en interrogeant soit les interprètes, soit les lois qui s’y rapportent, afin d’agir suivant leurs indications. Mais, pour les gens qui périssent de cette manière, les tombes seront d’abord isolées, sans qu’une seule autre les avoisine, puis placées dans les endroits déserts et sans nom (anônuma) sur les bordures des douze districts ; là on les enterrera sans gloire, sans stèles ni noms pour désigner leurs tombes.

La position platonicienne d’interdiction absolue du suicide prévoit donc des exceptions notables à cet arrêt radical : la condamnation par la Cité, comme par exemple dans le cas de son maître Socrate, mais aussi la survenue d’une maladie grave, invalidante ou douloureuse, et enfin un « coup du sort »…qui ouvre la possibilité de se déployer à pratiquement tout le nuancier de nos actuels « troubles de l’adaptation ». Elle sera relayée dans la tradition chrétienne, en particulier par saint Augustin, et surtout durcie, pour restreindre les exceptions et les cas particuliers.

Nous empruntons la deuxième illustration, contemporaine de la naissance du mot, à un promeneur de la grande ville, Louis-Sébastien Mercier qui, entre 1781 et 1788, observe dans son Tableau de Paris :

La police a soin de dérober au public la connaissance des suicides. Quand quelqu’un s’est homicidé, un commissaire vient sans robe, dresse un procès-verbal sans le moindre éclat, et oblige le curé de la paroisse à enterrer le mort sans bruit. On ne traîne plus sur la claie ceux que des lois ineptes poursuivaient après leur trépas. C’était d’ailleurs un spectacle horrible et dégoûtant, qui pouvait avoir des suites dangereuses, dans une ville peuplée de femmes enceintes.

Cette brève note anthropologique témoigne d’un changement dans la sensibilité au phénomène, dont le seuil s’abaisse et qui s’offusque désormais, mais aussi de la permanence d’un silence qui se fait insidieux, perd de la solennité des cérémonies punitives, mais reste terrifiant.

Ce dont témoigne aussi notre dernière illustration : un bref extrait de La vieille fille (1836). La scène se passe sous la Restauration à Alençon. Un des personnages est un jeune poète incompris, méconnu et malheureux, un « suicidé de la société », comme dira Antonin Artaud de Van Gogh, un certain Athanase Granson, dont le prénom porte pourtant les germes étymologiques de l’immortalité, comme le note, en lecteur attentif de La Comédie humaine, Philippe Berthier (1998). Athanase fait l’option de se suicider par noyade en se jetant dans les eaux de la Sarthe, après s’être lesté les poches de cailloux. Sa mère se heurte au refus du curé de la paroisse d’inhumer son fils en terre chrétienne et elle se résigne à aller voir un autre prêtre, un ancien assermenté, qui finit par accepter :

Vers minuit, donc, une bière fut clandestinement portée à la paroisse par quatre jeunes gens, les camarades les plus aimés d’Athanase. Il s’y trouvait quelques amies de madame Granson, groupes de femmes noires et voilées ; puis les sept ou huit jeunes gens qui avaient reçu quelques confidences de ce talent expiré. Quatre torches éclairaient la bière couverte d’un crêpe. Le curé, servi par un discret enfant de chœur, dit une messe mortuaire. Puis le suicidé fut conduit sans bruit dans un coin du cimetière où une croix de bois noirci, sans inscription, indiqua sa place à la mère. Athanase vécut et mourut dans les ténèbres. Aucune voix n’accusa le curé, l’évêque garda le silence. La piété de la mère racheta l’impiété du fils.

Tous les signifiants funèbres de l’effacement dans l’ombre, le silence et l’anonymat sont là : Athanase ne laissera pas de traces ni d’écho.

Progressivement, avec le XIXème siècle, le suicide va cesser d’être le signe d’un mal ou d’un crime, pour devenir un symptôme. Un symptôme du sujet : de sa folie ou de sa dépression, de sa névrose ou de sa division, avec les thèses aliénistes, psychiatriques, médicales et avec la psychopathologie freudienne. Un symptôme de la collectivité, du malaise dans la civilisation, avec les lectures sociologiques du phénomène, initiées par Durkheim en 1897.

Assez curieusement, Freud, sans écrire directement sur le thème, contribue à mettre ou plus exactement à remettre l’accent sur le caractère homicide et meurtrier du suicide, qui se trouvait en quelque sorte enfoui dans le néologisme de 1734 et que la transition d’une acception criminologique à une conception victimologique du suicide avait pour partie recouvert. C’est en particulier en 1916, dans Deuil et mélancolie  qu’il décrit le suicide comme un meurtre transposé, déplacé et substitutif, comme un retournement centripète de la haine et de l’hostilité, comme un meurtre réfléchi, tel que l’énonce l’étymologie latine sui-cidium : «  Nul n’éprouve de velléités de suicide qui ne soient une impulsion au meurtre retourné contre soi-même. » Le suicide,  aujourd’hui reçu, évalué et perçu d’abord comme le geste de la victime, aurait partie liée avec son envers, le meurtre, la mise à mort de l’Autre. Si nous acceptons que le désir de mourir, de se tuer, de se donner la mort soit aussi et originairement un désir de meurtrir, de tuer, de mettre à mort, nous pouvons donc soupçonner que le secret du suicide, si secret il y a, pourrait bien être son envers, l’homicide.

De plus, si les idées suicidaires sont originellement chez Freud des impulsions au meurtre, il s’agit d’idées inconscientes. Il y a là une réserve de taille, qui fait d’ailleurs se rejoindre les points de vue concurrentiels de Durkheim et de Freud, et qui signifie la survenue d’un doute nouveau quant à la possibilité d’une libre disposition de soi-même telle que réalisée dans une mort entièrement volontaire, qui serait le fruit d’une décision libre, raisonnable, consciente, de part en part transparente et actée par un Sujet souverain, compos mentis et autonome. Depuis l’avènement à la fin du XIXème siècle de ces grandes anthropologiques interprétatives à travers lesquelles nous pensons, vivons et percevons, depuis l’irruption, dans nos schémas déterministes, de l’Involontaire, nous sommes entrés dans l’ère du doute, dans une pénombre en clair-obscur, qui nous rend très problématique l’existence même des suicides dits « philosophiques » (Paul et Laura Lafargue par exemple, Gilles Deleuze ou plus récemment les époux Quillot).

Jean Starobinski, commentant le suicide par le glaive d’Ajax (1988), distingue dans notre culture occidentale deux grandes représentations opposées du suicide : d’un côté, le suicide philosophique. Prototypes : Caton, Regulus, les suicides stoïciens, où le geste, volontiers héroïsé, est accompli en pleine conscience et en plein jour, sans recoin pour des secrets, sans place pour de l’ombre ou des déterminations obscures. De l’autre, le suicide pathologique du dément et de l’aliéné, du déprimé et de l’égaré, dont la raison défaillante le désigne aux puissances de l’obscur. Le prototype, inverse du premier, pourrait en être cherché, selon Starobinski, dans le suicide passif, féminin, abandonnique et nocturne d’Ophélie. Entre ces deux images, le partage est désormais brouillé et nous avons peut-être perdu jusqu’à la simple possibilité de penser une mort volontaire.

En fait, nous savons bien que les passages à l’acte auto-destructeurs recoivent rarement une cause unique et simple. Il nous est aujourd’hui devenu difficile, sinon impossible, de penser le suicide en dehors de l’élément de la surdétermination et de la plurifactorialité et cette pente surinterprétative, si caractéristique de notre modernité, nous fait paradoxalement problème. Car, nous avons désormais affaire à un phénomène pour lequel nous allons trouver, non pas une clef, non pas une cause, mais trop de causes, un en-trop de clefs, une surabondance de facteurs, souvent convoqués dans la dispersion et l’hétérogénéité. Nous sommes sortis de l’élément du principe leibnitzien : maxima a minimis (un maximum d’effets pour un minimum causal) pour entrer dans la causalité inverse : minima a maximis (un maximum causal pour un effet minimal). Vérifiant une fois de plus, avec Maurice Blanchot, que la réponse est le vrai malheur, le malheur intime de la question, nous découvrons que le vrai problème, ici, à la question du pourquoi et de l’intelligibilité du phénomène, ce n’est pas l’absence de réponses et le silence, mais le trop de réponses et un discours causal inévitable, profus, bavard, inextinguible.

Voyez par exemple Mademoiselle Julie (1888), qui se termine par le suicide de l’héroïne, dont August Strindberg écrit dans sa Préface :

Voici que l’on commet un suicide ! Mauvaises affaires ! dira le bourgeois ! –Amour malheureux ! diront les femmes. –Maladie physique ! dira le malade.—Espoirs brisés ! dira le naufragé. Or il peut se faire que la cause se trouve partout, ou nulle part, et que le défunt ait caché le motif fondamental en en avançant un tout autre susceptible de jeter une meilleure lumière sur sa mémoire !

Le destin affligeant de Mademoiselle Julie, je lui ai donné pour motifs une quantité de circonstances : les « mauvais » instincts de base de sa mère ; l’éducation fautive que lui a inculquée son père ; les suggestions de sa propre nature et celles que son fiancé exerce sur un cerveau faible, dégénéré ; en outre et plus précisément : l’ambiance de fête de la nuit de la Saint-Jean ; l’absence du père ; le fait qu’elle-même ait ses règles ; le fait de s’occuper d’animaux ; l’influence excitante de la danse ; la pénombre de la nuit ; l’influence fortement aphrodisiaque des fleurs ; et enfin le hasard qui pousse les deux personnages à se trouver ensemble dans une pièce secrète, plus l’audace de l’homme excité.

La pénombre de la nuit de la Saint-Jean érigée comme facteur de risque nous fait, bien sûr, rêver. Cette accumulation improbable nous rappelle également qu’un facteur de risque ne saurait être sans précautions élevé à la dignité causale. Mais le bord ou le risque du facteur de risque, c’est la cause ; la tentation permanente de la lecture en termes de facteurs de risque, c’est la lecture causaliste, abusive, mais si proche. La multiplicité et la disparate des causes invoquées ici par Strindberg en viennent à fatiguer, à affaiblir, à dégrader, voire à exténuer l’idée même de causalité. La convocation finale du hasard comme catégorie causale par définition imprévisible ruine tout effort de recherche de foyers de cohérence. Et pourtant, nous sommes loin de nous taire.

Il nous semble, en effet, qu’au cœur du phénomène suicidaire gît un appel, une force d’aspiration à la parole, à la parole causale, à la causalité et que nous ne pouvons plus nous dérober à cet appel qui nous pousse…à la sémiologie, à l’expertise infinie des traces, des messages et des indices, au décryptage des significations possibles et des symboliques d’appel. Mais si parfois l’énigme peut être déchiffrée, bien souvent aussi le suicide nous laisse devant une énigme nue, sans dimension relationnelle évidente, sans véhiculer d’autre sens que celui d’une intense et aveugle volonté d’auto-destruction, où le dernier mot doit peut-être revenir au silence.

Maurice Pinguet, dans un des plus beaux livres consacrés au suicide (1984), l’a admirablement résumé :

  "Il est vrai qu’en voulant mourir, je ne sais pas ce que je veux, puisque de la mort, je ne peux avoir aucun savoir. Mais justement, à travers cette vacuité de la mort, je ne peux que viser d’autres buts qui donnent leur sens au geste de mourir. La mort, de n’être rien que je sache, peut être le foyer de multiples intentions. Révolte ou renoncement, agression ou sacrifice, appel ou fuite, exaltation ou désespoir ? Il n’est pas d’acte plus ambigu que le suicide, qui semble toujours lancé comme une énigme aux survivants. Mourir d’accident ou de maladie, ce n’est que mourir –mais se tuer, c’est faire du silence même de la mort l’écho du labyrinthe."

Nous avions souhaité insérer notre propos entre deux illustrations et voici la deuxième et dernière image (figure 4).


      Figure 4 : Paul Cézanne, La maison du pendu, Auvers-sur-Oise. Musée d’Orsay, Paris.

Cézanne peint cette toile, qui se trouve au musée d’Orsay, en 1874 à Auvers-sur-Oise où il séjourne deux ans. Moins de vingt ans plus tard, dans le même village, Van Gogh se tirera une balle dans la poitrine. Le tableau, déshabité de toute présence humaine, donne le sentiment, comme souvent chez Cézanne, d’un espace solide, compact, construit, mais aussi d’un espace immobile et comme cimenté, d’un lieu silencieux et secret, un lieu « suspect » écrit André Breton dans L’amour fou, diffusant le halo d’une « inquiétude métaphysique », qui n’est pas sans faire évoquer Das Unheimliche.

Jean-Claude Schmitt (1976, 1980) nous rappelle que, parmi les rites dont la tradition entourait le traitement réservé au corps du suicidé ainsi qu’au lieu de son suicide, il était fréquent qu’après la mort, la porte reste close et que le corps soit extrait du lieu maudit de son crime, par un trou percé sous le seuil : rite d’inversion analogue à la pendaison du cadavre par les pieds ou à son déplacement sur une claie, face contre terre, et propre à signifier le rétablissement, par une opération symétrique et inverse, d’un ordre du monde et de la Création renversé par le geste sacrilège du malheureux. La maison du suicidé pouvait être détruite et rasée de la communauté. Elle pouvait aussi être hermétiquement obturée, condamnée : telle se présente La maison du pendu, refermée sur son drame, enclose sur son secret, à jamais silencieuse.

Mais, comme un secret abrite souvent un autre secret, un secret en abyme, un secret derrière le secret, a figure in the carpet, il ne faut pas cacher que, selon certaines versions, il n’y aurait jamais eu là de pendu, mais peut-être, jadis, un Breton nommé Penn’Du…


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