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Psychiatrie de l'Enfant et de l'Adolescent

 

Figures de la parentalité dans la peinture occidentale et les arts visuels
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Les figures de la transgression : Deux figures de la dévoration : Cronos et Médée


1 - Cronos

 

 

 

 

 

 

 

    Ce regard fou, exorbité, halluciné, traversé par l'effroi, c'est celui de Cronos, peint vers 1815 par Goya et exposé au Musée du Prado à Madrid. 

    En prenant du recul, découvrant plus largement le tableau, c'est le spectateur qui est effrayé de découvrir Cronos dans ses œuvres : il dévore un petit corps d'enfant. Cronos est un ogre ! 


Détail (Voir le tableau en son entier : cliquez ici)

     Et comble de l'horreur, c'est un de ses propres enfants que Cronos déchire. D'après la mythologie grecque racontée par Hésiode dans La Théogonie, Cronos a  été averti que l'un de ses propres enfants le détrônerait de la même façon qu'il avait, lui-même, détrôné et tué son père et il les avalait un par un, au fur et à mesure qu'ils naissaient. Sa femme, Rhéa, donna naissance successivement à Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus. Cronos parvint à les manger tous, à l'exception de Zeus, que Rhéa avait confié à sa mère, Gaia ; elle lui substitua une grosse pierre enveloppée de langes, que son père dévora à sa place.


Rhéa présentant une pierre à Cronos, entre le 1er et le 3è siècle ap. J.C., 
Musée Capitolin, Rome
.


Rhéa trompant Cronos, miniature du 11 ou 12e siècle in Gregorius Nazianzenus (s.), Orationes
 Turquie, BNF Paris

 


Zeus protégé par le bruit des Curètes in Gregorius Nazianzenus (s.), Orationes
 Turquie 11 ou 12e siècle, BNF Paris

(Zeus, bébé, sera ensuite nourri par la chèvre Amalthée et élevé par les nymphes. Les Curètes devaient faire un bruit permanent afin que Cronos n'entende pas son fils pleurer.)

 

    Ce thème du meurtre de l’enfant mâle par son père qui craint que son rejeton ne le supplante un jour est un sujet récurrent de la mythologie. Il fait régulièrement suite à un oracle qui annonce le probable meurtre du père par le fils. Outre Cronos et Zeus, c’est aussi l’histoire de Laïos et d’Œdipe. De façon moins directe, le meurtre rituel de l’enfant peut avoir une valeur expiatoire ou votive pour obtenir la faveur des Dieux (Athamas et le sacrifice de Phrixos et d’Hellé [5], Jephté et le sacrifice de sa fille) et permettre la conservation du pouvoir. 
Hérodote rapporte l'histoire de Cyrus enfant, futur roi de Perse, qui promît à la mort par son grand-père, fût allaité par une chienne et sauvé par un berger. Son grand-père, le roi Astyage, pour se venger d’Harpage qui avait fait sauver l’enfant lui fît manger son propre fils.(en annexe texte d'Hérodote illustré par des miniatures du 15e siècle).[7]

On retrouve ce mythe au plan politique avec le massacre des enfants juifs par Pharaon au temps de Moïse et le massacre des innocents par Hérode qui, ayant entendu la prophétie des mages annonçant la naissance du roi d’Israël à Bethléem, fit passer tous les enfants de moins de trois ans par l’épée.

Les Romains avaient repris ce mythe avec Saturne

     


Simon HURTRELLE1699Saturne dévorant l'un de ses enfants" Musée du Louvre

Le grand Saturne ou Cronos, père des dieux olympiens s'apprête à dévorer l'un de ses enfants.

 

On  retrouve le mythe de Saturne dévorant ses enfants dans divers manuscrits à la fin du moyen-âge. 


Saturne mangeant ses enfants, vers1496-1498 dans "Echecs amoureux" de Evrard de Conty, illustré par Robinet.Testard,  BNF Paris

On y voit trois scènes successives sur la même image. Saturne (Cronos) portant la faux, dévore un à un ses enfants sortant du giron de Cybèle (Rhéa). Saturne est émasculé par Jupiter. La scène centrale est plus obscure : Cybèle sauve Jupiter en donnant une pierre à son père à la place du nouveau-né ? 


Jupiter castrant Saturne, fin 15e siècle d'après Boccace de Casibus, illustré par Maître de Rohan
BNF Paris


Ce thème de la dévoration a été repris par Dante dans "La divine comédie" où Ugolin della Gherardesca, tyran de Pise mort en 1288, enfermé par son ennemi, l'archevêque Ubaldini, avec ses enfants, est condamné à mourir de faim et contraint de manger sa progéniture pour survivre.

De nombreux artistes ont été inspirés par ce récit de Dante dont Rodin et Carpaux qui réaliseront chacun plusieurs sculptures exposées dans de nombreux musées français et étrangers (Paris, New York, Tokyo,...). Une célèbre  gravure du peintre Chavenard est conservée au Louvre avec plusieurs dessins et gravures de Delacroix, Carpaux, etc...

 

DIVINE COMEDIE
Dante
chant XXXIII

 

 
Ce pécheur souleva du sinistre repas
sa bouche, en l'essuyant sur les cheveux du crâne
qu'il avait fortement entamé par-derrière,


et puis il commença : « Tu veux que je ravive
une immense douleur, qui m'oppresse le cœur
sitôt qu'il m'en souvient, sans que j'aie à le dire.


Pourtant, si mon récit doit être la semence
qui germe l'infamie au traître que je ronge,
tu me verras parler et pleurer à la fois.


Je ne sais pas ton nom, ni de quelle manière
tu descendis ici ; mais, l'ayant écouté,
je crois avoir compris que tu viens de Florence.


Tu sauras que mon nom est Ugolin, le comte ;
celui-ci s'appelait Ruggieri, l'archevêque :
voici pourquoi je suis le voisin que tu vois.


Comment, par un effet de ses desseins perfides,
trompant ma confiance, il me fit prisonnier
et puis me mit à mort, je n'ai plus à le dire.
 
Mais ce que tu ne pus apprendre de personne,
c'est-à-dire à quel point ma mort fut odieuse,
écoute, et tu sauras s'il m'a bien fait souffrir.


Un tout petit pertuis dans cet étroit cachot
qu'on nomme de la Faim depuis que j'y passai
et où d'autres encor devront être enfermés,


m'avait déjà montré, par sa brève ouverture,
plus d'un mois s'écouler, lorsqu'un horrible songe
vint soulever pour moi les voiles du futur.


Je voyais celui-ci, comme seigneur et maître,
donner la chasse au loup et à ses louveteaux
sur les pentes du mont qui cache Lucque à Pise.


Avec des chiens dressés, aussi maigres que lestes,
il avait fait placer dans la première file
le corps des Gualandi, Lanfranc et Sismondi


La chasse a peu duré, car le père et les fils
se fatiguèrent vite ; et il me semblait voir
déjà les crocs pointus qui leur ouvraient le flanc.


Me réveillant de suite, avant qu'il fût demain,
j'entendis mes enfants, prisonniers avec moi,
pleurer dans leur sommeil et demander du pain.


Ah ! ton cœur est bien dur, si le triste présage
qui vint s'offrir au mien ne peut pas t'émouvoir :
si tu n'en pleures pas, quand donc as-tu pleuré ?


Ils s'étaient réveillés, et l'heure s'approchait
où l'on nous apportait d'habitude à manger ;
nos rêves cependant nous remplissaient d'angoisse.


J'entendis tout à coup clouer en bas la porte
de cette horrible tour ; alors je regardai
mes enfants dans les yeux, sans pouvoir dire un mot.


Mon cœur s'était raidi ; je ne pus pas pleurer ;
eux, ils pleuraient tout bas, et mon petit Anselme
me dit : « Père, qu'as-tu ? Comme tu nous regardes ! »


Je restai sans parler, sans une seule larme,
tout le long de ce jour et de la nuit suivante,
jusqu'au nouveau soleil qui revint sur le monde.


Lorsqu'un faible rayon eut enfin pénétré
Sans la triste prison, je ne pus contempler
dans leurs quatre regards, sinon ma propre angoisse.


De rage et de douleur, je me mordis les poings ;
mais eux, pensant alors que c'était par besoin
de manger, tout de suite ils se mirent debout


et dirent : « Le tourment, père, si tu nous manges,
serait moindre pour nous ; c'est toi qui revêtis
nos pauvres corps de chair, tu peux les dépouiller. »


Alors je m'apaisai, pour ne plus les peiner.
Nous restâmes muets les deux jours qui suivirent.
Que ne t'ouvrais-tu pas, ô terre impitoyable !


Quand le quatrième jour nous montra sa lumière,
Gaddo tomba soudain à mes pieds étendu.
« Ô père, criait-il, tu ne veux pas m'aider ? »


Et il mourut ensuite ; et comme tu me vois,
j'ai vu les autres trois tomber l'un après l'autre,
la cinquième journée et la suivante ; et moi,


aveugle, je cherchais leurs corps en tâtonnant,
et je les appelais deux jours après leur mort ;
mais c'est la faim qui fut plus forte que la peine. »


Ayant fini de dire, il reprit, les yeux torves,
le crâne misérable et y planta ses dents
qui faisaient craquer l'os plus fort que ceux d'un chien.

 

Chavenard  1845 1846 "Ugolin et l'un de ses fils" Musée du Louvre


Ugolin et ses fils
entre 1857 et 1867, Jean-Baptiste Carpeaux, Metropolitan Museum of Art, New York

 

Ugolin et ses fils dans un souterrain     Dessin   Jean-Baptiste Carpeaux  Musée du Louvre

 

Ugolin et ses fils,  DELACROIX Eugène , Musée du Louvre

 Ugolin et ses enfants,  Auguste Rodin, entre 1876 et 1904, Musée d'Orsay


Du Cannibalisme à l'époque moderne

    

     Si les cas de cannibalisme sont devenus affaires exceptionnelles à l'époque moderne, il n'en demeure pas moins que l'imaginaire populaire et l'imaginaire enfantin  perpétuent ce mythe surtout dans sa forme de la consommation des enfants. Les contes pour enfants et la littérature enfantine autour du thème de l'ogre et de l'ogresse, les chansons populaires ("Il était un petit navire"), les "histoires drôles" des enfants, en sont de bons exemples. Une des principales caractéristiques imaginaires du sauvage des terres vierges est qu'il est possiblement cannibale. Cette hantise nous vient de Christophe Colomb, qui découvrît non seulement l'Amérique mais qui inventât aussi le mot "cannibale", déformation de "cariba". Les indiens Arawak, appelés  "Cariba", premiers occupants des Antilles étaient suspectés d'anthropophagie. Christophe Colomb rapprocha ce terme du mot cynocéphale issu de la mythologie gréco-latine et utilisé pour désigner des hommes à un seul œil et à museau de chien qui dévoraient les hommes en une seule bouchée.[4] (voir la légende de Saint Christophe)

     De même et de façon sublimée certaines expressions affectueuses courantes des parents à leurs jeunes enfants portent la trace de cette pulsion archaïque : "Je vais te manger tout cru", "Il est mignon à croquer", "On en ferait qu'une bouchée", ...etc. Plus perverses sont les menaces déguisées et projetées sur des personnages imaginaires : "Si tu ne manges pas, le loup va venir te manger", traduisant une agressivité orale inquiétante. La peur du loup, des dinosaures, des "crocrodiles", spécifique des phobies structurantes du jeune âge n'a rien a voir avec les angoisses engendrées par des parents qui terrifieraient leurs enfants avec de tels substituts à leur autorité défaillante et dévoyée.  

Aujourd'hui, si cette forme mythologique de l'horreur ne se rencontre plus, c'est sous la clinique de la dévoration psychique qu'on peut l'observer, c'est à dire non par la disparition du corps mais par l'anéantissement de l'identité, par la destruction du désir de vivre ou par l'oubli ou la négation de l'existence de l'enfant. Ces meurtres psychiques de l'enfant peuvent être le fait d'une mère psychotique annulant l'identité de son enfant en ne lui reconnaissant aucune altérité, d'un père meurtrissant les aspirations de son enfant par une exigence extrême ou de parents désespérant le désir de vivre de leur enfant en le délaissant, pour ne citer que quelques exemples.

   

     

 

Il était un petit navire 
(chanson populaire)

Au bout de cinq à six semaines (bis)
Les vivres vin, vin, vinrent à manquer
Les vivres vin, vin, vinrent à manquer
Ohé, ohé...

On tira z'à la courte paille (bis)
Pour savoir qui, qui, qui serait mangé
Pour savoir qui, qui, qui serait mangé
Ohé, ohé...

Le sort tomba sur le plus jeune (bis)
Bien qu'il ne fut, fut, fut pas très épais
Bien qu'il ne fut, fut, fut pas très épais
Ohé, ohé...

 

 

     A l'époque moderne, les cas de cannibalisme lorsqu'ils surviennent, nourrissent abondamment la chronique judiciaire et médicale. Les cas de cannibalisme sont rarissimes [1] [4] [8]. Plus exceptionnels encore sont les cas de cannibalisme de parents envers leurs enfants. L'actualité française récente de quatre cas de femmes qui avaient conservé pendant plusieurs années les corps de plusieurs de leurs enfants nouveaux-nés dans le congélateur familial est sans aucun doute à mettre sous cette rubrique (Pithiviers 2000, Tours 2006, Alberville 2007, Guingamp 2008). Comme dans l'affaire Salomé Guiz (voir ci-dessous), c'est leurs maris qui découvrirent les cadavres et qui informèrent les autorités.
De semblables récits de consommation des enfants par leurs parents se retrouvent lors de périodes de famine. Marc en 1840 ( lire son mémoire) rapporte quelques cas historiques répertoriés : en 1573, lors des guerres de religion, au siège de Sancerre, des parents ont déterré leur fille de trois ans, morte de faim et s'en sont nourris.
Pendant le blocus de Paris, par Henri IV en 1590, une dame riche fit extraire secrètement de leurs cercueils ses deux enfants mortes de faim, les fit saler pour s'en servir de nourriture.
Un médecin arabe, Abdallatif, rapporte que lors de l'horrible famine de 597 en Egypte des parents furent présentés au juge pour avoir fait rôtir leur enfant. L'histoire juive fournit deux autres exemples de mères qui poussées par la faim, lors du siège de Samarie et du siège de Jérusalem par Titus [6], tuèrent et mangèrent leur enfant. 
A l'époque moderne, dans une société d'abondance, il est remarquable que l'imaginaire collectif ait conservé les stigmates de l'inquiétude de la famine et de la disette et recherche encore cette circonstance atténuante à l'infanticide, comme ce fît le docteur Marc dans le récit extraordinaire du cas de Salomé Guiz :

        L'affaire Salomé Guiz dite affaire de Sélestat (1817)

En 1817, à Strasbourg, une pauvre femme de bûcheron, dénoncée par son mari, passe devant les assises pour avoir consommé la jambe de son dernier né.

"Salomé Guiz comparait devant la cour d’Assises de Strasbourg pour le meurtre de son enfant de quinze mois. Elle est âgée de quarante et un ans, mariée, mère de trois enfants et issue d’un village très pauvre. Lors d’une absence de son mari parti mendier dans un bourg voisin, elle égorge son enfant, arrache la cuisse droite qu’elle fait cuire avec des choux et mange. Au retour de son mari qui s’inquiète de ne pas voir l’enfant, elle répond qu’il se repose. Elle le conduit ensuite dans la pièce où l’enfant est posé dans un baquet, entouré de linges. Il lui manque le membre inférieur droit. Le père s’aperçoit que l’enfant est mort, et s’enfuit aussitôt prévenir les autorités locales." [1]

Le docteur Marc, premier médecin du Roi et le docteur Fodéré publieront chacun de leur côté un mémoire sur ce cas hors du commun. Marc dans "[2]De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires (1840) (lire son mémoire) et Fodéré dans "[3]Essai médico-légal sur la folie vraie simulée et raisonnée (1832) " ( lire l'extrait). La remarque la plus étonnante de Marc concerne sa recherche de la circonstance atténuante de la faim : '"Elle avait encore dans sa maison des légumes, quelques poules, ainsi qu'une chèvre ; qu'en conséquence, les tourments de la faim portée à l'extrême, n'avaient pu la pousser à l'acte désespéré dont elle s'était rendue coupable".

Références

1 Mutilations post-mortem S. Lyasse ; J.-L. Senninger , Revue Synapse Mai 2001 N° 176
http://www.medspe.com/site/templates/template.php?identifiant_article=301 

2 De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires (1840) Marc

3 Essai médico-légal sur la folie vraie simulée et raisonnée (1832) Fodéré

4 L’anthropophagie K. Henon, J.-L. Senninger    Revue Synapse novembre 2006 N° 229

5 La figure d'Athamas dans la mythologie gréco-latine Anne-Claire SOUSSAN 2006 Thèse de doctorat lettres classiques (Grec) Paris 10

6 [La Chronique de Godefroid de Bouillon et du siège de Jérusalem]

7  Histoire de Cyrus (Hérodote)

8 Au Sierra Leone, Charles Taylor poussait ses hommes à pratiquer le cannibalisme (article l'édition du Monde du 15.03.08)

 

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